Actuellement en résidence au Triangle, Oliver Rohe est le quatrième écrivain du projet d’écriture collective Blosne, mode d’emploi, mené depuis 2016. Il animera une rencontre mardi 12 mars 2019. Unidivers a pu échanger avec lui ainsi qu’avec Charles-Édouard Fichet, directeur du Triangle, et Sabine Helot, chargée du projet.

TRIANGLE RENNES BLOSNE MODE D'EMPLOI,
En novembre 2016, Oliver Rohe, Emmanuel Ruben et Arno Bertina étaient présents au Triangle pour le lancement du projet Le Blosne, mode d’emploi. Et Unidivers vous en parlait déjà !

UNIDIVERS : Pouvez-vous nous rappeler l’intention de Blosne, mode d’emploi, et comment vous avez réuni quatre auteurs autour de ce projet ?

CHARLES-EDOUARD FICHET : L’objectif de ce projet du Triangle est de parler du quartier du Blosne, mais en le fictionnant, faire un point d’histoire, laisser une trace, mais en racontant quelque chose par l’art du récit. Sabine Helot a suggéré l’idée de travailler à partir du modèle de Georges Perec (La Vie, mode d’emploi, 1978).

GEORGES PEREC LA VIE MODE D'EMPLOI
George Perec, La Vie, Mode d’emploi, Paris, Hachette, 1948.

À l’époque, Mathieu Larnaudie venait d’achever sa résidence au Triangle (2015). C’est un écrivain très intéressé par la question politique, ce qui construit une société, avec ses acteurs politiques. Pour un autre travail qu’il avait préparé pendant sa résidence, il avait interrogé des élus locaux, il en avait suivi un. Tout de suite cette idée l’a séduit, il la trouvait complémentaire de ce qu’il venait de faire.

MATHIEU LARNAUDIE RESIDENCE TRIANGLE
SABINE HELOT : Il a transmis notre appel à projets dans son réseau. Très rapidement nous avons eu le retour qu’Arno Bertina et Oliver Rohe étaient intéressés, et qu’ils avaient déjà l’intention de travailler sur un projet collectif resserré à trois ou quatre.

UNIDIVERS : Ce sont trois auteurs du collectif Inculte

inculte collectif revue édition(À l’origine collectif d’écrivains réunis autour d’une revue créée en 2004, Inculte devient une maison d’édition à partir de 2011. Il est aujourd’hui composé de Philippe Aronson, Bruce Bégout, Arno Bertina, Alexandre Civico, Claro, Mathias Enard, Hélène Gaudy, Mathilde Helleu, Maylis de Kerangal, Mathieu Larnaudie, Stéphane Legrand, Benoît Maurer, Nicolas Richard, Charles Recoursé, Oliver Rohe et Jérôme Schmidt)

OLIVER ROHE : Avec Inculte, nous avons l’habitude de faire des livres collectifs, nous avons déjà écrit un roman, des essais, des livres. Pour un tel projet, je crois qu’il était nécessaire d’avoir l’habitude de travailler ensemble. Nous avons chacun des subjectivités différentes, nous arrivons à un moment du quartier différent, à un moment de nos vies différent. S’il n’y a pas un dénominateur commun pour nous permettre de travailler ensemble, c’est compliqué. Même quand on se connaît depuis quinze ans, il y a toujours des échanges, parfois houleux, mais qui font partie du processus. Mais on sait que c’est toujours du débat, qu’il n’y a pas de vexation, comme ça peut être souvent le cas avec les écrivains.

UNIDIVERS : Blosne, mode d’emploi rejoint-il des intérêts particuliers du collectif Inculte ?

OLIVER ROHE : Nous avons publié plusieurs ouvrages sur la ville, j’en ai écrit, Arno Bertina aussi, ce n’est pas une matière qui nous est étrangère. La question formelle, aussi, est quelque chose qui nous excite tous : comment écrire un livre à plusieurs, comment inventer à plusieurs ? Le but est de trouver une forme inédite en travaillant à plusieurs. L’avantage n’est pas de juxtaposer des individus, mais de créer une entité tierce qui serait elle-même à l’origine des idées formelles du livre.

