Créer une maison d’édition de BD en ces temps difficiles est une véritable gageure qu’ont engagée deux passionnés en 2018. Giuseppe Manunta et Blandine Lanoux ont cofondé les éditions Félès. Cette dernière nous explique les raisons, les difficultés, les joies aussi de ce pari plus sensé qu’il n’y paraît. Passionnant et éclairant.

EDITIONS FELES

Unidivers. Comment et quand sont nées les éditions Félès ?

Blandine Lanoux. Les éditions Félès sont nées en 2018, de la rencontre entre deux passionnés de bandes dessinées. D’un côté, un Napolitain extraverti et volubile, Giuseppe Manunta. Installé à Strasbourg depuis une dizaine d’années, il poursuit une carrière d’auteur BD, démarrée après une formation initiale aux Arts Décoratifs, en Italie. De l’autre côté, une Alsacienne intravertie et maladroite, histoire de persister et de signer dans le cliché (rires). Mon parcours est sinusoïdal, alternant entre l’enseignement et la recherche universitaire et des missions de management dans l’industrie. Nous avons fait connaissance dans le contexte d’un projet de communication d’entreprise. Nos conversations animées à propos des revues BD cultes des années 80 et 90 nous ont amenés à faire un choix cornélien : soit nous transformer en vieux schnocks nostalgiques vociférants, soit contribuer au nouvel essor de la BD. Car le 9e Art est appelé à connaître de nouveaux courants, un nouveau souffle. Fonder une maison d’édition est alors apparue comme le meilleur moyen d’échapper à un destin tragique.

EDITIONS FELES
Éveil en pleine mer

U. « Destin tragique » ? Vous y allez fort, mais quelle fut donc la ligne éditoriale retenue ?

Blandine Lanoux. Nous proposons prioritairement des albums destinés aux adultes. Pour nous, le roman graphique, ce n’est pas de la BD avec beaucoup de mots, c’est de la BD qui respecte un lectorat exigeant, tant en termes d’illustration que des sujets traités dans les fictions ou les documentaires. Dans cet esprit, nous venons de créer une collection intitulée « La vérité de la fiction » dans laquelle sera systématiquement insérée une postface écrite par un universitaire ou un spécialiste reconnu d’une thématique traitée dans l’album. À l’intérieur de ce cadre, nous sommes curieux de tous les genres et tous les sujets, avec une sensibilité particulière à la couleur et aux pointes d’humour.

U. Avez-vous pour objectif de dénicher de nouveaux, de jeunes talents ou d’essayer de conquérir des auteurs confirmés ?

Blandine Lanoux. Notre objectif est ambitieux : c’est celui de travailler avec les meilleurs auteurs du monde, de leur permettre de réaliser l’album dont ils rêvent, tout en les conseillant et en trouvant des solutions aux éventuels problèmes concrets qu’ils rencontrent. Au départ, nous avons contacté directement des artistes européens, africains et sud-américains, avec en main un projet précis. Puis, à la vue de notre premier album collectif, ce sont les scénaristes et les illustrateurs qui sont venus frapper à notre porte. S’il apparaît que, parmi eux, de jeunes talents nous adressent des manuscrits sortant des sentiers battus, nous sommes évidemment prêts à les accompagner. Mais tout cet enthousiasme reste contraint par nos capacités financières et humaines, car il faut encore être capable de défendre les livres, tout au long de leur vie, auprès du public.

EDITIONS FELES
Ourmiah Requiem

U. Justement comment se fait-on une place dans le milieu de l’édition BD déjà très occupé ?

Blandine Lanoux. Le secteur de l’édition n’est pas un monde plus cruel ou pervers qu’un autre. Il repose juste sur un modèle qui, tôt ou tard, va devoir se réformer, dans lequel les détenteurs des réseaux de distributions mènent la danse, alors qu’ils ne créent pas la valeur ajoutée, la substantifique moelle. Nous faisons confiance aux critiques et aux lecteurs pour reconnaître le talent et le faire savoir via les réseaux sociaux. Notre rôle est de faciliter ce processus en filtrant la création. Celui des libraires est de rendre accessible ces « bijoux » au plus grand nombre et surtout de guider les lecteurs vers ce qui leur plaira.

U. Quel est votre mode de fonctionnement ? Avez-vous des salariés ? Êtes-vous seule ?

Blandine Lanoux. Vous l’avez compris, notre mode de fonctionnement repose sur la complémentarité de notre binôme, comme Tom et Jerry, Simon et Garfunkel, Blake et Mortimer. Giuseppe est le directeur artistique, salarié de la maison d’édition, pour laquelle il signe aussi des BD et réalise les supports graphiques. Je m’occupe de tout le reste, l’administratif, le juridique, la programmation éditoriale.

