Parmi les photographes du XXe siècle, on aura souvent retenu le nom de Robert Doisneau ou bien celui de Vivian Maier. Mais il en est un aussi authentique que facétieux dont le nom est tombé dans l’oubli et qui pourtant incarne la réalité d’après-guerre dans une œuvre à la fois poétique et pleine d’humour. Il s’agit du Breton René Maltête dont la toute première monographie écrite par Audrey Hoareau est parue en novembre 2021 aux éditions du Chêne. Un magnifique ouvrage intitulé René Maltête inventaire poétique, illustré de photos d’archives. Une invitation au voyage dans la France des années 60 et 70.

René Maltête inventaire poétique est un ouvrage qui présente l’œuvre du photographe René Maltête. Publié aux éditions du Chêne, il a été écrit par Audrey Hoareau une commissaire d’exposition indépendante spécialisée dans la photographie et directrice du CRP, Centre régional de la photographie Hauts-de-France. Cet important ouvrage est préfacé par les enfants du photographe, Robin et Florent Maltête. Ils y dressent un portrait touchant de leur père. Ce sont également eux qui ont parcouru les archives en vue de la publication de cet ouvrage, un travail important qui permet aujourd’hui au lecteur de parcourir plus de 300 pages illustrées des clichés de ce grand photographe. Entre poésie et humour, plongeons dans une œuvre aussi méconnue qu’extraordinaire.

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René Maltête (1930-2000)

Mais qui est René Maltête ?

René Maltête est un photographe né en 1930 à Lamballe dans les Côtes d’Armor. En 1951, suite à la guerre et à des études chaotiques, et passionné de cinéma, il décide de monter à Paris pour tenter sa chance dans le milieu cinématographique. Mais les temps sont durs dans la capitale de l’après-guerre où il vit de petits boulots. De temps à autre il décroche un travail dans la production cinématographique et c’est ainsi qu’il est amené à travailler sur le tournage de Jour de fête de Jacques Tati et Le Dindon de Claude Barma. Cependant les postes qu’il obtient sont peu valorisés et il fait office d’assistant metteur en scène. Las d’attendre vainement son heure de gloire il s’achète un appareil photo argentique Semflex 6 fois 6 et se lance dans la photographie.

Commence une période où le photographe va écumer la capitale. Il s’y promène de quartier en quartier et s’imprègne de sa modernité. Ces premières années de pratique l’amène à intégrer l’agence photographique Rapho en 1958. Il s’agit d’une des plus anciennes et des plus prestigieuses agences photographiques où ont signé entre autres Robert Doisneau et Jean Dieuzaide. Deux années plus tard, en 1960, il sort son premier livre Paris des rues et des chansons, publié chez Laffont, le seul d’ailleurs à croire au projet. Dans cet ouvrage, on retrouve des photos d’instants parisiens prises par le photographe et accompagnées de poèmes et de textes d’artistes comme Aznavour, Prévert, Vian, Brassens, etc. Le livre se révèle être un franc succès avec trois éditions et 35 000 exemplaires vendus. Le livre est épuisé dès 1969 et devient alors très recherché. Il faudra attendre 1995 pour qu’une nouvelle édition paraisse chez Pierre Bordas.

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Paris des rues et des chansons, de René Maltête (1960)

La photographie de rue

L’après-guerre se caractérise par le développement de la photographie de rue entre 1950-1960 et de nombreux photographes se font un nom dans cette catégorie. René Maltête fait partie de cette génération de photographes à laquelle il apporte sa touche très personnelle et touchante. Son œuvre parfois incongrue et décalée, mais toujours pleine de tendresse, dresse avec poésie une France partagée entre l’avènement de la modernité et le goût de tradition. Cet ouvrage dresse un inventaire poétique de l’œuvre du photographe et nous emmène dans un voyage à travers la France des années 60.

Dans la veine des grands photographes humanistes on y retrouve, traduit avec justesse, un pays livré à de grands changements. Contemporain de Doisneau, il dévoile à son instar des images simples du quotidien et du bonheur des gens dans les rues parisiennes comme à la campagne, notamment en terre bretonne région qu’il affectionne particulièrement. La pluralité de cette société en mouvance transparaît avec une aisance naturelle dans le travail de René Maltête dont la curiosité et le gout de la précision l’amène toujours à découvrir et redécouvrir ce qui apparaît devant ses yeux.

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Une France authentique et touchante

L’ouvrage René Maltête inventaire poétique s’ouvre sur une première partie dédiée à la nostalgie, partie dans laquelle sont évoquées différents caractéristiques de son travail. Qu’il s’agisse de parler de la Bretagne ou de dresser un portrait d’un autre temps où une place importante est accordée aux paysans, aux artisans et aux ouvriers, René Maltête manie avec justesse son objectif. Il offre au regard la découverte d’une humanité particulièrement intime, vivant dans son passé et dans la beauté de ses traditions. Il décline de la sorte le motif de la ferme et de l’usine dans un dialogue entre la cité et le territoire rural, entre le passé et le futur. Une dualité qui ressort tout particulièrement dans ses clichés bretons.

