submersion bruno patino

Avec Submersion publié aux éditions Grasset en 2023, Bruno Patino, homme de télévision aux commandes de la chaîne Arte et à ce seul titre expert en matière de communication et de médias, prolonge La Civilisation du poisson rouge (Grasset, 2019) et Tempête dans le bocal (Grasset, 2022), autant d’essais où il explorait la façon dont le numérique brouille nos modes de vie et bouscule notre temps disponible.

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« Nous avons perdu la nuit » écrit d’entrée Bruno Patino, finies les heures d’obscurité et de lumière qui rythmaient nos journées et nos nuits. Qu’est-ce-à dire ? Tels des tournesols, nos yeux sont invariablement tournés vers la lumière des écrans : cinématographiques, informatiques, et à présent, téléphoniques. Nos téléphones, tous désormais « portables »,« iphones » ou « smartphones », nous aimantent, jour et nuit, heure après heure, qu’on soit sédentaire, marcheur ou, pire, automobiliste. Nos cerveaux qui suivaient le rythme des nuits et des jours ont laissé filer l’équilibre naturel de l’éveil et du sommeil, nos vies basculant ainsi dans le monde de l’« écran total » permanent et invasif, obscurcissant nos perceptions et nos jugements des mirages de l’artifice et des brumes de l’équivoque.

La question de l’omniprésence des écrans n’est pas neuve, elle était déjà là en plein cœur du siècle précédent, quand la télévision, ou « petite lucarne », investissait alors nos salons et commençait à détourner les conversations des repas de famille. Jean Baudrillard le disait presqu’un demi–siècle avant Bruno Patino, dans Cool Memories : « La télévision ne connaît pas la nuit. Elle est le jour perpétuel. La TV incarne notre peur des ténèbres, de la nuit, de l’envers des choses. Elle est la lumière incessante, l’éclairage qui met fin à l‘alternance du jour et de la nuit. »

Le téléphone, toujours dans la poche, dans la main, sur le bureau, sur le chevet, sous l’oreiller, met à ma disposition, témoigne Bruno Patino, « 7865 titres de musique que j’ai préalablement sélectionnés, 2300 épisodes de séries que je n’ai pas encore regardés, 842 films que j’ai étiquetés dans ma liste, 14 abonnements à des journaux, 529 livres en format numérique qui n’attendent que ma lecture ou ma relecture, ou l’oubli, 3054 comptes que je suis sur Twitter. Je suis entouré par une foule de propositions visant à masquer la solitude de l’asomnie. Et pourtant cet infini produit comme une menace diffuse, comme l’annonce d’un découragement qui prolongera l’absence de sommeil. Tout est là, et tout, c’est beaucoup trop. […] Il faut choisir quand il faudrait plutôt dormir. Et c’est alors qu’arrive la conscience du flot, du déluge, du tsunami qui se cache derrière l’écran minuscule. […] Je suis le roi, je peux tout choisir, mais je suis fatigué à la simple idée de devoir le faire. […] Un roi avec trop de divertissements, accablé. » Accablé d’une infinité d’informations jusqu’au vertige, nouvelle forme d’« infobésité », nous dit Bruno Patino. Avec, à la clé, ce fatal paradoxe d’une liberté démesurée conduisant à l’insatisfaction permanente, à l’indécision chronique, à la lassitude…

Alors, que faire ? « Renoncement, délégation ou fuite » ? Jean Baudrillard, toujours lui, écrivait déjà : « Nous entrons avec l’informatique dans une ère d’exhaustivité, qui est aussi une ère d’épuisement. » D’épuisement et d’ennui, deux dangers qui nous feraient même renoncer à toute forme de curiosité intellectuelle, ressort et aliment essentiel d’une vraie culture dont on voit les ravages jusque dans les ventes de livres : en 2022, 58000 livres en Grande-Bretagne se sont vendus à moins d’une douzaine d’exemplaires, nous dit Bruno Patino.

Une lassitude et un découragement qui feront les beaux jours de ces sites qui connaissent vos penchants, plaisirs et phobies que vous avez laissé traîner sur la Toile, et qu’ils choisissent, à grand profit, d’exploiter et diffuser finalement pour vous, à votre place. La liberté devenue servitude, de ces « Servitudes virtuelles » comme l’annonce le dernier livre de Jean-Gabriel Ganascia. Paradoxe d’une technologie supposée nous libérer, à laquelle nous nous soumettons, et qui « réduit nos comportements, nos goûts, nos relations, nos amours et bientôt nos humeurs en équation. Le calcul de ses algorithmes nous impose des rails, nous rend prévisibles. » Notre vraie vie est donc bien loin, faite de hasards, de rencontres et de découvertes !