UNIDIVERS : Et comment Emmanuel Ruben a-t-il été associé au projet ?

OLIVER ROHE : J’avais lu son blog au moment où il était en séjour à Jérusalem. Il a fait de très bons textes sur la géographie des lieux, les populations, la démographie. Des choses qu’on ne lit pas forcément dans la presse quand on parle de ce sujet là. Inculte s’est intéressé au blog qui a été remanié et publié en livre sous le titre Jérusalem terrestre. Pour Blosne, mode d’emploi il s’agit aussi d’écrire sur un territoire précis, une géographie, une population, une démographie, j’ai donc pensé à lui. Il est aussi légèrement plus jeune que nous et pourrait avoir une vision plus fraîche des choses. Et il s’est plutôt bien inséré au projet. Il revenait d’un long séjour en Serbie, et il débarque au Blosne, boulevard de Yougoslavie…

EMMANUEL RUBEN JERUSALEM TERRESTRE
Emmanuel Ruben Jérusalem terrestre, Paris, Édition Inculte, 2015.

EMMANUEL RUBEN JERUSALEM TERRESTRE

SABINE HELOT : Oui il a fait une belle résidence. Il était très présent sur le quartier, il y habitait vraiment. Après avoir été absent de France pendant deux ans, il redécouvrait le pays par le prisme du Blosne. Il a vu des choses qui l’ont vraiment touché et cela correspondait aussi à un moment de questionnement sur ce qu’il allait faire après. Emmanuel allait beaucoup en direction des individus, Arno Bertina plutôt vers les acteurs et notamment ceux du chantier de rénovation urbaine du Blosne.

arno bertina emmanuel ruben
Après leur résidence respective en 2017 et 2018, Emmanuel Ruben (droite) et Arno Bertina (gauche) sont revenus au Triangle en décembre 2018 pour une soirée tenant de la conférence littéraire autant que de la rencontre.

UNIDIVERS : Et vous, Oliver Rohe, quelles problématiques animent votre travail d’écrivain et que souhaitez-vous aborder au sujet du Blosne ?

OLIVER ROHE
Cliquez sur l’image pour trouver sa bio sur le site d’Inculte.

OLIVER ROHE : Mes livres ont pour point commun de parler des questions de mémoire et de langues, et de la façon de représenter la guerre et la violence en général, soit par la fiction, soit par les essais. Je travaille aussi sur la question de l’exil. Ce qui m’intéresse d’une façon générale rejoint les préoccupations du Blosne, quartier d’immigration où il y a constamment de nouveaux arrivants, qui restent ou partent au bout d’un an ou deux. Dans la dernière migration en date, il y a beaucoup de Syriens, même si la France n’en a pas accueilli beaucoup. Il s’agit  pour moi de savoir comment s’est passé leur départ de chez eux, leur arrivée, des processus extrêmement compliqués.

quartier blosne
Grand ensemble des années 1960, le Blosne est un quartier du sud de Rennes, parfois surnommé la ZUP sud. « Les premiers arrivants au Blosne sont les migrants du centre Bretagne venus travailler à Rennes, et les ouvriers qui ont construit le quartier », explique Charles-Édouard Fichet, directeur du Triangle.

UNIDIVERS : Quelle a été votre première impression sur le quartier ?

OLIVER ROHE : C’était un paysage étranger pour moi, différent de ce à quoi j’ai l’habitude, c’est ce qui m’intéresse. Je suis frappé par la faculté des gens à s’engager les uns pour les autres ici, à s’aider, à trouver des parades. Donc à faire de la politique là où la politique ne les aide pas, je trouve ça fascinant.

UNIDIVERS : Comment se déroule la résidence au quotidien ?

OLIVER ROHE : Ces deux derniers mois, j’ai rencontré énormément de gens, surtout des Syriens. J’ai fréquenté les cours de langues dispensés par l’association Tous pour la Syrie, qui dispose d’une salle au Triangle le mercredi. J’ai rencontré des travailleurs sociaux, des médecins, des psychologues. Un peu dans toutes les directions, mais, pour ce qui me concerne, je cherche vraiment à travailler sur la question de la migration dans les centres. Sur l’arrivée et sur ce que cela signifie de partir.