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René Maltête, Au pied du calvaire monumental de Tronoën, Finistère, vers 1960 © René Maltête. Quand la tradition fait (un peu) place à la modernité…

Car parmi cette nostalgie qu’il aime à fixer en image, il y a la Bretagne comme une « amarre » qui ancre le photographe à jamais dans sa région natale. Il y est très attaché et c’est sur ces terres qu’il réalise ses premiers portraits. « Il y décèle des visages créés à même la roche, saisit ceux anguleux de vieux marins solides comme des rocs, capture des femmes aux traits plus ridés qu’un front de mer, » rajoute l’auteure Audrey Hoareau. Il capte avec son objectif l’authenticité d’une terre qui lui est chère et d’un territoire en transition qui transparaît dans le quotidien de cette région encore rustique.

« Oui j’aime mon coin de terre. C’est lui qui m’a donné le plus régulièrement l’essentiel de mes joies »

René Maltête.

« Habile photographe de l’instant »

L’instantané occupe une place prépondérante dans l’œuvre de René Maltête. Caractérisé « d’habile photographe de l’instant », il déambule, en ville ou à la campagne, à la recherche de l’instant qu’il immortalise dans de fabuleux clichés. Une partie entière de l’ouvrage est consacrée à l’instantané et l’auteure de rajouter : « derrière son appareil, René Maltête nous transmet l’image d’un monde où l’instant habite chaque seconde ».

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Fidèle malgré tout, Camaret-sur-Mer, Finistère, vers 1960 © René Maltête

Dans ce chapitre consacré à l’instantanéité sont évoquées les photographies prises au bon moment quand la fortune souriait au photographe. Parmi ces clichés qui font sourire une photographie intitulée Fidèle malgré tout, prise à Camaret-sur-Mer dans le Finistère et annotée au verso de ces mots de René Maltête : « En vacances dans le Finistère, j’ai souvent assisté à cette petite scène amusante. À la prise du travail, dès 8 heures du matin, le chien Jos monte à l’échelle derrière son maître, ouvrier sur un bateau en construction des chantiers navals de Camaret. »

Une autre œuvre qui aura certainement contribué à populariser le photographe est intitulée L’été, et fut prise aux jardins du Luxembourg vers 1965. Le sujet figé à jamais dans le temps : un couple d’amoureux en pleine étreinte que le Marius debout sur les ruines de Carthage, sculpté par Nicolas Victor Vilain, couvre d’un regard plein de sagesse. On pourrait y retrouver une ressemblance très certaine avec la très célèbre photographie de Robert Doisneau, Le baiser de l’hôtel de ville.

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En feuilletant ce bel ouvrage, on se rend bien vite compte que Paris ! offre un terrain de jeu idéal au photographe. Ville paisible aux aurores et fourmillante aux heures de pointe, ses possibilités multiples sont un trésor pour René Maltête qui la sillonne en quête de nouveaux angles de vue parfois spectaculaires. Parmi son corpus d’œuvres parisiennes il y a les fameux cafés, les cabarets, les coulisses des Folies-Bergères, les quais de Seine et les puces de Saint-Ouen.

Mais la spécialité de René Maltête et qui aura sans doute marqué des générations c’est la facétie de ses photos gag. Héritées de sa passion pour le cinéma, ces petites saynètes cocasses illustrent un travail du photographe extrêmement personnel. Pour réaliser ses photos, il use de l’espace et se sert de ses proches comme modèles pour reconstituer des scènes non dénuées d’humour. À la fois défi scénaristique et fruit de la passion de l’artiste pour la photographie de l’instant, ces photos gag prouvent sa filiation avec la mouvance surréaliste et avec le cinéma burlesque de Keaton ou de Tati. Car parmi ces photos, rares sont celles prises sur le vif. Pour la plupart il reconstitue, à cause des contraintes techniques, une scène qui l’a marquée en y ajoutant minutieusement chaque détail.

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« Les sept péchés capitaux », XVIe arrondissement de Paris, 1962 © René Maltête

La photographie emblématique intitulée Les sept péchés capitaux illustre parfaitement le paradoxe de ces photos gag. « L’apparente spontanéité de la scène dissimule un important travail de mise en place : l’affiche a été collée par Maltête lui-même, et il aura fallu un long repérage du trajet des religieuses et la complicité d’un assistant les stoppant dans leur marche pour la réaliser », décrit Audray Hoareau.

On retrouve également Le joueur d’échecs contre lui-même, où le photographe nous invite à une réflexion par le biais de l’absurde. Des réflexions qui peuvent parfois tourner aussi autour du domaine politique, René Maltête ayant toujours été une personne profondément engagée socialement et politiquement. Dans Haut les mains, il évoque la hausse des prix de barils de pétrole suite au premier choc pétrolier en 1973. Dans cette photographie, il rend le pompiste capable de faire lever les mains aux bras armés de l’État.