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Photo prise par Shahadat Rahman (@hishahadat)

Et le tableau n’a rien d’idyllique : des écrans qui absorbent, des images qui fascinent, des flots de représentations et de mots transportés par un réseau, « Internet », autoroute de l’information, vraie ou fausse, réelle ou « fake », initialement lancée par Arpanet, création militaire américaine de 1969, et qui, 20 ans plus tard donnera naissance au World Wide Web et sa fameuse triple initiale qui connecte à ce jour 5,3 milliards d’humains – 36 millions en 1996 – échangeant 14 milliards de connexions 11 heures par jour, « tous nos repères temporels ainsi emportés »,  dopées par les réseaux sociaux – TikTok, Facebook, Instagram, Twitter, YouTube et tutti quanti – où le pire se mêle au meilleur, sans restriction ni distinction ! « Maîtres du buzz, prophètes de l’outrance, ils ont colonisé nos vies politiques, nos espaces publics et, parfois, une partie de nous-mêmes. »

La vitesse de propagation des connaissances est partie prenante du progrès humain, il est vrai. «  Dès 1455, l’atelier de Gutenberg fabrique 180 bibles par an et cinquante ans plus tard, il y a 15 millions de livres en circulation sur la terre » rappelle Bruno Patino. Et la production des données, y compris les nôtres, privées voire intimes, que l’on dépose sur la Toile, devrait augmenter de 40% par an d’ici à 2028, facilitées par le phénomène de l’intelligence artificielle générative, l’outil ChatGPT désormais universellement répandu et, pourvu qu’on lui donne les ingrédients à exploiter, capable de travailler tout seul à la rédaction d’un texte, d’une dissertation, d’un essai, d’un roman, voire de l’écrit le plus insaisissable, irréductible et personnel comme le poème, qui sait ? « Nous imaginons, mi–fascinés, mi–effrayés, un futur proche où il nous remplacera dans la plupart de nos fonctions. » C’est du moins ce qu’on imagine, même s’il est des penseurs, comme le philosophe Raphaël Enthoven, niant farouchement, dans son dernier essai, « L’esprit artificiel : une machine ne sera jamais philosophe » (Éditions de l’Observatoire, 2024), les capacités d’un tel outil à se substituer à la pensée humaine.

Cette IA, abréviation désormais quotidiennement glissée dans nos conversations, ne date pas d’hier. On en voit la naissance dans les années 50 avec les travaux d’Alan Turing, génie des mathématiques et de l’informatique, et les avancées du MIT américain qui crée en 1963 la première IA à réseau neuronal. En 1997, Deep Blue, ordinateur d’IBM, triomphe du champion du monde des échecs, Garry Kasparov. En 2015, Elon Musk et trois autres de ses collaborateurs créent la société OpenAI et mettent en ligne ChatGPT, machine conversationnelle. Le croisement de ces voies, vrai « big bang » technologique et sociologique, offre alors à nous tous, mais tout spécialement aux entreprises, un outil de travail qui ne manque pas d’inquiéter, menaçant d’obsolescence certains métiers, voire des pans entiers de l’activité humaine. C’est du moins ce que laisse entendre l’école transhumaniste, née dans la Silicon Valley, de la Singularité (Singularity) qui propage l’hypothèse que les IA, un jour ou l’autre, « surclasseront l’humanité dans tous les domaines ». Une révolution qui ouvrirait la voie à toutes les possibilités de réorganisation du travail et de la société, sources d’espoir et d’effroi mêlées. Et qui n’est pas sans faire penser, nous dit Bruno Patino, à la nouvelle d’Isaac Asimov, La dernière question, mettant en œuvre « un ordinateur surpuissant, Multivac, qui absorbe toutes les données disponibles, puis l’ensemble de la matière et de l’énergie de l’univers pour augmenter ses performances, au point de survivre à l’humanité puis à l’espace–temps. » Asimov nous offrait la parabole d’une humanité menant à sa propre extinction. Nous voilà donc revenus aux fictions d’un roman d’anticipation du milieu du siècle dernier ! Pourrait-elle bien être la réalité universelle des décennies à venir ? Bruno Patino n’y croit pas, qui pointe les failles de l’IA et des robots conversationnels qui ont la faiblesse de produire parfois « ce que les ingénieurs mêmes de l’Intelligence artificielle appellent des hallucinations, des phrases qui n’ont plus aucun rapport avec la réalité ». Seuls, « enseignants, médias, institutions, associations, organisations peuvent et doivent rester, devenir ou redevenir des tiers de confiance, dont la tâche est de certifier le réel face au simulacre [de l’artifice et du virtuel] et chercher la vérité des faits. »

Et puis n’oublions jamais « que l’humain et le vivant se nourrissent du réseau et le cultivent, et non l’inverse, [et qu’il nous faut] « circonscrire le calcul pour redonner de l’espace à la pensée, et quitter le simulacre [du virtuel] pour retrouver le rêve [de la vie réelle…], la rencontre et le partage, la découverte et la mise en commun des connaissances, la mobilisation sociale et politique, l’intelligence collective, […] l’expérience personnelle curieuse de l’expérience des autres », conclut Bruno Patino qui ne nous donne là pas autre chose que sa philosophie de l’existence et le prix à payer pour la faire nôtre également, loin des écarts et chimères « donquichottesques » du virtuel.

Submersion, de Bruno Patino, Grasset, octobre 2023, 134 p., ISBN 9782246836520, prix : 16 euros.

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Interview à écouter sur RadioFrance

Interview de Bruno Patino par le quotidien La Croix

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