joao quimaraes rosa

Grand écrivain brésilien dont la portée de l’œuvre est souvent comparée à celle de l’Argentin Jorge Luis Borges ou de l’Irlandais James Joyce, João Guimarães Rosa est né le 27 juin 1908 dans l’État du Minas Gerais. Il est mort le 19 novembre 1967, trois jours après avoir été solennellement reçu à l’Académie des Lettres brésiliennes. Moins connu et lu en France peut-être que Jorge Amado ou Paulo Coelho, il n’en est pas moins un écrivain essentiel à lire, ou à découvrir de toute urgence.

Écrivain, grand érudit, Rosa a été médecin, avant de devenir diplomate et haut fonctionnaire de l’État. Ces repères professionnels sont importants car ils expliquent en partie l’imprégnation culturelle de son lieu d’origine (médecin d’un village de son État) et l’intérêt que l’auteur porte aux langues étrangères (diplomate). Installé dans une petite ville à l’intérieur de son État, sa profession de médecin l’a conduit à faire des déplacements à cheval pour soigner la population et à établir certains rapports très conviviaux. Ces voyages lui ont permis de mieux connaître le paysage naturel et humain du sertão du Minas Gerais qui sera magistralement recréé dans son œuvre, dès ses débuts en prose avec les contes novateurs de Sagarana, en 1946.

Artisan des mots, magicien du verbe, Rosa construit une œuvre monumentale moins par son volume, qui reste relativement modeste (sept ouvrages en prose et un recueil de poèmes posthume), que par la singularité de son univers imaginaire. Car il ne faut pas s’y méprendre, si son œuvre est ancrée au cœur des traditions populaires de cette région, elle ne saurait se restreindre à cette seule dimension, bien au contraire. Son seul roman, Diadorim, œuvre majeure de la littérature universelle que Mario Vargas Llosa considère comme « l’une des œuvres formellement les plus abouties du siècle », illustre bien le caractère dense, poétique et pluriel de son écriture.

joao quimaraes rosa
Joao Guimaraes Rosa

Cet homme, pour qui le langage et la vie ne font qu’un, inaugure un chemin de rénovation radicale de la prose régionaliste qui, dans la décennie 1930-1940, était la tendance littéraire prédominante au Brésil. La trajectoire du roman brésilien s’infléchit ainsi du tableau social vers l’univers de la parole. Dans une interview à Günter Lorenz, en 1965, il déclare : « Ma biographie, surtout ma biographie littéraire, ne devrait pas être crucifiée en années. Les aventures sont hors du temps, n’ont ni début ni fin. Et mes livres sont des aventures, pour moi ce sont ma plus grande aventure. Quand j’écris, je découvre toujours un nouveau morceau d’infini. Je vis dans l’infini ; le moment ne compte pas. »

Aventure, voilà un mot multiple et dense comme son œuvre ; vie et œuvre se trouvent confondues dans une même dimension existentielle. L’auteur se sert de ce mot pour essayer de qualifier le moment de la création, la périlleuse découverte du monde par le langage.

« Tous mes livres sont de simples essais pour entourer et pour pénétrer un tout petit peu le mystère cosmique, cette chose émouvante, impossible, troublante, rebelle à n’importe quelle logique qui est la dite « réalité », qui est nous-même, le monde, la vie. »

João Guimarães Rosa.

Écrire, c’est se lancer dans la grande aventure de l’incertitude. Aventure du langage incantatoire, inspiré de l’oralité du parler sertanejo, où l’étrangeté des mots et de la syntaxe produisent un monde unique, insoupçonné : matière verbale aussi belle qu’opaque, lexique inouï, syntaxes nouvelles.

João Guimarães Rosa s’appuie sur des thèmes et des motifs archaïques qui survivent dans les chants, les légendes et la littérature de colportage du sertão. L’appropriation de cet imaginaire par l’écrivain est une affaire de langage, radicalement réinventé par une syntaxe et un lexique propres, à partir des matrices archaïques, érudites ou populaires.

L’érudition de Guimarães Rosa et son intérêt pour les langues ont souvent été soulignés par la critique. Sa fonction de diplomate aidant, il connaissait les principales langues européennes et s’intéressait beaucoup à la syntaxe et à la grammaire de plusieurs autres langues. Guimarães Rosa contribue dans les années 1940 à la rénovation de la prose brésilienne. Cet auteur, pour qui l’écriture est une aventure laborieuse de langage, inaugure une expérience esthétique nouvelle, en faisant la synthèse entre enracinement tellurique et valeurs universelles par le biais d’une révolution formelle. L’ensemble de son œuvre témoigne d’un exceptionnel raffinement en ce qui concerne les procédés techniques qu’il explore pour construire, à partir de l’univers réel et mythique de cette vaste région semi-aride de l’intérieur du Brésil – le sertão –, une fabulation fictionnelle qui interroge le sens de la vie, en mettant en scène le drame de l’homme face à un monde chaotique.

