« L’histoire est un roman vrai » selon le sociologue Paul Veyne. Ivan Jablonka, écrivain attaché à écrire sur les drames et tragédies du XXe siècle, lui emboîte le pas, qui écrit : « L’histoire est une littérature contemporaine. » Quel meilleur écrivain qu’Éric Vuillard pouvait s’inscrire dans ce courant où se mêlent, contigus et continus, l’art du romancier et celui de l’historien ? Notre auteur nous en a donné une fois encore l’éclatante démonstration avec L’Ordre du jour, prix Goncourt 2017, qu’Actes Sud a récemment repris dans sa collection de poche « Babel ».

« Les historiens racontent des événements vrais qui ont l’homme pour acteur » écrit encore Paul Veyne. Les livres de Vuillard en sont l’illustration. Au fil de ses romans, la matière d’Éric Vuillard reste l’Histoire que des hommes et des femmes de chair et de sang bâtissent ou subissent. Travail ininterrompu jusqu’au dernier de ses livres en date, Une sortie honorable, publié en 2022, tableau ciselé de scènes et d’acteurs de la déroute française en Indochine.

Considérons L’ordre du jour paru en 2017 comme l’une des étapes d’un ininterrompu récit de l’Histoire – celle qui s’écrit « avec une grande Hache », disait Georges Perec – élaboré depuis le début des années 2000 par un romancier de belle écriture et parfaite cohérence qui sait bâtir une intrigue, poser un décor, faire parler et dialoguer ses personnages, connus ou inconnus, dans une langue riche qui vous emporte, tour à tour lyrique et vibrante, sarcastique et caustique, véhémente et ardente, métaphorique et incisive, familière et chaleureuse.

Éric Vuillard, en 150 pages aussi brèves que puissantes, nous fait revivre l’expansionnisme nazi au travers de l’Anschluss qui vit l’Autriche envahie par les troupes allemandes en mars 1938. Un expansionnisme et un régime facilités par la complaisance et la complicité des grands capitaines d’industrie allemands, Wilhelm von Opel, Gustav Krupp – en couverture du livre de Vuillard -, Albert Vögler, Günther Quandt et vingt autres patrons de haute volée, dont les noms disent peut-être moins que les sociétés qu’ils représentent : BASF, Bayer, Agfa, Siemens, Allianz, Telefunken, IG Farben, Varta, Opel et tutti quanti.

Conviés le 20 février 1933 par Hermann Goering, président du Reichstag, ces vingt-quatre patrons ou « vingt-quatre lézards […] se lèvent sur leur patte arrière et se tiennent bien droit » dès qu’apparaît le corpulent président, « à la silhouette entripaillée », venu leur demander de contribuer aux ambitions d’un Parti nazi désargenté, à la veille d’élections capitales, « les dernières pour les dix prochaines années, et même, ajoute-t-il dans un rire, pour cent ans ».

Les industriels, séduits par le discours anticommuniste du cynique Goering, s’exécuteront immédiatement, sans état d’âme, ouvrant généreusement leur portefeuille pour aider le Parti et, derrière lui, le nouveau chancelier Hitler.
Dans son entreprise de « bluff » politique et diplomatique, Goering invitera aussi en novembre 1937 Lord Halifax, Président du conseil britannique, dans une rencontre où il embobinera l’aristocrate anglais sur tous les terrains, du nationalisme, du racisme et de l’antisoviétisme.

L’ambassadeur Ribbentrop, fraîchement nommé ministre des Affaires étrangères par un Hitler impressionné par la silhouette élancée et la mise élégante jusqu’à l’outrance de ce mondain surnommé par des compatriotes peu amènes « Ribbensnob », à mille lieues « de ce qu’était le parti nazi, ramassis de bandits et de criminels » sera, lui, reçu à dîner par le Premier ministre Chamberlain pour marquer son départ de Londres vers Berlin, et à son tour roulera dans la farine tout son monde en ne pipant mot de l’invasion en cours de l’Autriche. Dîner « surréaliste » entre un Chamberlain « d’une politesse presque maladive », apprenant l’invasion de l’Autriche par une note du Foreign Office glissée sous ses yeux au beau milieu d’un repas que faisait traîner à dessein un démoniaque Ribbentrop, sourire aux lèvres, flairant la nature du message reçu par son hôte et bien amusé du mauvais tour fait à l’Anglais. Les Français, quant à « eux n’avaient pas de gouvernement, la crise ministérielle tombait à point ».

Joachim von Ribbentrop
Joachim von Ribbentrop en avril 1938

En 1938, identique scénario de soumission et de défaite. Cette fois, sur les hauteurs du Berghof, Kurt von Schuschnigg, « chancelier d’Autriche et petit aristocrate timoré », maladroit et bredouillant, est dominé et insulté par un Hitler qui le tétanise. Un dictateur capable d’injurier pareillement ses propres généraux devant l’avancée chaotique d’une armée de panzers calamiteux plantés sur les routes de la campagne autrichienne.

Quant au chancelier autrichien Schuschnigg, qu’Hitler voulait convaincre de laisser son pays aux mains des nazis avec toutes les apparences de la légalité, ses velléités feront entrer le chancelier allemand, « virulent comme un crachat », dans des rages folles qui enverront l’imprudent rival en prison. Et devant le fait accompli, « les démocraties européennes opposèrent à l’invasion une résignation fascinée ».

Éric Vuillard nous rappellera, en fin de récit, que tous ces grands patrons de l’industrie, financiers de l’Apocalypse, auront fait prospérer leurs usines avec la main-d’œuvre de faméliques déportés et damnés de la terre hitlérienne, « noirs de crasse, infestés de poux, marchant cinq kilomètres hiver comme été dans de simples galoches pour aller du camp à l’usine et de l’usine au camp », celui de Buchenwald, de Flossenbürg, de Ravensbrück ou d’Auschwitz. Et que toutes ces grandes fortunes de l’économie allemande, soutiens du nazisme et « clergé de la grande industrie », ne quitteront pas pour autant, après la guerre, le fauteuil présidentiel de complaisants conseils d’administration aux juteux émoluments. Des patrons sans honneur ni égards n’ayant que faire de ces pauvres autrichiens juifs, « accroupis à quatre pattes, forcés de nettoyer les trottoirs, sous le regard amusé des passants », ou de leurs sœurs et frères désespérés qui se suicident. « Leur mort ne peut s’identifier au récit mystérieux de leurs propres malheurs. On ne peut même pas dire qu’ils aient choisi de mourir dignement. Non. Ce n’est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d’un autre », celui du monstre nationaliste, raciste et totalitaire qui, encore aujourd’hui, en Europe, n’est jamais très loin. Et le beau livre d’Eric Vuillard est là pour nous le rappeler avec force.


L’ordre du jour, par Éric Vuillard, Actes Sud, collection Babel n° 1763, Prix Goncourt 2017, 160 pages, ISBN : 978-2-330-15304-5, prix: 6.80€




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