H+ explore la quête de l’immortalité à la croisée de l’héritage pythagoricien et du projet transhumaniste. 

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Ile de Samos, 981 jours avant

L’arrivée sur l’île de Samos par l’Ouest est spectaculaire. Un point scintillant grandit à l’horizon. C’est le mont Kerkis avec son sommet de marbre blanc. Époustouflant. C’est sur son versant oriental que se trouve la grotte où Pythagore trouva refuge à l’époque où le roi Polycrate régnait en Maître sur l’île et en voulait à la vie du philosophe. Autour de ce grand massif de marbre, tout verdoie. Près d’un demi-millier d’hectares d’une riche végétation.

Entre les forêts de platanes, pins, châtaigniers, chênes, mûriers, s’étendent des prairies de mille-fleurs, des vignes en pente douce, des champs d’oliviers, de tabac, coton, oranges, mûres, figues, melons, grenades, citrons et roses. Entre eux, des villages et bourgs abritent une population de 33000 personnes en hiver, deux fois plus en été où la température se stabilise entre 25° et 30 °C. Avec des vents permanents au sud, de douces vallées encaissées, une dizaine de monts, des chutes d’eau parfois vertigineuses, des criques taillées pour la plongée en compagnie de phoques et un vaste réseau de gorges propice à l’escalade, c’est le paradis. Le paradis du surf, de la plongée, de la randonnée et de l’escalade.

Au centre s’élève le massif rocheux d’Oros Karvouni où trouve refuge une multitude d’animaux, d’oiseaux et de plantes rares : sangliers, chèvres, biches, lièvres, quelques paons, plein de pigeons, tourterelles, bécasses et des hirondelles blanches, dodues comme des perdrix, lesquelles sont en quantité prodigieuse. Au nord-est, Samos, l’actuelle capitale de l’île s’étend au fond du golfe en amphithéâtre autour du port. D’étroites rues sinueuses bordées de maisons blanches aux fenêtres vertes et bleues et aux petits balcons en bois.

C’est au sud, non loin du mont Kastro, que le jet de Pierre entame sa descente finale. C’est sous ce petit mont que le tyran Polycrate ordonna la plus impressionnante réalisation de génie civil de l’Antiquité, le Tunnel d’Eupalinos. Il aura fallu dix années et des milliers d’esclaves pour forer la roche calcaire d’un versant à l’autre et installer un aqueduc souterrain de plus d’un kilomètre destiné à alimenter en eau douce l’ancienne capitale de Samos, le bourg de Pythagore. Mais voilà que l’avion atterrit sur la piste de l’aéroport de Samos qui sépare le centre de Pythagore et le Temple antique où certains Samiens adorent encore la déesse qui y naquit il y a quelque 3000 ans : Héra, sœur et femme de Zeus.

Samos

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Maison de Pythagore, île de Samos, 981 jours avant

Quelques minutes suffisent aux deux 4×4 où prennent place Noor, Ève, Pierre et leurs quatre gardes du corps pour se propulser près du domaine situé sur les hauteurs de Pythagore, à une centaine de mètres de l’entrée du Tunnel d’Eupalinos. Ève ne s’attend à rien de précis. Cela étant, au regard des moyens financiers, semble-t-il, très élevés de Pierre, un vaste et magnifique palais antique est des plus probables. Les tout-terrains finissent de gravir une longue pente avant de ralentir devant un champ de vieilles pierres et de murs effondrés. Des moyens pas si colossaux pour préférer une ruine 1 étoile à un hôtel 5 étoiles… se dit Ève dans un sourire amusé. Mais une fois contourné le «site qui vit autrefois se dresser le château du roi Polycrate» et dépassée une discrète et épaisse rangée de châtaigniers, apparaît une vaste clairière taillée en rond dans un bois de lauriers noirs. Trois maisons quasi identiques, en pierres chaulées surmontées de toits de lauzes, se répartissent au sommet d’un immense triangle en pierre qui pave le sol.

– Bienvenue dans la maison de Pythagore, Ève!

tetraktys pythagore

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Maison de Pythagore, île de Samos, 981 jours avant

En descendant du 4×4, Ève observe l’immense triangle rectangle dont les côtés mesurent à peu près 20 mètres chacun. Il est divisé lui-même en dix pierres taillées en triangle avec des angles numérotés.