Ses clichés représentent cet humoriste visuel pour qui l’important est le résultat. Celui-ci doit être drôle et faire sourire le spectateur. Et c’est la prise directe qui importe à René Maltête qui maîtrise à la perfection le cadrage et la lumière. Avec minutie, il prépare les saynètes et puise dans l’espace et l’extérieur pour alimenter cette pratique du photo gag. Et tous y passent : membres de sa famille, passants dans la rue, entourage amical jusqu’à Pindo le chien de la famille qu’il embauche, malgré lui si l’on peut dire, pour une photographie savoureuse intitulée Attention chien méchant. Cette photographie, peut-être l’une des plus célèbres de René Maltête a notamment illustré la couverture de la version de poche d’Un pedigree, autobiographie du prix Nobel de littérature Patrick Modiano.

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Attention chien méchant, années 1960 © René Maltête

Dès son époque ces photographies sont publiées dans des revues de presse telles que Stern, Epoca, Camera, Asahi Camera. Beaucoup de cartes postales sont réalisées à partir de ces clichés et ont popularisé son œuvre. Des photographies malicieuses et pleines d’ironie qui contribuent à rendre René Maltête original dans le genre propre de la photographie de rue.

Un utopiste invétéré

La dernière partie de René Maltête inventaire poétique, monographie consacrée au photographe, se penche sur un autre aspect non moins important de l’œuvre de l’artiste. Décrit comme un photographe militant, actif, voire provocateur, une partie de ses photographies tend à traduire cette utopie qui nourrit son esprit : « on dit de lui qu’il prend position sur presque tout et ne transige jamais sur rien ». Pas de défaitisme chez lui, seulement l’espoir d’un monde meilleur dans une France des Trente Glorieuses où toute une population rêve d’une modernité qui peu à peu investit toutes les catégories sociales. Entre une partie de ses photographies consacrée aux vacances de ces populations françaises ouvrières et la représentation d’un monde meilleur qu’incarne le progrès se ressent toute la dualité que traverse ce photographe engagé. Le ton donné à ses photographies est presque satirique mais la fascination reste présente.

« René Maltête s’accroche à l’avenir tout en souhaitant ne pas voir disparaître ces paysages qu’il aime tant. »

Audray Hoareau
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Curiosité, dans une tour du port de La Rochelle, Charente-Maritime, août 1963 © René Maltête

L’esprit d’un enfant dans le corps d’un adulte… René Maltête est un rêveur qui voit le beau et la poésie dans chaque élément présent à ses yeux. La vision qu’il porte sur les enfants n’y est peut-être pas étrangère. Loin de les voir comme des êtres inachevés, il aime à les représenter comme des personnes à part entière et donne à voir le monde qu’ils perçoivent de leurs yeux enfantins. Dans ses photographies il dresse leur portrait et invite à retrouver la naïveté sincère qui anime ces enfants. Une manière de nous apprendre à rêver à travers ces bambins à qui il donne des qualités de poètes et d’artistes. Beaucoup de ces photos dédiés aux enfants sont en couleurs et il semble vouloir par là souligner le caractère exceptionnellement vivant et neuf de ces êtres qui perçoivent un monde sans apparats ni artifices, mais à sa juste valeur.

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Jeux d’enfants. Robin et ses amis, vers 1979 © René Maltête

En 1987, René Maltête arrête brutalement la photographie et se consacre entièrement à la poésie et l’écriture. Parmi ses œuvres écrites, Cent poèmes pour la paix et Cent poèmes pour l’écologie aux éditions Le cherche midi.

Ses enfants Robin et Florent témoigneront quelques années plus tard sur leur père, Personnage au caractère trempé ne faisant pas de concessions : « Sa pratique correspondait parfaitement à son besoin d’autonomie, à son énergie débordante et à son entêtement légendaire. [] Son œil remarquable, doublé d’un esprit vif et imaginatif, lui a permis d’atteindre un humanisme qui dépasse les frontières. » René Maltête s’éteint le 20 novembre 2000 à la Ferté-Villeneuve en Eure-et-Loire, où il aura passé le restant de ses jours à cultiver sa solitude et son jardin. Sa mémoire revit aujourd’hui grâce au travail accompli par ses enfants et la commissaire d’exposition Audray Hoareau, à travers cette œuvre monographique époustouflante. Un ouvrage poétique et tendre qui berce le cœur et comme le rappelait René Maltête : « Il est urgent de masser le cœur du monde, son épiderme est en défloraison ».

René Maltête, inventaire poétique, par Audrey Hoareau, préf. de Robin et Florent Maltête, le Chêne, 2019, 367 pages, ISBN 978-2-812-32097-2, prix : 49€

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