Dans le cadre des Tombées de la Nuit, Patrice de Bénédetti offrait du jeudi 5 au samedi 7 juillet une nouvelle chorégraphie narrative au public rennais. Vous êtes ici, une ode dansée, une ode au sport et aux jeunes habitants de fragments de monde trop souvent oubliés des puissants. À lire ici…

Il est 19 h 30. Le public se masse peu à peu sur les quelques gradins installés en demi-cercle pour l’occasion dans la récemment réhabilitée Halle Saint-Hélier, ancienne brasserie Kronenbourg. Le soleil perce à travers les grandes fenêtres dénuées de vitres que l’architecture atypique du lieu crée naturellement. Une sensation d’être à la fois en intérieur et en extérieur qui sied bien au spectacle présenté. Vous êtes ici. Un lieu qui n’existe pas. Une parcelle des quartiers nord de Marseille occultée des cartes que l’artiste ramène à la vie.

Après quelques minutes, les gradins sont remplis. Quelques personnes se tiennent même debout pour assister à cette représentation originale. De Bénédetti arrive soudain en silence, deux sacs plastique à la main dont le rouge rappelle celui de sa casquette et des canettes de Coca-Cola qu’il place une à une sur le sol glacé de la Halle. Il marche de manière fluide. La seule musique animant ses pas est pour l’instant celle de la radio diffusant un programme sportif posée sur son épaule. Elle est peu à peu remplacée par sa voix grave, enregistrée au préalable comme dans son précédent spectacle Jean, hommage poignant aux soldats de la Grande Guerre. Son accent du sud parfois perceptible trahit ses origines. Son maillot de sport bleu ciel précise le propos, c’est de la cité phocéenne dont il s’agit. Les enceintes permettant au spectateur de pénétrer les pensées de l’interprète sont elles aussi recouvertes d’un maillot floqué d’un numéro. Un fil rouge délimitant en un cercle la scène où le danseur s’exprimera complète cette scénographie légère et portative, s’adaptant à chaque lieu.

Solo chorégraphique brillamment incarné par Patrice de Bénédetti, Vous êtes ici donne une voix à ces milliers de jeunes sportifs souhaitant se faire entendre, celles de l’auteur marseillais et de son frère aspirant footballeur, mais également celles des frères Hernandez, jeunes joueurs de baseball cubains. L’un passé aux États-Unis et l’autre resté bloqué sur la plage avant que son frère ne vienne le chercher 5 ans plus tard. Un dénominateur commun ? Le sport comme dépassement des frontières et ascenseur social.

BENEDITTI

La pièce résonne également tragiquement avec les exils méditerranéens marquant perpétuellement l’actualité. D’après Patrice de Bénédetti, des difficultés communes unissent ces divers personnages. Celle de quitter le lieu qui nous a vu grandir, celle de fuir la violence de ce même lieu qui nous forge comme nous détruit, celle de traverser des frontières tantôt physiques tantôt mentales aussi. Le danseur personnifie donc chacun de ces destins qui prennent tour à tour possession de sa personne malmenée. À travers ses paroles enregistrées, l’auteur prend également la casquette de frère, père, ou même coach tentant de motiver ses troupes. Une incarnation à la fois verbale et gestuelle donc.

Le corps se tend, se crispe, s’échauffe. Le mouvement est fluide, répétitif. Il doit nécessairement être parfaitement réalisé. La traversée de la frontière en dépend. Atteindre l’Eldorado du « là-bas » est conditionné à cet enchaînement de gestes. Il faut plaire aux puissants décideurs des gradins de ce monde.

« C’est toujours dans les mêmes champs qu’on nous cueille

C’est toujours sur les mêmes plages qu’on nous recueille

Ils n’ont qu’à se baisser, nous sommes des milliers

Si ce monde est un stade, alors eux vivent dans les gradins »

Nous y sommes tous dans ces gradins, comme spectateurs de notre propre cynisme. Bénédetti joue sur cette ambiguïté, affirme ne pas faire cela pour mettre mal à l’aise, mais pour questionner. Le spectateur l’est pourtant, mal à l’aise, lorsqu’impuissant, il voit le danseur agoniser sur le sol bétonné et froid de la Halle Saint Martin, ou plutôt « ici ». Dans son cercle rouge. Le maillot du sportif est maculé de sueur, le souffle est erratique alors que celui qui combat ses démons pendant quarante minutes d’apnée tente de retrouver une respiration mesurée. Tour à tour, il joue, jongle, fait l’équilibriste sur des piles de canettes de soda à l’équilibre précaire. Il parvient laborieusement à s’échapper un cours instant de ce cercle infernal, passe de l’autre côté du boulevard, de l’autre côté de l’océan. Il est néanmoins rapidement happé à nouveau par la frontière rouge.

Le regard marqué par la concentration dont il s’efforce de faire preuve vacille quelques fois. Sûr de ses appuis, il trébuche cependant. Le poids imposé par les autres, par lui-même aussi, est parfois trop lourd pour sa frêle carrure de gamin désabusé. De la mousse a coulé. Il a fini par ouvrir l’une de ces innombrables canettes rythmant ses pas et ses passes à lui même. Le soda a à peine eu le temps de pénétrer dans sa trachée, qu’il est immédiatement ressorti, dégoulinant de la bouche de celui qui est resté debout. Qui tente de faire face de manière digne. A-t-il vaincu ou embrassé ce capitalisme écrasant dont les règles ont fait du sport un monstre polymorphe broyant inexorablement la jeunesse et l’élevant, parfois ? À vous de juger.

