Guy Darol est un écrivain important et discret, habitant d’une Bretagne dont il perçoit les évolutions et destructions, paysagères et architecturales. En 2006, le parisien qu’il fut énonçait cette conviction : « J’ai tourné le dos à Paris, parce que me manquait l’odeur des chemins creux, celle de mon enfance parfumée d’ajoncs. Je n’en pouvais plus des factices attitudes, du semblant que l’amour de la littérature m’a appris à combattre. Et puis, lors de mes incursions dans le beau monde on m’a tant fait humer que je sentais le fumier qu’il paraissait logique que je revienne à mes veaux, vaches, cochons. » Avec Village fantôme, paru en janvier 2023, Guy Darol revient à cette Bretagne des origines, celle de ses aïeux et de son enfance, dans un texte bref, fort et magnifique.

La Ville Jehan est une bourgade à l’intersection du Morbihan, de l’Ille-et-Vilaine et des Côtes d’Armor, dans une Bretagne dont se détournent les touristes plus attirés par les senteurs iodées de l’océan que par les effluves des prairies piquées de fleurs des champs broutées par les « pie noirs ». Des prairies, ou du moins ce qu’il en reste, quand la campagne, arasée et sacrifiée sur l’autel du sacro-saint aménagement du territoire, « nouveau cadastre qui allait effacer les talus, les courtis ombragés, les parcelles solidaires » et transformer la mosaïque d’un paysage de haies bocagères en une pénéplaine aux allures de petite Beauce dédiées à la culture d’un maïs pour usine à cochons et fauché par des monstres mécaniques en lieu et place de la faux des paysans fanant « l’or des blés et le sarrasin à tiges rouges.[…] Disparus le lampyre et la truite, le remembrement est passé par là, nitrates et effluents d’élevage avaient tout balayé, évincé les vergers, obstacles de second rang devant l’importance des titans, moissonneuses cyclopéennes, tracteurs éléphantesques. » Qu’on est loin désormais de la simple « machine qui parvenait à changer en or une simple botte de tiges ! […] Trois costauds faisaient la navette entre la batteuse et les greniers, montrant force et belle habileté pour monter aux échelles avec leur quatre-vingt kilos sur l’épaule. »

Une campagne qui bat aussi en retraite sous les assauts d’une industrie minière qui creuse le roc et arrache du sol, sous les coups de boutoir d’engins excavateurs aidés d’explosifs à vous étourdir, « un filon de différents granites que des paysans-carriers avaient autrefois travaillé pour bâtir des maisons et peut-être l’Église du bourg ». Autant de gisements propres à exciter désormais la convoitise d’entrepreneurs et ingénieurs sans état d’âme, prêts à engager « sous le coup des pelleteuses l’effacement d’un village où mon père avait grandi » et à profaner avec science sans conscience les paysages invariés d’une Bretagne multiséculaire.

Les travaux de démolition allaient sceller le sort de La Ville Jehan, un village dépecé maison après maison, désormais ruine d’une architecture ancestrale, que notre auteur, Guy Darol, natif du lieu, va découvrir, muet de chagrin devant la catastrophe comme on peut l’être devant la dépouille d’un cher disparu. Alerté par son cousin Jeannot resté au pays, lui-même expulsé de sa maison comme tous les autres villageois à qui l’on a promis de substantielles contreparties sonnantes et trébuchantes, Guy fait le constat désespéré de l’extinction de son village, « communauté d’âmes liées entre elles depuis la nuit des temps, laboureurs, menuisiers, tisserands, charrons, forgerons, cordiers, couturiers, vanniers, artisans séculaires. Tous grands jardiniers, fabricants de pain, de beurre, de galettes et de cidre. Comment d’un coup de boule on était arrivé à éliminer, aussi simplement, en toute légalité, une harmonie de traditions, de transmissions nées du paléolithique et de l’âge des métaux », portées par autant de personnages d’un théâtre commun où chacun aidait l’autre, où tous vivaient dans une société faite de bienveillance et de confiance, un hameau « presque coupé du monde, un noyau dur de savoir-faire et de solidarités où l’on n’importait rien, et rien ne s’exportait puisque l’indispensable y était produit qui se donnait ou s’échangeait en trésors d’existence.»

Village Fantôme Guy Darol
Guy Darol

L’enfance de Guy, qui vécut là jusqu’en 1971, remonte alors à sa mémoire, « cette machine à ressorts », quand il retrouve, le cœur chaviré, dans les décombres de la maison de ses grands-parents « les débris d’un vaisselier, un trépied de cheminée, des éclats de faïence bleue, un sarrau devenu chiffon », celui de Léontine, sa grand-mère qui avait coutume de servir à son petit-fils le bol d’une « soupe mijotée sur la braise et les pommes de terre mouillées de lait ribot, l’un de mes plats favoris ». Le jeune Guy l’aidait aussi pour faire tourner la baratte et produire le beurre qui la nourrissait, elle et Jean-Baptiste, son mari trop faible pour aider à toutes les tâches. Une douleur de mitraille datant de la Grande Guerre lui cisaillait les bras jusqu’à le réveiller la nuit. « Tout cela lui remontait, cauchemar jamais éteint » qui en avait fait un mécréant par « absence de Dieu dans les tranchées de Verdun ». Le mari de Léontine était l’un des rares poilus à être revenu au foyer. Bien des femmes du village devinrent veuves, en effet, qui allaient, désemparées parfois, au bourg voisin demander l’aide d’hommes forts, menuisiers, forgerons ou sabotiers, autant de bonnes âmes toujours là pour rendre service dans le cercle de l’impérissable communauté de La Ville Jehan.