Un des volets politiques du projet est de déconstruire les représentations communes sur les quartiers. La représentation des immigrés et des migrants en particulier. Combien de fois entend-on dans les discours politiques que ce sont des gens qui viennent pour toucher le RSA ? Il suffit d’entendre un Syrien parler pour très vite comprendre que c’est un récit politique qui n’a rien à voir avec la réalité. Raconter pourquoi ils sont partis, comment, c’est déjà une épopée. Ils font preuve d’un héroïsme impressionnant. Et leur aventure requiert un deuxième héroïsme : l’arrivée en France, sans en connaître ni la langue, ni les codes, ni l’administration. L’État aide un tout petit peu. Heureusement, il y a beaucoup d’associations et de volontaires qui aident, mais l’essentiel du boulot reste pour eux. Et de ce que j’ai vu, il n’y en a pas un qui manque de motivation. Les volontaires non plus d’ailleurs. Nombre d’arrivants soulignent l’effort qui a été fait pour les accueillir, ils n’ont aucune parole négative sur la France ou sur les gens qui les ont aidés. Pour avoir rencontré des acteurs sociaux du quartier, c’est évident que la part d’engagement politique des gens est phénoménale et, semble-t-il, propre à la Bretagne et à Rennes.

tous pour la syrie rennes
Tous pour la Syrie est une association rennaise datant de 2012 et qui a pour buts d’apporter une aide humanitaire et médicale gratuite à la population syrienne à l’intérieur ou à l’extérieur de la Syrie et de développer l’amitié et la solidarité entre le peuple français et le peuple syrien.

UNIDIVERS : Deux soirées au Triangle sont aussi prévues, le mardi 12 mars et le mardi 2 avril. La première est une soirée carte blanche autour du thème du rapport à l’étranger porté en soi, à laquelle vous invitez Zeina Abirached et Hélène Ling. Pouvez-vous nous en dire plus ?

OLIVER ROHE ZEINA ABIRACHED HELENE LING TRIANGLE

OLIVER ROHE : Le thème de la soirée rejoint les mêmes préoccupations. Zeina Abirached est Franco-libanaise, elle fait des romans graphiques, elle est là pour parler de deux de ses derniers livres. Le Piano oriental (2015) parle de son grand-père qui a inventé le piano oriental. Elle mêle à cette histoire celle de sa propre migration en France au début des années 2000.

ZEINA ABIRACHED le piano oriental
Zeina Abirached, Le Piano oriental, Paris, Casterman, 2015.

Prendre refuge, son dernier livre, écrit avec Mathias Enard, parle des réfugiés syriens en Allemagne.

PRENDRE REFUGE ZEINA ABIRACHED MATHIAS ENARD
Zeina Abirached et Mathias Enard, Prendre refuge, Paris, Casterman, 2018.

Hélène Ling est une romancière dont le dernier livre, Ombre chinoise, est une déconstruction assez géniale de l’idée d’origine, qu’elle met en miroir avec le western, ça a l’air conceptuel comme ça, mais c’est vraiment un livre très riche et une écriture prodigieuse. Elle a des origines chinoises, que contrairement à moi elle ne peut pas cacher, et cela fait partie du livre.

HELENE LING OMBRE CHINOISE
Hélène Ling, Ombre chinoise, Paris, Rivages, 2018.

La soirée du 2 avril sera une rencontre à la médiathèque, nous invitons les gens à venir parler de leur livre préféré et je présenterai moi-même des auteurs.

SABINE HELOT : Il y aura également une soirée le 22 mai qui sera une forme de premier bilan. L’historien Patrick Boucheron interrogera les quatre auteurs réunis sur leur expérience.

UNIDIVERS : Blosne, mode d’emploi est à la fois un programme d’action culturelle et un projet d’écriture collective. Quel est votre point de vue sur ces deux dimensions ?