BENEDITTI

Unidivers a pu poser quelques questions à l’artiste…

Unidivers : Vous choisissez de créer une scène en dessinant un cercle rouge à l’aide d’un cordage, serait-ce une représentation d’un terrain de football ?

Patrice de Bénédetti : L’idée n’est pas de matérialiser un tracé de terrain de sport, mais plutôt la pastille « vous êtes ici » des cartes. Je pose mon cercle rouge puis, à travers le texte, je dis qu’à partir de maintenant nous ne sommes plus à Rennes. Nous sommes ici. Ici c’est où ? C’est ma colline de Saint-Barthélémi à Marseille, c’est Cuba, c’est l’Afrique. J’essaye de donner vie à ce cercle rouge.

Paradoxalement vous fermez l’espace… Le message n’est-il pas pourtant de montrer que le sport est une échappatoire ?  

Patrice de Bénédetti : Il y a plusieurs lectures. Le sport est en effet dépeint comme un puissant ascenseur social, mais je vais outre cela. À un moment donné je parle des sportifs comme main d’œuvre. À Marseille, les clubs sportifs sont des sortes de réservoir à chair humaine qui alimentent le monde du bâtiment, de la sécurité. Des sortes de réservoirs qui font que c’est par le sport qu’on arrive à s’en sortir, mais pour des boulots de merde. Tous les minots pensent qu’ils seront des champions. C’est bien loin de la réalité, ce sort est réservé à un jeune sur 5000.

« Si tu ne réussis pas, ne t’inquiète pas, tu ne t’es pas affuté pour rien

Tu sais ici partout il y a besoin de bras, de mains, de poings, de bêtes de somme toutes en muscles mal accueillies et mal nourries

Leurs places existent là-bas comme ici

Pas sur le banc non, pas sur le banc

Mais pas sur le ring non plus »

 

BENEDITTI

De quoi les canettes de Coca-Cola présentes dans la scénographie se font-elles l’allégorie ? ?

Patrice de Bénédetti : À travers les canettes vides et pleines, je tente de montrer les gagnants, les perdants, ceux qui passent et ne passent pas. C’est un bien de consommation universel, mais c’est aussi le symbole de l’impérialisme américain, du capitalisme qui nous écrase.

Et qui pervertit le sport ?

Patrice de Bénédetti : Oui complètement. Particulièrement lorsque l’on voit comment les filières et clubs s’organisent et se créent, de manière structurée et avec de l’argent vecteur d’exploitation. On dirait des propriétaires de mine allant chercher le minerai.

« Nous savons que nous marchons et saignons sur de l’or

De l’or solide, de l’or liquide, de l’or qui se mange, toute sorte d’or

Nous marchons sur de quoi abreuver vos pays tout entiers de tout ce qui vous manque et vous en mettre plein le râble, plein la panse

Riches jusqu’aux entrailles de nos terres »

Les sports que vous évoquez dans votre spectacle – football, baseball, boxe – sont considérés comme particulièrement virils. Vous avez grandi à Marseille, pensez-vous que la danse en tant que sport peut être cet ascenseur social que vous prônez pour un jeune marseillais ?

Patrice de Bénédetti : Quand j’étais petit, on ne dansait pas à Marseille, c’était réservé aux homosexuels. Avec la vulgarisation de la danse de rue, du hip-hop, la situation a changé. Mais dans les années 80-90, c’était réservé aux gosses de riche. À l’époque la danse n’était pas un sport, c’était de l’art réservé à une certaine élite ayant un important pouvoir d’achat. Il y a désormais du langage dansé partout.

Le football ou le baseball sont vraiment des sports plus accessibles et donc populaires. On prend une boule de terre et c’est parti.

La danse de rue est souvent basée sur l’improvisation, votre spectacle est néanmoins assez écrit…

Patrice de Bénédetti : Cela varie selon les spectacles. C’est parfois de la danse écrite avec des mouvements précis. Depuis deux spectacles je travaille cependant surtout sur des états de corps, très proches du théâtre finalement. Je suis dans une espèce d’entre-deux. J’ai travaillé le butō pour Jean, danse moderne japonaise sans gestuelle propre. Cela me sert beaucoup aujourd’hui. Cette danse est caractérisée par une qualité du corps particulière, avec une entrée et une sortie. Les mouvements ne sont pas écrits, mais il y a une vraie continuité.

Le texte est quant à lui très écrit, enregistré. Il ne bouge pas, c’est mon métronome. Je danse dessus comme sur une musique, d’autant plus dans ce spectacle. Ce dernier est plus musical que le précédent. Jean était une lettre parlée, Vous êtes ici se rapproche du slam, avec beaucoup de rythme. C’est beaucoup plus agréable à danser, car je peux m’aider de la musique des mots. Le spectacle bouge cependant beaucoup de jour en jour. Les axes sont très clairs avec le texte, mais la manière dont le personnage initial sort à la fin en ayant tout traversé évolue.

Le personnage ou les personnages ?

Patrice de Bénédetti : Les personnages au pluriel. Passant par tous ces personnages, je sors transformé par ce que je traverse, le spectacle évolue jusqu’à ce que je trouve des appuis que je verrouille. Étant encore aux premières représentations pour l’instant, les moments de suspension et de transition sont assez aléatoires.

Vous êtes ici de Patrice de Bénéditti, Festival des Tombées de la nuit. 40 min / Dès 6 ans / Gratuit.
Partenariat L’intervalle, centre culturel de Noyal-sur-Vilaine et coproduction Festival Tombées de la nuit.

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Anaïs Richard
Anaïs Richard est étudiante à Sc Po Paris. Elle réalise son stage de webjournalisme à Unidivers.

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