Une façon d'aimer Dominique Barbéris Olivier Dion
Une façon d'aimer de Dominique Barbéris, éfitions Gallimard, 2023. Grand Prix du roman de l'Académie française. © Olivier Dion DOMINIQUE BARBÉRIS A DÉDIÉ SON ROMAN PRIMÉ SOUS LA COUPOLE À SON PÈRE - PHOTO OLIVIER DION

Les livres de Dominique Barbéris ont cette mélancolie des temps enfuis et des souvenirs remontés à la surface de nos vies, dans leurs cours solitaires ou partagés. Ce qui s’enfuit, titre d’un de ses précédents livres, est une pâture imprégnée, et prégnante, du parfum de la jeunesse perdue, ou plus largement du temps d’avant, que la romancière ne cesse d’explorer au fil de ses romans. Une façon d’aimer, aux éditions Gallimard, est de cette veine, tendre et tourmentée, qui nous dévoile à présent l’inabouti rêve amoureux d’une femme de la province d’après-guerre.

« Tout maintenant est destiné à devenir autrefois. Le temps ronge, creuse et sépare. Et c’est encore à titre de séparateur qu’il guérit » (J.-P. Sartre, L’Être et le néant). L’écriture, chez Dominique Barbéris serait-elle une forme de catharsis ou remède d’une nostalgie native ? Un précédent roman, en 2017, L’année de l’Éducation sentimentale, réunissait déjà des amies de jeunesse, Muriel, Anne et Florence, en ces années quatre-vingt, où régnait encore la génération « yéyé », où François Mitterrand entrait à l’Elysée, où le trio de copines buvaient sur les bancs de la fac les paroles d’un prof’ dont elles se disputaient le regard et l’attention pendant qu’il ouvrait ses étudiantes aux richesses et finesses du roman de Flaubert.

Avec Une façon d’aimer, nous sommes toujours dans cette mouvance et mouture d’une mémoire, collective et affective pareillement, et d’un temps rythmé alors par les mélodies et ritournelles, épidémiques et épidermiques, déversées continûment sur les ondes et les écrans jusqu’à nous trotter dans la tête du matin au soir. Le roman de Dominique Barbéris est tissé de ces musiques et paroles des années cinquante et soixante, celles du « Bal chez Temporel », de « Madeleine », de « L’eau vive », de « Bambino », d’« Un jour tu verras », chantées par Brel, Mouloudji, Dalida ou Guy Béart. Bref, tous ces refrains qui accompagnent la vie de tous les jours, ou la vie de toujours, celle-là « simple et tranquille », que chantait Verlaine, et que nous rappelle l’écrivaine dans ce nouveau roman – nouvelle romance ? – fait de la légèreté, du charme et de la mélancolie qui ont toujours nimbé ses romans.

« Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait purement fortuite ». Telle est la traditionnelle mise en garde qui ouvre ou clôt généralement les mots d’un roman. Faut-il le croire en l’occurrence ? Le livre se déroule pour une bonne part sur le sol africain, à Douala, au Cameroun, là où est née la romancière, où son père, administrateur des Affaires étrangères, fut affecté à un moment de l’Histoire nationale qu’il est alors coutume d’appeler « le temps des colonies » et s’achève à Nantes, là où elle vécut une bonne partie de son enfance et adolescence.

Une façon d'aimer Dominique Barbéris Gallimard
Une façon d’aimer de Dominique Barbéris, éditions Gallimard, 2023.

Roman du souvenir, Une façon d’aimer remonte l’horloge du temps de la narratrice quand elle aperçoit, un jour, une photo posée sur le buffet de la grand-mère, de ces photos « Kodak » à large marge blanche et bords dentelés qui tenaient dans le creux de la main et que nous vendaient les photographes il y a cinquante ou soixante ans. Le cliché montre « tante Madeleine », sœur de sa maman, qui « marche, toute jeune, ravissante dans sa robe d’été, dans une rue de Douala en tenant la main de sa fille, la petite Sophie comme on disait dans la famille. […] En bas de la photo, on peut lire, d’une écriture fine difficilement déchiffrable : Douala, allée des Cocotiers, 1958. […] Ma tante est prise d’assez loin, elle a vingt-sept ans ou vingt-huit. Elle porte une de ces robes claires, d’été, à la mode dans les années cinquante : un imprimé fleuri dont on ne distingue pas le motif, une jupe large et froncée de type « parachute », l’ourlet à la cheville. Je suppose que ce nom, « parachute », venait de la guerre encore proche. La mode s’empare de tout, même du pire. En la voyant, on se rappelle les principes de l’époque : l’élégance est dans le maintien. On ne peut pas toujours être belle, on peut toujours être élégante, avoir la silhouette de gravure de mode. » Et paraître une femme de son époque, maquillée et parfumée, de Rouge Baiser et Soir de Paris.