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Sertao, Bresil

L’aventure se trouve aussi au niveau de l’intrigue. Plusieurs contes, nouvelles et son roman Diadorim en particulier, sont construits autour de l’errance aventurière des jagunços (bandits ou justiciers de grands chemins), mettant en relief des descriptions de combats, ce qui leur confère un caractère épique. Mais chez Rosa, toute intrigue, même celles qui sont apparemment anodines, se transforme en aventure. On y retrouve des traces de manifestations épiphaniques qui peuvent intégrer le merveilleux et le fantastique. Ses personnages en quête de plénitude existentielle sont des êtres surprenants et singuliers. Ils se meuvent dans un univers polarisé entre le bien et le mal, Dieu et le diable, l’amour et la haine, éléments contradictoires qui jalonnent le parcours de l’œuvre rosénienne à travers les réflexions d’un héros problématique sur la véritable essence des choses, comme c’est le cas de Riobaldo, le protagoniste-narrateur de Diadorim. L’œuvre de Rosa accorde une attention particulière aux êtres qui se trouvent en marge de la société, les exclus, les bandits, les fous et les enfants. Ces derniers, grâce aux rapports ludiques et sensoriels qu’ils entretiennent avec le monde, sont très présents dans l’univers fictionnel de l’auteur : ils sont en effet les protagonistes de plusieurs contes et nouvelles qui s’ouvrent à la magie de leur imaginaire ludique, irrationnel et poétique.

Ce qui fascine chez les personnages de João Guimarães Rosa, c’est leur étrange étrangeté, leur altérité radicale, leurs facettes non assimilables qui contribuent à rendre encore plus imprévisibles les récits de cet auteur. L’exemple le plus merveilleusement abouti d’un texte qui explore des effets de distanciation et qui baigne dans une atmosphère onirique d’inquiétante étrangeté se trouve dans le texte Mon oncle le jaguar [traduit du portugais du Brésil par Jacques Thiériot, Albin Michel, 1998]. Il s’agit d’un « texte hybride, métissé, sauvage, barbare », selon l’avis de son génial traducteur. Parmi les grands exégètes de l’œuvre rosénienne qui se sont consacrés à la lecture de ce récit novateur, figure cet autre « transcréateur » et magicien du verbe, Haroldo de Campos, poète brésilien, un des chefs de file de la poésie concrète, qui s’exprime ainsi sur ce texte :

« Ce conte représente l’état le plus avancé des expérimentations de João Guimarães Rosa sur la prose […] Alors ce n’est pas l’histoire qui cède le premier plan à la parole, mais la parole qui, s’imposant au premier plan, configure le personnage et l’action pour restituer l’histoire. Le conte est un long monologue-dialogue (le dialogue est présupposé, car un seul protagoniste questionne et répond) d’un chasseur de jaguars, perdu dans la solitude des geraïs, qui reçoit dans sa cabane la visite inattendue d’un voyageur dont les compagnons se sont égarés. Le chasseur, à demi indien, parle sans discontinuer, racontant des chasses au jaguar, buvant de la cachaça, essayant de faire dormir son hôte, dans une intention perfide que son discours tantôt dissimule, tantôt révèle. »

Le lecteur d’une œuvre d’une telle dimension ne peut sortir indemne de sa traversée. Force est de constater que l’aventure s’impose également du côté de la réception de l’œuvre rosénienne. L’expérience de cette œuvre ne laisse personne indifférent. Sa densité et son caractère pluriel sont à l’origine d’une immense fortune critique. Dans l’introduction de son étude fouillée sur Grande sertão : veredas, Francis Uteza, professeur à l’université Paul Valéry (Montpellier 3) et spécialiste reconnu de l’œuvre rosénienne, fait le constat du défi que cette œuvre représente pour la critique qui ne cesse d’interroger ses aspects les plus divers. La dimension linguistique ; l’analyse formelle et philosophique de la langue ; le régionalisme et le substrat folklorique qui inclut la réappropriation des mythes de l’imaginaire populaire ; la dimension métaphysique et ésotérique de l’œuvre sont les principaux versants de la réception critique de l’œuvre de Rosa.