Prise d’un frisson lugubre, une sensation d’inquiétude sans contenu, Ève se demande dans quelle histoire elle est tombée. Si elle ne fait pas n’importe quoi en suivant Pierre et Noor. Et ces deux hommes – Moran, un colosse blond à l’accent slave; Hel, un Islandais au corps souple et au sourire bêta – et ces deux femmes – Audra, grande brune taciturne au visage scarifiée; Izanami, une Japonaise quasi naine au visage dur comme l’acier – tous les quatre sont vêtus d’épaisses vestes militaires en lin sombre qui dissimulent mal leur équipement. Noor et Pierre les ont présentés comme «les gardes du corps qui veillent sur nous, les gendarmes de l’Ordre de Pythagore ». Et d’ajouter avec un demi-sourire : «On les surnomme les quatre cavaliers de l’Apocalypse…» Comment pourrait-elle faire confiance à ces quatre molosses aussi aimables que des portes de prison?! Mais dans quelle histoire s’est-elle fourrée !

À la base du triangle, les deux hommes pénètrent la maison de gauche à l’angle du chiffre 6 tandis que les deux femmes s’engouffrent dans celle de droite près du 7. Ève, Pierre et le labrador entrent dans la maison sommitale précédés de Noor qui est agréablement accueillante. Elle semble sincèrement attentionnée, d’une personnalité à la fois classique et hors du commun. Elle aide Ève à s’installer dans une chambre au confort simple, mais à la literie douillette. Sous une charpente apparente, un lit maçonné recouvert de draps de lin est entouré de portes de placards en treillage de bois. Une petite lampe de chevet, un bureau, une chaise et un fauteuil années 50 complètent l’ensemble. Une puissante douche très chaude relaxe Ève. Puis les crèmes de soin à la fraîcheur pétillante que lui a offertes Noor sont les bienvenues. Ève s’apaise. Elle se sent mieux tandis qu’elle sèche et brosse ses cheveux. L’inquiétude s’est muée en légère intranquillité. Elle a un peu faim, et elle respirerait bien la nature environnante. Elle sort de sa chambre et circule lentement dans la maison. La décoration est simple, mais contemporaine, le bois brut en est absent : chaises, bancs, huisseries, plafonds ont été chaulés en blanc. Et des tapis peints à même le sol, inspirés des motifs grecs traditionnels. Elle rejoint la cuisine avant d’apercevoir Pierre et Noor qui l’attendent assis sur un sofa en lin crème sous la pergola qui prolonge le salon à l’extérieur. Un sofa, trois fauteuils tressés et quatre poufs blancs entourent une table basse en teck où Vilayat pose sagement son élégant museau.

– Tu te sens mieux, Ève?

– Oui, merci.

– Ta chambre te convient-elle?

– Très bien.

Pierre s’empare d’une cruche en grès et sert le verre de Noor, s’approche de celui d’Ève et s’arrête au-dessus.

– Veux-tu boire un nectar?

– Un nectar de quoi? D’abricot?

– Non, pas un nectar, LE nectar.

– …

– Le nectar des dieux.

– Vous voulez dire la boisson que buvaient les dieux dans l’Olympe afin de rester immortels?

– Exactement.

– Je vous félicite d’avoir trouvé la recette. Je suppose qu’elle est en accès libre sur cuisine-du-monde.com…

Noor et Pierre lâchent un rire franc, mais mesuré. Le chien lève une oreille sans pour autant ouvrir les yeux.

– Tu as bien raison d’être moqueuse. Notre manière de vivre doit te paraître un peu extravagante.

– Pourtant le nectar fait partie de l’héritage culinaire de Pythagore. Certes, il ne rend pas immortel, mais nous aimons croire qu’il y contribue un peu. Alors, tu veux goûter?

– Vous en prenez également?

– Noor est déjà servie et je vais faire de même.

– Dans ce cas, volontiers…

– Je te laisse découvrir par toi-même la recette. Mais je t’aide un peu en te livrant la base : ce sont deux variétés rares de chardon et de chanvre macérées dans de la rose et de la gelée royale.

– Assieds-toi où tu veux, Ève.

Tandis que Pierre la sert, Ève se pose sur le fauteuil tressé après avoir un instant hésité avec un pouf à l’aspect bien confortable. Elle observe autour d’elle la terrasse, la clairière et l’immense triangle Tétraktys. Ève s’empare du verre en remerciant son hôte. Elle en déguste quelques gorgées.

– Le goût est curieux…

Elle laisse une bonne minute son corps et son esprit décoder les informations qui excitent les récepteurs sensoriels de sa bouche et de son nez :

– De l’orge et de la rose macérées dans un vin rouge léger mêlées de gelée royale et d’huile d’olive. Le goût est étrange, inattendu. Ce n’est pas mauvais. Mais je ne dirais pas que c’est bon, non plus.

