Vibrations sinusoïdales, Snakeskins (un faux solo), de Benoît Lachambre, le 4 mai 2013 au Musée de la danse

« Avec Snakeskins Benoît Lachambre revient, après plus de dix ans, sur une création pour trois intervenants prenant la forme d’un solo en trompe-l’œil. La pièce convoque les enjeux majeurs de son travail : la conscience du geste et le corps comme filtre de perception. Évoquant inévitablement la mue, Snakeskins souligne ce qui en résulte et se décompose au fil du temps. »

www.christinedivito.com

Un et deux font trois

Pour ce faux solo, le chorégraphe québécois Benoît Lachambre s’est entouré de deux collaborateurs, le danseur et chorégraphe italien Daniele Albanese et du compositeur multi-instrumentiste Hahn Rowe. Daniele Albanese joue le rôle de l’assistant, du préparateur, de l’accessoiriste avant de participer pleinement à la danse. Hahn Rowe muni de différents instruments à cordes et de plaques de métal qu’il fait vibrer, impose le rythme et marque (ou efface) les transitions entre les différents tableaux, autant de mues, du spectacle. Le spectateur ressent la jubilation du jouer ensemble de ces trois individualités très fortes et contrastées.

Sans initiation…

Nous ne dirons rien de pratiques comme la somatisation ou le releasing, modes d’appréhension du corps déterminants pour Benoît Lachambre. Nous ne dirons rien non plus des mythes amérindiens qui ont inspiré le spectacle[1]. Nous ne nous sentons pas légitimes pour aborder ces sujets, pourtant passionnants[2]. S’il parait difficile de parler des intentions de l’auteur comme de qualifier sa pratique de danseur, que reste-t-il à dire? Décidément, plus l’on veut parler de la danse, plus elle semble se dérober sous nos pieds ! Reste encore à décrire choses vues et émotions reçues.

Nœud de serpents

Serpent : symbole universel, corps-signe, aux propriétés doubles ; à la fois peau et colonne vertébrale ; surface protectrice et structure vitale interne, forme exogène et endogène. Ainsi, si le titre Snakeskins porte l’attention sur l’épiderme : l’écaille, la coquille, la carapace ou l’écorce, sa dynamique interne envisage plutôt le serpent, comme câble, comme nerf, comme tendon, comme racine, comme lien – lien qui tire vers le haut, lien qui tire vers le bas, lien qui soutient, lien qui fait basculer – , serpent tendu comme un faisceau aussi à l’image du réseau de cordages de la scène, dont les lignes de forces en perspective suggèrent aussi bien la griserie de la vitesse – quand le temps se fait plus léger – qu’une brassée de roseaux prêts pour accueillir des larves de libellules venues se sécher.

Le serpent se mord la queue

S’il est possible d’évoquer le prologue et l’épilogue de la représentation, difficile en revanche de faire aujourd’hui la description, par le menu, dans l’ordre, des tableaux intermédiaires. La mémoire a soudé les morceaux, rebouclé les moments, cousus les lambeaux, renchainé les maillons, recomposé le puzzle dans le désordre[3]. Avouons aussi que certaines scènes sont restées bien énigmatiques et mystérieuses, pas la peine d’essayer de les interpréter même en invoquant l’anthropomorphisme ou le zoomorphisme !

Animal à sang froid

Un être chétif, à demi aveugle, au corps ankylosé, recroquevillé et tremblant, agité de secousses, est progressivement et très délicatement dépouillé d’écailles ou plutôt de fragments de coquilles par un homme paré d’un masque de catcheur, aux yeux en amande. Mais qu’est-ce qui sorti de l’œuf ? Un prédateur ou une proie ? Un reptile ou un oisillon? Un bébé ptérosaure ? Un être pré-historique ou post-historique ? Il est enserré dans un harnais de cuir : n’a t-il pas encore assez de force pour supporter son propre poids ou n’en a t-il plus assez ? Que les nouveaux nés peuvent ressembler à des vieillards et vice versa !

Le premier et le dernier

Une a une, les écailles/coquilles viennent se coller sur un grand tableau ; un puzzle s’assemble peu à peu mais ne sera jamais vraiment terminé. Il manque toujours des pièces. La surface n’est pas homogène, elle restera percée de trous noirs. Que voit-on sur le tableau ? Une photographie de Christine Rose Divito. Un visage à la peau sombre et parcheminée – un indien probablement – de profil, les yeux rêveurs (ou résignés ?) est peint sur un mur caché dans l’ombre : voilà un fantôme du passé. À droite, une percée de lumière et au bout de la ruelle étroite, un jeune sportif en bermuda avec le numéro 34 inscrit sur son T-shirt, tient un ballon de basket. C’est un américain d’aujourd’hui. Tout sépare ces deux hommes. Il en a fallu des saisons, il en a fallu des mues, des accouchements douloureux, et des « chainons manquants » : êtres intermédiaires, transitoires, hybrides, mutants, outcasts pour que l’homme d’aujourd’hui se soit finalement substitué à l’homme du passé. On peut parler d’évolution, mais de progrès… Les peaux anciennes tombent en lambeaux, remplacées par d’autres plus fraiches, plus lisses et luisantes, sans doute aussi plus fines et fragiles.