Au-delà de la quantité et de la qualité des études critiques consacrées à la production littéraire de João Guimarães Rosa, le rayonnement de son œuvre peut aussi être évalué au vu de l’espace de dialogue qu’elle continue à instaurer au fil du temps jusqu’à nos jours. Ainsi la relecture de cet héritage par d’autres écrivains persiste, aussi bien au Brésil, où un jeune écrivain comme Aleilton Fonseca, auteur de Nhô Guimarães [Nhô Guimarães. Romance-homenagem a Guimarães Rosa, Rio de Janeiro : Bertrand Brasil, 2006] redécouvre et explore les singularités culturelles du sertão et s’approprie certains procédés de création lexicale et syntaxique, qu’au-delà des frontières brésiliennes, avec par exemple des écrivains de l’Afrique lusophone. Les convergences potentielles entre les particularités linguistiques et culturelles du sertão et celles de l’Afrique lusophone sont à la base d’un espace dialogique très original qui se construit entre Guimarães Rosa et de grands écrivains contemporains tels que l’Angolais Luandino Vieira et le Mozambicain Mia Couto. Source intarissable de redécouvertes également pour d’autres langages artistiques, l’œuvre de João Guimarães Rosa se trouve à l’origine de plusieurs adaptations au cinéma et aux séries télévisées aussi bien qu’au théâtre.

Merveilleux, fascinant, ce sertão-monde de João Guimarães Rosa. Pour y pénétrer, il faut avoir le goût de l’aventure, non de celle qui vous distrait, qui vous amuse sans vous transformer, mais l’inoubliable et éblouissante aventure qui vous bouleverse et qui vous transporte dans des contrées inimaginables. Le pacte entre le lecteur et João Guimarães Rosa repose sur des principes esthétiques, éthiques et métaphysiques. La littérature n’est pas un passe-temps, c’est ce qui se dégage des propos de l’auteur lui-même qui mettent en garde le lecteur à la recherche de distractions faciles : « Dans le sertão on parle la langue de Goethe, Dostoïevski et Flaubert, non du point de vue philologique mais métaphysique, parce que le sertão est le territoire de l’éternité, de la solitude […] Dans le sertão, l’homme est le je qui n’a pas encore rencontré un tu ; les anges et le diable y manipulent encore la langue. »

Rita Olivieri-Godet est co-autrice et éditrice, avec Luciana Wrege-Rassier, de l’essai intitulé João Guimarães Rosa, 1908-2008 : mémoire et imaginaire du « sertão-monde, paru aux Presses universitaires de Rennes, 2019, 433 p.

Bibliographie des livres de João Guimarães Rosa traduits en français :

*Diadorim, [Grande sertão : veredas], traduit du portugais (Brésil) par M. Lapouge-Petorrelli, Éditions Albin Michel, Paris, 1991.

*Diadorim, Le Livre de poche, collection Biblio-Romans, 2017, 936p., prix : 11.90 euros.

*Sagarana, traduit du portugais (Brésil) par Jacques Thiériot, Éditions Albin Michel, Paris, 1997.

*Troisèmes histoires [Toutaméia], traduit du portugais (Brésil) par Jacques Thiériot, Le Seuil, Paris, 1999.

*Mon oncle le jaguar [Meu tio o Iauaretê], traduit du portugais (Brésil) par Jacques Thiériot, 10/18, Paris, 2000.*Premières histoires, [Primeiras Estórias], traduit du portugais (Brésil) par Inès Oseki-Dépré, Paris, Éditions Métailié, 1982.

*Les Nuits du Sertão, [Noites do Sertão], traduit du portugais (Brésil) par Jean-Jacques Villard, Paris, Seuil, 1962.

*Hautes Plaines, [Corpo de Baile], traduit du portugais (Brésil) par Jean-Jacques Villard, Le Seuil, 1969.

*Diadorim, [Grande sertão : veredas], traduit du portugais (Brésil) par Jean-Jacques Villard, Paris, Albin Michel, 1965.

Nous remercions Rita Olivieri-Godet de nous autoriser à publier son article initialement publié dans la revue « Latitudes-Cahiers lusophones », Paris, avril 2005.

Rita Olivieri-Godet
Rita Olivieri-Godet est professeur émérite, enseignant-chercheur en littérature brésilienne à l'Université Rennes 2 jusqu'en 2021

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