Carla Adra Se perdre sans peur
Carla Adra, Ça te colle à la peau, vidéo HD, 2023, Mécènes du Sud. Courtesy de l’artiste et galerie Valeria Cetraro.

40mcube présente Se perdre sans peur, l’exposition pluridisciplinaire de Carla Adra. La production est visuelle, sonore et performative et elle sera visible du 3 février au 4 mai 2024 dans la salle d’exposition du centre d’art contemporain rennais. L’artiste nous parle des questionnements qui entourent ses productions artistiques et des formes plurielles que ces dernières peuvent prendre. Entretien.

40mcube Carla Adra

Unidivers – Vous travaillez sur plusieurs formes artistiques – la sculpture, l’écriture, la photo, le design, comment décrivez-vous votre travail ? 

Carla Adra – Ma pratique s’établit sur plusieurs médiums différents : la vidéo, la performance, le son, la sculpture, le dessin et l’écriture. Je suis curieuse de travailler sur différents matériaux, alors j’aime naviguer entre plusieurs disciplines. La performance est le cœur de mon travail. Le rapport à l’autre, les questions d’identité et la manière dont on se construit dans la rencontre. J’ai plusieurs questionnements : qu’est-ce que la rencontre ? À quel point on peut se définir en se nourrissant de l’autre ? Comment l’autre peut aussi venir effacer une identité ? Comment on peut devenir quelqu’un d’autre ? Cette ligne entre soi et l’autre m’intéresse, je la traite de manière très différente selon mes travaux. Ces questions sont un point de départ pour interroger des normes de représentation et d’identité. 

Unidivers – Vous êtes française, canadienne et libanaise, votre triple culture s’exprime-t-elle dans votre pratique artistique ?

Carla Adra – Oui. Je crois que l’identité se construit avec les différentes personnes et les différentes cultures, et qu’il est aussi question de déplacement et de géographie. L’identité se forge aussi grâce à un territoire et un ancrage réel, mais elle peut aussi se perdre, notamment lorsqu’on se déplace dans ces cultures. Ces différences culturelles sont très nourrissantes, elles m’apportent une ouverture et une curiosité. Je pense aussi que cette multiplication d’origines peut compliquer certains liens familiaux à cause des distances géographiques. Je questionne la façon dont on peut faire des liens avec des choses très différentes. Les lieux d’où je viens influencent forcément mon travail, mais plus de manière personnelle, mes performances mettent en exergue ces questions plus généralement. 

Unidivers – Que pouvez-vous me dire de Se perdre sans peur, votre exposition à 40mcube

Carla Adra – L’exposition prend en compte son environnement, il y a à la fois de la performance, du son, des dessins et de l’écriture. La partie dessins et écritures est le décor de l’exposition, elle est très personnelle. Elle englobe des élaborations artistiques que j’ai faites sur une dizaine d’années et que je n’ai jamais montrées. Au centre, il y aura une installation sonore performée en direct par les médiateurs de 40mcube. Cette partie est plus ouverte vers l’extérieur tandis que les côtés [dessins et textes] sont plus intérieurs, affectifs.

Unidivers – Qu’est ce qui vous a inspiré ce travail ? 

Carla Adra – Dans toutes mes productions artistiques, je m’autorise à me perdre. Dans la vie, c’est risqué, je l’ai déjà expérimenté, mais l’art est un endroit qui offre des conditions plus sécurisées parce qu’on pose notre propre cadre. Il y a quelque chose d’agréable dans le fait de se perdre, mais jusqu’où ? 

Cette exposition est aussi inspirée d’une de mes performances précédentes qui s’appelle Je suis ta FM où je reprends mot pour mot ce que j’entends à la radio. Je me positionne un peu comme un haut parleur vivant. 

L’idée de la radio, de ces ondes invisibles qui nous connectent toutes et tous en permanence m’intéresse. Je suis aussi fascinée par les formes des antennes sur les toits, ces formes vont se retrouver dans Se perdre sans peur. Je considère que l’exposition représente le sol comme un poids et que des antennes en sortiraient. Mes dessins, qui seront sur les murs de 40mcube, sont des cartes qui rappellent des constellations. Je me raconte que dans cette expo nous sommes sur un toit avec le ciel représenté par ces cartes. 

Carla Adra se perdre sans peur
Carla Adra, Je suis ta FM, 2022. Photo : Aurélie Massa. Courtesy de l’artiste et galerie Valeria Cetraro.

Unidivers – L’exposition Se perdre sans peur est décrite de cette façon : « l’artiste élabore des dispositifs qui sont des caisses de résonance venant accueillir et amplifier des paroles qui n’ont pas trouvé refuge dans le but de rendre audible ce qui est disqualifié ». Comment avez-vous collectés ces paroles, il s’agit de recherches, d’entretiens ?

