Je suis leur silence Jordi Lafebre Dargaud
Je suis leur silence de Jordi Lafebre, éditions Dargaud, 2023.

Je suis leur silence de Jordi Lafebre, chez Dargaud, a reçu le Prix des librairies CanalBd de l’édition 2024 du festival Angoulême. Jordi Lafebre nous livre ici son premier polar catalan. Mais il n’a rien oublié de sa tendresse et de sa légèreté. Une lecture bienfaisante.

Tout débute dans un bureau de commissariat. Ou peut-être dans un cabinet de psy. Allez savoir. L’un ressemble beaucoup à l’autre. Et réciproquement. Ce qui est certain, c’est que nous sommes à Barcelone. De la fenêtre, on aperçoit en effet les flèches caractéristiques de la Sagrada Família. Une certitude au moins attendue de la part d’un dessinateur catalan. Pour le reste, on flotte dans un nuage de doutes et d’incompréhension. Il faut dire que la patiente (ou la prévenue) ne met pas beaucoup du sien pour nous éclairer. Elle s’appelle Eva Rojas. Elle est psychiatre. Elle se définit elle-même comme une « personnalité instable . Signes évidents de bipolarité. Soupçonnée de meurtre ». Un meurtre, c’est à peu près le seul indice fiable de ce début d’histoire. La victime ? Francesc, le benjamin, maître à penser et chef d’une riche dynastie qui a fait fortune dans le vin, les Monturós. Le lieu du meurtre ? Les caves du domaine ou Francesc a donné rendez-vous à Eva. Le motif ? Peut-être la lecture prévue le lendemain du testament de la grand-mère de son vivant. Quant à Eva, elle est là pour assister Pénélope, la petite fille qui fut une de ses patientes.

Les suspects ? Les membres de la famille en premier lieu, bien entendu. Ils ne sont guère sympathiques. Entre pleutres, violent(e)s, cyniques, difficile de choisir l’adjectif le plus approprié.

La police enfin ? Une inspectrice qui ressemblerait à Angela Merkel mais qui, heureusement pour la cohérence de l’histoire, est bien catalane. Elle gardera pourtant jusqu’à la fin le surnom de Merkel.

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Tous les ingrédients d’un polar sont bien présents et la chronique devrait s’arrêter là. On ne vous dira donc rien de plus, rien de plus … si ce n’est quand même le plaisir d’une lecture virevoltante, amusante, féministe, bourrée de clins d’œil dont l’inspiration mythologique probable du dessinateur que celui-ci évoque lui même en cours d’enquête : « Les Monturós ressemblent aux Dieux de l’Olympe », toute la famille s’apparentant à Zeus, Poséidon, Hadès, Héra, Déméter, Perséphone. Sans oublier les chœurs du théâtre antique que symbolisent les trois voix, géniale invention, de deux grand-tantes et de la grand-mère d’Eva. Elles conseillent la jeune psychiatre devenue contre son gré suspecte, enquêtrice, manipulatrice d’une histoire de gros sous et de trafic frauduleux international.

On retrouve ici le Jordi Lafebre, doux et poétique, qui nous fit admirer sa manière légère et élégante de dessiner les sentiments de tendresse des Beaux Étés (avec Zidrou) ou de Malgré tout. Au-delà des membres d’une famille odieuse, il dévoile, avec ses autres personnages, une attention aux sentiments humains les plus nobles. Et décidément, même si Eva possède une silhouette à faire craquer tous les hommes, il aime dessiner les personnes âgées, les vieilles femmes surtout, qui semblent dépositaires de l’expérience nécessaire à la vie. Quant aux hommes, ils sont rarement à leur avantage tout entiers tournés vers la quête de puissance, détenteurs en apparence du pouvoir économique, mais bien faibles face à leurs épouses qui tirent en réalité les ficelles de la comédie.

Qui dit bon polar, dit aussi une histoire vivante, aux multiples entrées et le scénario de Lafebre, qui signe là son deuxième album solo, nous perd juste ce qu’il faut en conjectures diverses, entre flash-backs sur le passé d’Eva, magouilles familiales et considérations psychologiques déroutantes. Tout va à cent à l’heure comme les raisonnements et la manière de vivre d’Eva dont on suit en permanence le fil de la pensée, une pensée virevoltante, imprévisible qui fait d’elle une héroïne magnifique et attachante, laissant apparaître des fêlures, des fractures qui donnent une pesanteur nécessaire à un récit parfois grave.

Sans divulgâcher la fin de l’histoire, on se permet quand même de vous préciser qu’un placard joue un rôle dans les pages finales, un placard dans un commissariat ou un placard dans un cabinet de psy ? À vous de voir. Et de vous reporter au début de cette chronique.

Je suis leur silence de Jordi Lafebre. Éditions Dargaud. 112 pages. Parution : 13 octobre 2023. 19,99€.

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