U. Avez-vous des contacts avec des maisons d’édition comme Ici même, la Boîte à Bulles et d’autres ?

Blandine Lanoux. Ces éditeurs soulèvent notre engouement, tout comme Les requins Marteaux, Cornelius, ou ça et là. Nous espérons bien tisser des relations étroites avec eux, en tout bien tout honneur. Les liens avec nos collègues s’initient souvent au cours de salons et de foires internationales. Ainsi, à l’occasion du dernier festival d’Angoulême, nous avons beaucoup échangé avec les éditions Mosquito. À Bédéciné (Illzach), nous avons découvert un autre petit éditeur indépendant qui publie de chouettes BDs : Inukshuk. Dans la Région Grand Est, 2024 et les Éditions Caurette sont des acteurs que nous avons plaisir à côtoyer lors de formations et de rencontres organisées par la CIL (Confédération de l’Illustration et du livre) et la Région.

U. Avez-vous fixé des nombres de tirages par album pour assurer la viabilité de la maison ?

Blandine Lanoux. Nos tirages sont limités : entre 500 et 2000 exemplaires pour le moment car nous sommes auto-diffusés et auto-distribués. Les critères d’éligibilité aux aides du CNL (Centre National du Livre) sont tels que les petits comme nous y accèdent difficilement.

U. Vous semblez avoir des financements du Conseil Régional Grand Est ? Cette région est-elle votre cible principale ou avez-vous une vocation nationale ?

Blandine Lanoux. Quand un coup de pouce arrive de la Région, il est évidemment bienvenu et nous lui en sommes reconnaissants ! Il peut aussi bien s’agir d’un complément de revenus pour l’illustrateur, qu’une prise en charge de certains frais pour des salons. Plus rare, un soutien à un projet. Il faut savoir que l’édition de BD a un mode de fonctionnement spécifique par rapport à l’édition littéraire : elle verse des avances sur les droits d’auteurs et doit y renoncer si les ventes ne sont pas au rendez-vous. Pour faire un parallèle avec le cinéma, nous sommes de véritables producteurs. Être catégorisées par les libraires dans le rayon « Régional » ou « Alsatique » serait un contresens pour les Éditions Félès dont la vocation est nationale, voire internationale, en raison des sujets universels traités dans nos livres et au travers de la vente des droits de reproduction à l’étranger.

U. Quel nombre de parutions annuelles avez-vous envisagé ?

Blandine Lanoux. Entre 4 et 6 romans graphiques par an.

U. Quelles sont vos relations avec les librairies ?

Blandine Lanoux. Certains libraires alsaciens et vosgiens se sont comportés en véritables partenaires de notre maison, dès le départ, dans une relation donnant-donnant, organisant des événements, nous commandant systématiquement des livres à chaque sortie. Mais nous comptons aussi des indépendants bretons ou béarnais dans notre portefeuille clients ! Leur idée à tous est de développer une offre différente des grands distributeurs, une offre originale qui parle à leurs clients lecteurs comme à des amis intimes. Par ailleurs, les grands acteurs du marché s’adressent de plus en plus à nous, en raison du nombre croissant de commandes passées par les consommateurs. Nous sommes présents dans les réseaux ElectreDilicom et travaillons avec Trans Livres (transporteur spécialisé dans le livre présent dans l’Est de la France et les pays limitrophes) et Prisme pour livrer les colis.

EDITIONS FELES

U. Pour terminer une question inévitable : quelles sont les conséquences pour votre société de la crise sanitaire actuelle ?

Blandine Lanoux. Cette crise a eu pour conséquence une suspension de nos activités commerciales, qui a duré deux mois. Certes, nous n’avons rien vendu. Mais nous en avons profité pour communiquer et nous rendre encore plus disponibles à nos auteurs. Échanger avec eux, participer à la création de leurs œuvres, quand ils sont demandeurs, est pour moi, sans conteste, la partie la plus exaltante du job d’éditeur. Deux albums ont retenu notre attention. Le premier Éveil en pleine mer (1) est une « sensation », tant au niveau de la présentation que du noir et blanc poussé à son paroxysme. Il s’agit d’une histoire vraie, vécue par un plongeur au harpon sorti pour une partie de pêche entre amis. Inconscient du temps passé dans l’eau, Paolo se retrouve seul au milieu de l’océan. Il ne parvient pas à évaluer la distance qui le sépare de la plage. Mais il décide de nager. Il revoit sa vie défiler. Au lecteur d’imaginer la suite.

Le second, Ourmiah Requiem, (2) nous emmène dans l’Azerbaïdjan iranien en 1918. Un homme, Monseigneur Emile Sontag, délégué apostolique à la tête de la Mission des lazaristes, hésite à accueillir quatre demandeurs d’asile. Quand la petite histoire rejoint la grande Histoire sur fond de dépaysement total, et avec la garantie de relecture d’historiens. Une couverture magnifique pour une BD au sujet original, à découvrir.

Deux albums qui témoignent par leur diversité et leur qualité de l’approche de la maison d’édition Félès, une initiative encourageante qu’il convient …. d’encourager.

Propos recueillis par Éric Rubert. (1) Auteurs: Valentina et Vittorio Principe, Paolo Piccirillo. 48 pages. 21 € (2) Auteurs : Lancezeur et Gally. 64 pages. 19€. Editions Félès. 2a rue de Bruxelles. 67520 Marlenheim. contact[@]editionfeles.com

Les Éditions Félès

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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