– Impressionnant!

Ève poursuit sa dégustation.

– Ah oui : je reconnais la présence du chardon! Par contre, je n’arrive pas à le reconnaître; il y a tellement de variétés… Ou bien je n’arrive pas à me rappeler ou bien je ne l’ai jamais croisé. C’est possible, si c’est une espèce rare.

– C’est un chardon champêtre qu’on appelle ici en grec leucas.

– Étrange… Ça me rappelle quelque chose. Quelque chose que j’aurais oublié sans arriver à m’en souvenir…

– Si tu veux, je t’en montrerai demain, il y en a tout un champ non loin d’ici.

– Mais vous essayez de me droguer ou quoi?

– Pardon?

– Je décode une séquence organoleptique qui me fait carrément penser à du shit!

– Du shit?

– De la beuh, de la weed, vous voyez, quoi?! De la défonce…

– Ah d’accord! Il s’agit d’un chanvre indien récréatif, avec une concentration très pauvre en THC, mais riche en cannabidiol. Donc, aucun risque d’être défoncé, mais une bonne chance d’être relaxé!

– Au point où j’en suis, je crois que j’aimerais bien les deux…

***

Maison de Pythagore, île de Samos, 981 jours avant

Ève finit de siroter son nectar en observant la décoration et les coussins en lin verts et bleus :

– Vous vivez ici à demeure?

– En fait, oui et non. Nous habitons ici, mais nous sommes souvent en déplacement à l’étranger.

– Pardonnez ma curiosité, mais pourquoi vivez-vous dans la maison de Pythagore?

– Ève, n’aie aucune gêne à nous poser toutes les questions que tu veux. D’accord?

– D’accord.

– C’est nécessaire que nous apprenions à nous connaître.

– C’est sûr…

– Pour tout te dire, comme tu poses la question, sache que l’Ordre procède à l’élection de son Maître universel tous les dix ans; à chaque fois, une femme prend la suite d’un homme et inversement. Le ou la nouvelle élu(e) emménage dans la maison de Pythagore pour un mandat de dix ans. C’est une coutume qui s’instaure dès ses premiers successeurs dans l’antiquité.

– Donc, vous êtes le chef de la secte?

– Chef, c’est un bien grand mot. Du moins, sans ma présence, les initiations à l’Art énergétique de notre Ordre ne peuvent pas avoir lieu.

– Et pourquoi cela?

Pierre se penche pour se resservir un verre de nectar avant de reprendre :

– Il y a deux raisons. La première, c’est que le Maître universel prononce une formule secrète sans laquelle aucune initiation ne fonctionne. En pratique, deux fois par mois, je visite un temple différent où tous les candidats de tel pays ou telle région sont regroupés afin d’être initiés. La seconde, je dois veiller à ce que le nombre de pythagoriciens vivant au même moment ne dépasse jamais les 144 000.

– Pourquoi?

– Personne n’en sait rien.

– Vraiment?

– Je sais, cela peut paraître idiot d’appliquer des règles que l’on ne comprend pas. Mais ce fut la dernière exigence que Pythagore a confiée à son épouse Théano après lui avoir révélé la formule secrète.

– Mais, combien de personnes sont susceptibles de devenir pythagoriciens, de devenir pythas comme vous dites?

– Le minimum requis, c’est que le cerveau possède cette dimension supplémentaire que nous appelons la Lyre. Or, nous ne savons pas combien d’humains sur terre en sont doués. Les statistiques produites depuis un siècle estiment que c’est le cas pour environ 1 personne sur 50 Il y aurait sur terre en ce moment même entre 1,2 et 1,8 million d’humains surdoués. Mais cela reste approximatif.

– Mais tous ne deviennent pas pythas?

– Non, loin de là. La grande majorité ne croise jamais de leur vie un membre de l’Ordre, et n’est donc pas approchée. C’est ainsi. Si nous ne t’avions pas tellement cherchée, Ève, on aurait pu ne jamais te détecter…

– Vous voulez dire que j’ai en moi cette Lyre?

– Oui, bien sûr. Tu es surdouée comme nous.

– Mais comment le savez-vous?

– Parce que je suis entré en communication avec ta vie intérieure et que je l’ai perçue. Elle sommeille en attente d’être activée. Mais déjà elle vibre dans son sommeil…

– Vous faites ça grâce à vos mains, c’est ça? Quand vous les collez contre les miennes. Une ou deux fois, j’ai ressenti comme une présence en moi ; positive, mais étrangère. C’est ça, n’est-ce pas?