Cette femme aux faux airs de Michèle Morgan, « mince et blonde », timide et provinciale, réservée, voire mutique, s’ennuie. Ses lectures l’amènent à Mauriac et « Thérèse Desqueyroux », une femme qui lui ressemble, mariée par convention elle aussi, engluée dans une vie sans horizon, une femme qui se morfond dans sa grande propriété bordelaise. Ce livre qu’elle affectionne est une œuvre-phare des années cinquante. Au siècle précédent, elle se serait attachée à lire « Madame Bovary »…

Un jour, Madeleine, âme solitaire et résignée, rencontre Guy Morand, homme sans grand relief mais rassurant, employé de la Société des bois du Cameroun, qu’elle épouse, au grand soulagement de la famille, et qui l’emmène en Afrique noire, ce continent des pluies qui vous rincent, des sols rouges qui vous embourbent et des touffeurs qui vous asphyxient. Sa vie provinciale, calée jusqu’alors entre Nantes et ses faubourgs, va-t-elle changer pour autant ? Sa vie sociale peut-être. Mais Madeleine, de maladive réserve, s’enfonce dans une vie de couple convenue, sans éclairs ni même lueurs. À l’image de la terne existence des autres femmes de son entourage, épouses d’« expats », qui organisent des soirées où se retrouve cette « micro société où les gens tournent en rond et s’observent », à la Délégation de Yaoundé, ou dans les grandes propriétés privées des colons cernées de hauts murs qui isolent tout ce beau monde du bruit et de la fureur des indigènes proches de leur rêve d’indépendance. Ces femmes bavardent avec le gratin politique et mondain réuni autour d’elles, plaisantent, mangent, boivent, dansent et trompent leur ennui. Et leurs conjoints, pourquoi pas…Voilà qui pourrait bien traverser l’esprit de Madeleine. C’est du moins ce qu’elle sent et ressent quand on lui présente Yves Prigent, « un homme important » qui vient à Douala de temps en temps « pour des missions secrètes sur lesquelles il ne faut pas l’interroger » lui souffle Jacqueline, maîtresse des lieux à la Délégation et hôtesse d’un soir. Qui est-il ? Un peu aventurier, sans doute, et séducteur, assurément, il pourrait bien devenir son amant et faire dévier peut-être le sens de sa morne vie. « Un jour tu verras / on se rencontrera » : la chanson qui lui trottait dans la tête allait-elle la faire s’envoler vers les rêves attendus ? L’amour fou restera amour flou et l’union ne sera guère plus que caresses alanguies, doux échanges et « promenades en silence le long de la mer. Peut-être que le silence est une façon d’aimer. »

Quelque chose se sera joué dans le cœur de cette femme, quelque chose d’inachevé mais qui lui « aura ouvert une poche insoupçonnée de rêverie » et « le fait mystérieux et obscur d’avoir vécu ». Dominique Barbéris nous donne à lire magnifiquement, une fois encore, le roman délicat et désenchanté d’un amour inabouti, évanoui sitôt approché, fin malheureuse d’une éphémère aventure africaine que la maman de Madeleine, « femme de la province d’un autre âge » elle aussi, rapportera un jour, à la dérobée, à l’une de ses petites-filles : « Parles-en donc à ta tante, de ce genre de bêtise. Elle a failli en faire une, et une grosse. Tu gardes ça pour toi bien sûr. » Clap de fin d’une tendre et nostalgique échappée belle, à mille lieues de Nantes…

Une façon d’aimer de Dominique Barbéris, Éditions Gallimard, collection Blanche. 205 pages. Parution : 17 août 2023. 19.50 euros.

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