Guy passera toutes ses vacances chez ses grands-parents paternels, période de bonheur absolu, « vague de rêve que j’enroulais assis sur l’échelle de meunier à regarder le va-et-vient des poules ». Il y retrouvera Agnès et Joseph, ses parents, venus le chercher depuis la capitale à chaque rentrée des classes dans leur 204 briquée comme un sou neuf qui les portait, dans les derniers jours de vacances, vers les plages d’Hillion, les bords de l’Oust à Josselin ou à l’étang au Duc à Ploërmel, avec canotage de rigueur, ou encore sur la montagne d’Arrée, « sommet de beauté » disait Joseph qui clamait haut et fort « qu’on allait en prendre plein la vue [depuis] l’Everest finistérien découvrant une vue sur le lac bleu de Brénilis et la mer un peu floue, distincte malgré tout du côté de Roscoff ». Le périple dérivait aussi vers la légendaire forêt de Camblot, morceau de Brocéliande, « riche de mystères » où une table de pierre, racontait Joseph à son fils, avait réuni là les chevaliers d’Arthur.

Village Fantôme Guy Darol
Les Monts d’Arrée

La mer, atteinte en voiture depuis Morlaix, n’aura aucun effet sur Léontine, la grand-mère, bretonne plantée fermement sur la terre à mille lieues des rives océanes, – « toute cette eau à perte de vue, inutile, les vaches ne pouvant la boire », conviction de terrienne dans l’âme !

« D’un été à l’autre c’était un agenda quasiment fixe » avec crochet à la librairie de Loudéac « où j’allais faire provision de livres sans restriction », et remplir la besace des textes de Cendrars, London, Stevenson, Kipling, Kessel, que le parrain Giorgio allait enrichir encore des grands Italiens du siècle – Buzzati, Malaparte, Pavese et tutti quanti -, pour convertir à tout jamais le filleul au culte des mots et, comme lui, « retrouver l’harmonie perdue sur les ailes de Pétrarque ou de Dante Alighieri ». Les retours vers la capitale seront alors plus légers, et « je pensais désormais à Paris comme à un vivifiant jardin aux bouquets d’encre et de papier. »

Côté cœur, Guy se ménageait de délicieuses échappées dans la campagne avec la douce cousine Odile, et, blotti avec elle sous des abris de branches, trouvait là un « refuge de Robinson, modeste cabane et forteresse d’enfant qui retient l’écoulement du temps. » Mais c’est Lucille, « encore plus belle, comme si nous allions à une fête » qui lui ravira le cœur. « À l’instant où nos yeux se croisèrent, nous sûmes que l’on venait du même monde d’adoption […] Elle vivait en banlieue du côté de Wissous et s’appelait Lucille. Elle aussi était en vacances chez ses grands-parents. » Timide, Guy n’osera guère de gestes de tendresse, même au bal du village, où c’est elle qui l’entraînera au bord de la piste et, audace amoureuse de fille, une fois n’est pas coutume, s’assoira sur ses genoux – « ses cheveux sentaient le Dop » – avant de le pousser à danser le slow des Aphrodite’s Child, « ni trop près, ni trop loin et sans un effleurement de bouche ».

Le retour vers Paris, « Pantruche la Ruche, le nom de Paris selon Joseph », et « ce voyage de huit heures », n’allait pas sans le salut à chacun des villageois. -« À la peurchaine ! » lui lançaient, dans cette langue du pays gallo, « indéchiffrable aux oreilles formées à l’idiome impérial », Marcel, Constance, Victor et tous les autres qu’on retrouvera l’an prochain « dans ce campement de vieille tribu, intarissable source d’éternité » que le jeune Guy n’imaginait pas voir « périr un jour sous le coup des pelleteuses ». Un village qui meurt aussi peu à peu quand les anciens s’éteignent, Léontine et Jean-Baptiste, dans les premiers disparus, toutes et tous remplacés par de nouveaux propriétaires « qui n’avaient plus de lien avec le monde paysan ou lui tournaient le dos », venus là, citadins de grandes villes ou retraités d’outre-Manche, pour respirer l’air pur et retrouver la paix. Et qui déchanteront à l’arrivée des machines destructrices d’une terre promesse de calme et de douceur, de chants d’oiseaux et de bourdonnements d’abeilles.

Village Fantôme Guy Darol

Village fantôme est un récit bref, d’à peine cent pages, mais il n’est pas besoin de grands développements pour bâtir un grand texte, et celui-là en est un, assurément, qui nous remue et nous enchante par son humanité, sa justesse et sa poésie.

Village fantôme de Guy Darol, Éditions Maurice-Nadeau, 93 p., 2023, 17€.

Guy Darol sera présent au Festival des Étonnants Voyageurs de Saint-Malo le dimanche 28 mai 2023.

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