– Le contact s’opère par l’intermédiaire des paumes des mains. Un pytha perçoit le corps énergétique d’un humain dès lors qu’il enferme sa main dans les siennes. Mais la vitalisation nécessite que les quatre paumes soient collées pour synchroniser les deux corps.

– C’est… pour le moins… déroutant. Pour baisser d’un cran dans l’extravagance – si tant est que la chose soit possible – j’ai une question à vous poser. Une question plus terre à terre, plus intime aussi : avez-vous des enfants?

– Non. Et même si nous avions pu, nous n’en aurions pas eu.

– Et pourquoi?…

Après avoir passé la paume sur son sari pour en réduire un pli, Noor poursuit :

– Ève, l’effet certainement le plus déplaisant de l’initiation à  l’Art énergétique – que le profane candidat à l’initiation est invité à mûrement réfléchir avant de s’engager définitivement – c’est qu’elle rend stérile. C’est le lot à payer pour tout initié : se nourrir d’énergies démultipliées à l’avantage d’augmenter la durée de vie, mais, dès la première vitalisation, dès la première absorption d’une énergie d’origine étrangère, l’initié perd à jamais sa fécondité. Les dames n’ont plus d’ovulation ni les messieurs de zoospermie.

– Dis-moi ce tu manges et je te dirai qui tu es…

– Tu ne manques pas d’humour, Ève… s’esclaffe Pierre d’un air surpris.

– Vous non plus, Pierre, vous non plus… Et les pythas qui ont eu des enfants avant d’être initiés?

– Eux, grande est leur peine de voir leur rejeton vieillir plus vite qu’eux. Ce n’est vraiment pas naturel de voir ses enfants disparaître avant soi. Heureusement, ils sont très rares dans ce cas.

– Mais vous êtes mariés?

– Symboliquement, oui. Étant donné nos particularités existentielles, nous marier serait un peu compliqué au regard de la loi comme d’une nécessaire discrétion. Disons : en union libre.

– Je ne suis pas sûr de bien comprendre…

– Eh bien, comme tu peux le constater, nous avons une différence d’âge assez marquée, Pierre et moi. C’est que Pierre a été initié assez tard, à l’âge de 60 ans. Et moi, très jeune, à l’âge de 26 ans.

– En Inde?

– Non j’ai été initiée en France. Et je suis indo-américaine. Et, pour ne pas faire simple, je suis née en Russie. Je m’appelle Noor Inayat Khan. Ma famille est originaire de Mysore au sud de l’Inde.

Mais Noor est interrompue par l’arrivée subite du grand Moran qui réclame à Pierre sa présence dans la salle de réunion.

***

Maison de Pythagore, île de Samos, 981 jours avant

Pierre revient après une absence d’une dizaine de minutes, il affiche une moue légèrement contrarié.

– Excusez-moi. Rien d’important. Reprenons. Noor, tu étais en train de te présenter à Ève…

– Oui, mais on a changé de sujet en ton absence. Ève me racontait comment est né son amour de la botanique. Et je crains que notre jeune invitée soit trop fatiguée par cette éprouvante journée pour écouter une dame, plus si jeune, raconter sa longue vie par le menu. On parlera de mon histoire plus tard.

– Qu’en penses-tu, Eve ? ajoute Pierre.

–  J’en pense que je suis toute prête. Ecouter votre histoire va m’aider à mieux comprendre vos particularités existentielles…

– Et apprendre à nous connaître… ajoute en souriant Noor.

– Exactement… conclue Eve elle aussi tout sourire.

– Eh bien, si tu veux. Alors, allons-y.

– …

– …

– Tout commence au début du XXe siècle avec mon père qui était un maître soufi réputé. Il transmettait sa vision mystique à travers ses compositions musicales. C’est lors d’une tournée en Californie qu’il a rencontré ma mère, Ora Ray Baker. D’où ma double origine indo-américaine. Pour compliquer un peu plus les choses, je suis née le 1er janvier 1914, à Moscou où mes parents avaient été invités à se produire à la cour du tsar Nicolas II. Le prénom Noor-un-Isa qu’ils m’ont donné signifie «lumière des femmes». Rien que cela!…

Noor part d’un rire franc qui a pour effet de livrer à la lumière de solides dents blanches légèrement ternies par le temps.