 Snakeskins_Christine-Rose-Divito_04La première mue

Le corps malingre vient d’être relié à des sangles elles-mêmes attachées à une imposante structure de métal. Et voilà que lentement le corps se tend, il se gonfle, les muscles prennent du relief, tirent sur les sangles. Le corps se déploie, sa masse semble augmenter aussi. Et pourtant voilà que Benoît Lachambre s’élève, comme libéré de la pesanteur !

Balance cosmique

Benoît Lachambre s’est hissé sur le réseau de cordes. Il trouve un équilibre et puis un  autre. A chaque stase, le corps semble devenir plus lourd. Les articulations se raidissent. Les membres se crispent. L’oscillation devient périlleuse. Voici qu’il hésite, voici qu’il vacille. Tremblements dans la toile.

Dans la peau de l’homme moderne

Blam ! Il a coupé les liens. Il est tombé de sa nacelle. Quelle chute ! Il est sonné ! Ah, le voici l’homme civilisé. Il est beau! Enserré dans son jean et ses gros souliers ! Il piétine, piétine, rumine, rumine, il veut une charge, il veut du cash, il lui en faut plus toujours plus ! Il est en colère, il prend son fouet ! Il se cherche un visage. Il en a trouvé un. Sa tête, c’est le ballon de basket. C’est un homme-mouche, aberration de la nature, sorti d’un télépode primitif, grossier sac de toile. Le voilà maintenant face à lui même, en tête à tête avec le ballon crevé. Pathétique Hamlet. Mieux vaut en rire !

 Snakeskins_Christine-Rose-Divito_03Corps et âmes déliées

Les serpents se sont transformés en flammes dorées ondulantes – mais si ! C’est à voir ! La conclusion est proche. Hahn Rowe commence à ranger ses instruments, ses stridences électrisantes, envoutantes rappelaient parfois le bruissement d’insectes, mais ce n’était pas pour autant une musique abstraite, elle véhiculait des émotions très humaines et immédiates[4]. Rajoutons que sa présence physique sur la scène (et il prenait parfois une part active au jeu) participait beaucoup de l’équilibre du trio. Les techniciens démontent les poutres de métal, délient les cordes, rangent les accessoires. On entend de nouveau, comme au prologue, le chant des oiseaux. Benoît Lachambre et Daniel Albanese saluent les spectateurs. Les danseurs se sont dépouillés de tous leurs masques, ils ne sont plus vraiment en représentation, vêtus de simples juste-aux-corps et survêtements, pieds nus pour l’un, baskets pour l’autre, ils continuent cependant à se mouvoir sur scène, pour libérer l’énergie accumulée pendant le spectacle, pour le plaisir. Ils s’arrêtent de danser puis recommencent, marquent une pause, saluent le public, et reviennent encore pour quelques pas. Il faut les voir glisser sur la scène entre les éléments épars du décor, avec tant de légèreté, sans contraintes aucunes. Rarement spectacle connut fin si douce et subtile.

Snakeskins (un faux solo), Création et interprétation: Benoît Lachambre, Compositeur et musique live: Hahn Rowe Avec la participation de Daniele Albanese, Scénographie: Benoît Lachambre, Philippe Dupeyroux et Yves Godin, Lumière: Yves Godin, Costumes et accessoires: Alexandre Bertaut, Photographie: Christine Rose Divito, Direction technique: Johannes Sundrup, Régisseur plateau: Erwan Masseron

[1]Peut-être pourrons-nous en apprendre bientôt plus sur le site de Benoît Lachambre….

http://www.parbleux.qc.ca/

[2]Nous espérerons toutefois aborder un jour ces questions, peut-être par le biais d’entretiens.

[3]Pour pouvoir décrire le spectacle dans sa linéarité, il aurait pu être utile de prendre des notes pendant la représentation… Au risque de gâcher l’expérience spectatorielle ! En fait, pour parfaire cette chronique il faudrait avoir la chance de revoir Snakeskins!

[4]Ses mélodies étaient dignes d’un Howard Shore au sommet de son inspiration. Mais c’est dommage de ne pouvoir faire mieux que de comparer la musique très originale de Rowe, à celle d’un autre !

Rotomago
ROTOMAGO [matthieu mevel] est fascinateur, animateur de rhombus comme de psychoscopes et moniteur de réalité plurielle. rotomago [@] unidivers .fr

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