Carla Adra – Dans mes élaborations artistiques, j’ai l’habitude de faire écouter des paroles à des gens qui sont invités ensuite à répondre par association d’idées. Ce sont souvent des sujets difficiles à aborder alors j’agis dans des contextes spécifiques. Pour Se perdre sans peur ce n’est pas le même fonctionnement, il ne s’agit pas de relayer une parole que je suis allé chercher, elle a plutôt un rapport au présent. 

Unidivers – Que doit-on entendre par « ce qui est disqualifié » ? 

Carla Adra – Ça fait référence à ces choses qu’on n’arrive pas à dire, qui sont tabous. Dans un précédent projet, qui s’appelle Le Bureau des pleurs, j’ai utilisé le système par associations d’idées en demandant à des personnes de me raconter une injustice qu’ils ont vécu. J’ai notamment fait ce travail avec le personnel du Palais de Tokyo [centre d’art dédié à la création contemporaine à Paris]. Ils ont dû me raconter des moments où ils ont vécu de la toxicité ou de la souffrance sur leur lieu de travail ou dans leurs relations personnelles. 

Pour Se perdre sans peur à 40mcube, je donne la parole et une présence aux médiateurs de l’exposition. Habituellement, ce sont des personnes qui ont pour travail de parler de celui des artistes, je voulais ici les montrer de manière différente et les inviter à performer. Leur profession est un peu invisibilisée alors qu’ils jouent un rôle extrêmement important. Dans le milieu de l’art, dans les expositions, on a tendance à mettre l’artiste au centre, ça nous permet d’avoir une belle reconnaissance, mais il est tout aussi important de montrer tout le rouage derrière. J’avais envie de le mettre en avant de manière subtile et un peu étrange. Ils seront à la fois une partie de l’exposition, mais ils resteront les médiateurs dessus.

Ils ont une chouette personnalité : Cyrille Guitard travaille là depuis des années, et je crois qu’il a un amour pour son travail et une manière spécifique de le pratiquer. Et Elsa Gervais est là depuis peu, elle a un profil d’artiste des beaux-arts qui pratique aussi la performance. 

Unidivers – Pouvez-vous m’en dire plus sur les dispositifs sonores évoqués ? 

Carla Adra – J’ai créé un objet qui est une radio avec une forme de micro, l’idée est de faire tourner une petite molette et en la tournant on change de station, une enceinte est positionnée dans le micro pour diffuser le son. En les actionnant, Cyrille et Elsa vont devenir les « spécialistes d’accordeurs de radio ».

Carla Adra Se perdre sans peur
Le micro fabriqué par Carla Adra pour Se perdre sans peur

Unidivers – Il y aussi dans la description l’idée que vous « écoutez, endossez et transmettez une parole ». Pourquoi avoir décidé de vous mettre dans cette posture ? 

Carla Adra – Pour plusieurs raisons. D’abord, la parole est quelque chose que j’ai appris à maîtriser. Je fais partie de ces personnes qui ont dû apprendre à poser des mots. Alors j’ai souvent envie de transmettre cette parole et d’insister sur son importance. Je pense que c’est fondamental d’avoir des conversations moins agréables et de dire les choses qui nous font du mal. 

Je m’intéresse aussi beaucoup à la psychanalyse. Je souhaite retirer le tabou derrière ce travail. Quand on est artiste, ce n’est pas forcément évident de garder un équilibre au niveau de sa santé mentale, en particulier lorsqu’on travaille avec son inconscient. Parler est une manière de la préserver. Aussi, la parole est un moyen de se rebeller et de combattre d’une manière non violente. 

Unidivers – Avez-vous d’autres projets en cours ? 

Carla Adra – J’ai une autre exposition qui s’appelle Power Up, imaginaires techniques et utopies sociales, qui ouvre le 15 février à La Kunsthall de Mulhouse [centre d’art contemporain]. C’est une installation sonore avec des enceintes qui sont intégrées dans des mains gantées que j’ai fabriquées. Ces mains parlent et chantent, et sont comme une manifestation pour les luttes anti-nucléaires. 

Une autre exposition [Toucher l’insensible] ouvre le même jour au Palais de Tokyo. Elle découle d’un projet avec un groupe constitué de personnes venant de l’institut médico-éducatif Henri Wallon et le personnel de la Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec. On a travaillé sur le langage et la manière dont on pouvait communiquer qui on était. Nous avons aussi fabriqué des vêtements, ce qui fait un lien avec Se perdre sans peur pour laquelle j’ai créé des vestes pour les médiateurs. Ce projet a déjà fait l’objet d’une exposition (Paroles Chaudes) et je suis en train de le reprendre sur des éléments formels.

Unidivers – Je vous remercie Carla Adra.

INFOS PRATIQUES

Se perdre sans peur du 3 février au 5 mars 2024 – 40mcube (ouvert du mercredi au samedi de 14h à 19h)
48 Av. Sergent Maginot, 35000 Rennes

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Palais de Tokyo (Paris)

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