– Les premiers signes de la Révolution bolchévique firent fuir ma famille à Londres puis à Suresnes près de Paris. Très vite, nous fûmes heureux en France. Mais l’amour du soufisme de mon père le conduisit à nous abandonner afin de retourner en Inde. Où il mourut en 1927. Ma mère ne s’en est jamais remise. J’ai dû m’occuper, beaucoup, de ma sœur et de mes deux frères. Cela étant, parallèlement, j’ai suivi des études de psychologie infantile en Sorbonne et de lyre, de harpe et de cithare au Conservatoire de Paris tout en m’adonnant à ma passion : écrire des contes pour enfants. Des petites fables bouddhistes habitées par des animaux fragiles qui, à mon image, révèlent leur bravoure…

Noor lâche un nouveau petit rire communicatif que partage Pierre et qui détend Ève. Vilayat relève une oreille et ouvre un œil intrigué qu’il referme bien vite.

– Également, en étant préparée à l’initiation pythagoricienne par un ami pianiste. J’ai été initiée en 1940. Juste avant l’invasion de la France par l’Allemagne. Bien que pacifiste et anti-impérialiste, avec mon frère Vilayat, nous avons compris que la non-violence n’était plus une option face à l’agression nazie. Nous n’avions pas d’autre solution que de rallier Londres où je me suis engagée comme volontaire dans la WAAF, la branche féminine de la Royal Air Force. Étant parfaitement quadrilingue, j’ai été nommée en 1942 agent secret au sein du Special Operations Executive, le service de sabotage et de renseignement créé par Churchill pour infiltrer la France occupée. J’y ai été parachutée le 16 juin 1943 afin de servir d’opérateur radio pour le réseau «Cinema-Phono». Qui a contribué à l’opération Bodyguard : convaincre les Allemands que le débarquement allié aurait lieu sur les plages du Pas-de-Calais. Mes faux papiers me désignaient comme Jeanne-Marie Rénier, bonne d’enfants. «Madeleine», c’était mon nom de code. Cela étant, mes amis me surnommaient Nora Baker. Me surnommaient du moins jusqu’à ce que je sois arrêtée à Paris par la Gestapo le 8 octobre 43 sur dénonciation d’une résistante pour une histoire de jalousie sentimentale… Oui, les êtres humains sont parfois terriblement décevants…

Noor se tait, absorbée dans ses souvenirs. C’est Ève qui la rappelle au présent d’une voix douce :

– Et ensuite, Noor?…

L’ancienne résistante prend une large respiration avant de poursuivre :

– Ensuite, direction avenue Foch, au siège de la Gestapo. Ce fut le début des tortures. Puis la déportation à la prison de Pforzheim, près de Karlsruhe en Allemagne. Pour dix mois. Dix mois de cachot, les pieds et les mains enchaînés, à être régulièrement tabassée. Contrairement aux autres, j’ai résisté aux conditions de vie atroces qui m’étaient imposées grâce à l’Art énergétique. Les nazis n’ayant jamais réussi à me faire parler, j’ai été classée détenue Nacht und Nebel, Nuit et brouillard, autrement dit : à laisser disparaître. Mais, au mois de septembre 1944, j’ai été transférée à Dachau. Le 12 septembre, Ruppert, un officier SS m’a fait amener avec trois autres agentes de la SOE, mes chères Yolande Beekman, Eliane Plewman et Madeleine Damerment – toutes fusillées…

Noor s’absente de nouveau dans ses souvenirs. Avec une tendresse délicate, Pierre passe la main dans ses cheveux et repousse en arrière une mèche qui était tombée sur ses yeux.