OLIVER ROHE : L’action culturelle c’est d’une part ces soirées, mais aussi le fait d’aller voir les gens. Le simple fait que je sois en résidence au Triangle signale qu’il y a un peu de culture mise en évidence ici, ce dont certains ne se doutent pas.

J’ai habité pendant longtemps à Berlin, et j’ai participé à un volume collectif sur ce sujet. À l’époque c’était encore une ville artistique pas chère pour les pauvres, mais qui connaissait déjà les débuts de la gentrification. C’est un peu ce que le Blosne vit actuellement avec les travaux de rénovation urbaine. Le moment où la gentrification arrive et où l’ancien est encore présent est celui où il y a une pluralité maximale. Ici les travaux commencent, on sait que le quartier peut changer progressivement de visage. C’est une photographie de ce moment du Blosne qu’on veut donner.

Blosne Rennes
Blosne actuel. « Putain c’ qu’il est blême, mon HLM ! », Renaud, « Dans mon HLM », 1980.

UNIDIVERS : Avez-vous déjà une idée de ce à quoi ressemblera le roman ?

OLIVER ROHE : Nous nous sommes inspirés de La Vie, mode d’emploi de George Perec pour trouver une trame narrative qui permette de parler de ce quartier d’une manière qui ne serait pas statique. Comme il y a des travaux de rénovation urbaine importants dans le quartier, on a pensé à calquer la chronologie du livre sur l’avancée des travaux en décrivant comment les gens se positionnent par rapport à ça, l’usage qui est fait de la ville. Cela parle forcément de transformations. C’est une tentative de fixer quelque chose qui bouge tout le temps. Les habitants du quartier changent énormément. Quand on a commencé, le bâtiment à la sortie du métro (Quadri) n’existait pas. Ce ne sont pas des choses mineures. On s’est dit que c’était une bonne manière de raconter à la fois une ville, la façon dont les habitants consomment cette ville, mais aussi une manière formelle de travailler. Est-ce qu’un livre fonctionne avec un plan préétabli qu’on viendrait simplement appliquer, ou est-ce que ce plan se modifie et se transforme au fur et à mesure de l’écriture. En réalité c’est ce qu’il se passe.

Mais comme il s’agit d’écrire sur un lieu et une population plurielle, le but n’est pas de tout faire rentrer dans une narration à suspens. C’est aussi une photographie des gens qui sont là. C’est cet équilibre-là qui est complexe à trouver. Entre le tableau et la nécessité d’avoir une forme qui avance.

UNIDIVERS : C’est le détail de la vie quotidienne que vous souhaitez mettre en avant ?

OLIVER ROHE : La politique ce n’est pas forcément les grands principes, c’est la pratique du quotidien. Lorsque cette pratique est entravée ou au contraire favorisée, cela témoigne d’une politique plus générale. Quand j’ai rencontré un groupe d’adolescent avec Sabine Hélot, la première chose qui est ressortie de la discussion avec eux, c’est l’ennui. Parce qu’ils ont juste une salle disponible au Triangle le mercredi après-midi, le reste du temps ils sont dehors, ou ils vont au centre commercial. Quel parcours propose-t-on aux jeunes ? Cela montre qu’il y a des carences à combler. Les îlots autonomes formés par les grands ensembles empêchent un plus grand brassage, plus de rencontres entre les gens, d’où l’idée du projet de rambla comme à Barcelone pour relier le centre du quartier, ou de lieux comme le Triangle. Un Syrien qui vient ici prendre des cours trouvera aussi un accès à la culture, à de la danse, à une bibliothèque. La politique, ce n’est jamais des gestes spectaculaires quand il s’agit d’une ville.

UNIDIVERS : Merci à vous Oliver Rohe, Charles-Édouard Fichet et Sabine Hélot.

Le Blosne, mode d’emploi est un projet de roman écrit par quatre auteurs. Ses personnages sont créés à partir des témoignages d’habitants complices, mais non identifiables. Ce roman devrait paraître en janvier 2021.

Jean Gueguen
J'aime ma littérature télévisée, ma musique électronique, et ma culture festive !

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