– Ruppert s’est mis à me rouer de coups à la schlague en me traitant de «hexe !», de sorcière. Il portait des gants en cuir, il était en furie, je ne pouvais rien faire. Alors qu’il s’apprêtait à m’achever d’une balle dans la tête, le médecin-chef du camp, Sigmund Rascher, informé de mon exceptionnelle résistance physique, a demandé mon transfert dans son service médical. Dès que mes examens cliniques eurent révélé mon potentiel vital hors du commun, je devais être transférée vers le camp alsacien de Natzweiler où les universitaires du Reich menaient des expériences médicales sur les prisonniers. Entre temps, le tristement célèbre Professeur SS August Hirt a exigé ma venue immédiate à l’université du Reich de Strasbourg qu’il dirigeait. Dès qu’il m’a reçue, j’ai compris ce qui m’attendait : «Cela fait des années que je cherche l’un des tiens…» m’a-t-il déclaré en plantant ses petits yeux cruels dans les miens. Il avait eu vent de l’initiation pythagoricienne. Il était prêt à tout pour en acquérir le secret. D’autant que sa femme et son fils venaient d’être tués durant le bombardement de Strasbourg de septembre. Après différentes tentatives, il a vite compris que je ne parlerai pas. Comme les Alliés venaient d’enclencher la libération de Strasbourg, il m’a fait subir en urgence, le 22 novembre, une longue séance de torture à base de scopolamine, un sérum de vérité. C’est attachée à un fauteuil que les soldats du général de Leclerc m’ont trouvée dans le coma le 23 novembre. Hirst s’était enfui. J’ai réussi à regagner Paris et trouvé refuge dans une petite communauté de pythas qui a préservé mon souhait d’anonymat. La guerre m’avait complètement changée. Il m’a fallu plus d’un an pour me refaire une santé, du moins une santé physique. Mais je n’étais toujours plus la même qu’auparavant. Je n’ai rien fait pour que ni mon frère qui avait survécu au Débarquement ni la famille qui me restait apprenne que j’étais en vie. J’ai laissé filer… J’ai commencé à revivre quand j’ai rencontré Pierre à l’automne 1946. Rapidement, tant son esprit était déjà mûr, je l’ai conduit vers l’initiation. Tandis qu’il m’a réparée en sortant les camps de ma tête.

Pierre s’empare de la main de Noor qu’il caresse pendant une bonne dizaine de secondes. Noor prend une large inspiration avant de poursuivre :

– Le lendemain de son initiation en 1951, nous nous sommes envolés vers New York. Comme Pierre était prêtre catholique romain, nous y avons vécu tous les deux séparés. Pour autant, nous nous fréquentions en secret. Jusqu’en 1955 où nous n’avons plus supporté cette situation. Avec des frères et sœurs pythas, nous avons organisé sa «disparition» sous forme d’une crise cardiaque. Nous avons vécu ensuite quelques semaines en Californie chez notre ami l’écrivain Aldous Huxley avant de nous embarquer pour l’Afrique du Sud puis le sud de l’Inde, sur les terres de mes ancêtres, ensuite la Chine, un pays que Pierre connaissait déjà bien. Mais depuis que j’ai été nommée à la tête de l’Ordre, il y a dix-sept ans, suivie par Pierre, il y a sept ans, nous partageons jusqu’à la fin de son mandat notre temps entre Samos, les initiations dans différents pays ainsi que des périodes de repos dans l’île chinoise de Putuoshan où Cixi, la nièce de Pierre, possède une magnifique demeure. Voilà, Ève, tu sais tout.

– Ou presque.

– Ou presque… approuve Noor en éclatant de rire.

– En tout cas, Noor, je suis honorée de rencontrer une personne de votre stature.

– Je peux aisément te retourner le compliment, ma chérie.

La jeune fille en deuil qui se nourrit des énergies végétales et la belle résistante pythagoricienne échangent un large sourire confiant rempli de joie silencieuse.

– Allons, Mesdames, il n’est jamais bon de trop laisser les souvenirs nourrir le présent, allons donc dîner!

Ni une ni deux, Noor se relève d’un coup, suivie au même instant par le labrador, en attrapant une étole bleu clair qui pendait négligemment sur le coin du sofa :

– Oui, bonne idée, ça va nous faire du bien de nous réjouir un peu! Ève, nous avons prévu de te faire découvrir la Taverne Antonis dans le village de Chora à quelque 2 km d’ici. Un petit restaurant familial composé d’une cuisine et d’une terrasse ombragée. Pour autant, la cuisine de Madame Antonis est réputée auprès des gourmets dans toute la Grèce. Tu vas voir, on va se régaler.

Ils se mettent en marche en se réjouissant de se dégourdir les jambes. Discrètement rejoints par deux gardes du corps, ils dépassent les limites de la propriété matérialisées par ce vaste massif de lauriers noirs entouré d’un bois de châtaigniers. Aussitôt se découvre au regard l’étendue marine. Les reflets d’émeraude argentés dissolvent d’un coup la sensation lugubre qu’Ève ressent depuis qu’ils sont sortis de la maison. Elle entend à nouveau la nature bruisser autour d’elle et le chant des oiseaux.

Noor Inayat Khan
Noor Inayat Khan (date de naissance : 1er janvier 1914 à Moscou, date officielle de décès : 13 septembre 1944 au camp de concentration de Dachau)

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Tous les personnages et les situations de ce récit sont purement fictifs à l’exception de ceux qui ne le sont pas.

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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