Marc Dugain, romancier du fait politique contemporain, et Christophe Labbé, journaliste d’investigation, portent dans un essai paru au printemps 2016, « L’Homme nu », un regard critique et décapant sur les réseaux construits et menés par cet ensemble d’entreprises du net qu’on nomme « GAFAM » (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft) tissant une toile planétaire enserrant, contrôlant et dominant vie publique et vie privée.

la dictature invisible du numérique

D’autres penseurs et chercheurs avant eux, certes, ont fait des analyses très voisines, mais il est utile et important de rappeler sans cesse le danger des dérives réelles, et potentielles, de la galaxie des réseaux qui nous conduisent à un monde « orwellien », une « dictature invisible du numérique » – sous-titre de l’ouvrage – d’autant plus insidieuse et redoutable que les internautes la bâtissent eux-mêmes, sans contraintes extérieures. « Les internautes [sont] producteurs bénévoles de données [et] heureux de l’être… » Nos smartphones et nos ordinateurs nous « tracent » à tout moment, ils produisent des milliards de données : à chaque minute sont échangés 300 000 tweets, 15 millions de SMS, 204 millions de mails et 2 millions de mots-clés sont tapés sur Google. Facebook, et son milliard et demi d’utilisateurs, dévoile notre vie privée. Ces données sont « le greffier de notre vie et son employeur s’appelle Google ou Apple ».

Tout est connecté désormais, jusqu’aux objets du quotidien, téléphones portables, montres, réfrigérateurs, appareils de mesure médicale, livres électroniques, automobiles et même vêtements, qui vont amplifier la collecte de données à l’infini. Toute cette masse d’informations est croisée, analysée, exploitée pour constituer un vaste ensemble de données, le « Big Data », utilisée ensuite par des entreprises industrielles et commerciales, mais aussi par des organismes d’État chargés de la surveillance et du contre-espionnage. Sur ce terrain, la tragédie du 11 septembre 2001 aux États-Unis a en effet ouvert la voie à une nouvelle forme de chasse aux terroristes passant par l’entente entre les GAFAM, la CIA et la NSA. Eric Schmidt, PDG de Google à l’époque, disait avec autant de franchise que de cynisme : « Il sera de plus en plus difficile pour nous de garantir la vie privée. La raison est que dans un monde de menaces asymétriques, le vrai anonymat est dangereux. »

GAFAM

Grâce à la collaboration des grands groupes des réseaux informatiques se développe ainsi un impérialisme inédit des États, non plus sur des territoires, mais sur le comportement et la vie quotidienne des individus. Il est à noter, dans cette logique, que les acteurs de la sphère politique font de plus en plus appel, eux-mêmes, aux acteurs de la sphère informatique pour étoffer les équipes gouvernementales. Eric Schmidt fut ainsi approché par l’ancien président américain Barack Obama pour être secrétaire d’État au Commerce. Mais, précisément, là est le danger : pourquoi ces géants de l’information et du renseignement formant le bloc économique le plus riche et le plus influent de la planète, choyés par les politiques, ne viseraient pas tout bonnement à prendre leur place ? « Le pari de la Silicon Valley est celui de la gouvernance par les données. S’affranchir du débat politique dans un souci de performance, et remplacer les lois par des règles algorithmiques. […] Les big data destituent les politiques. Un coup d’État invisible […] vise à vider la démocratie de sa substance. […]Ne restent que le décorum des institutions et le rendez-vous sacralisé des élections ».

Quant à la toute puissante économie globalisée qui libéralise, dérégule et prône, selon Jean Sévillia, « une idéologie conçue à l’image des États-Unis, une société marchande, transparente, mobile, sans racines, sans frontières, où l’argent est roi et l’État lointain » (« Le terrorisme intellectuel », Perrin, 2000), elle est en parfaite adéquation avec la philosophie libertarienne des réseaux.

Peut-être plus inquiétants encore sont ces projets d’Apple et de Google de faire de nous tous, devenus « êtres numériques », une nouvelle humanité, une « humanité augmentée » : la machine détectera nos futures pathologies physiques et mentales, renforcera notre résistance à la fatigue, allongera très sensiblement notre durée de vie et, corollairement, notre activité quotidienne qui couvrira désormais vingt-quatre heures d’horloge, sans pause nocturne ni perte de temps pour les collecteurs de données ! Quant à notre matière grise, elle sera connectée à des microprocesseurs qui nous donneront accès à l’ensemble des connaissances et informations du monde, pas moins ! La science-fiction devient alors science tout court. S’y consacrent actuellement, et très sérieusement, les chercheurs de la Silicon Valley, particulièrement Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, adepte d’une nouvelle philosophie, le transhumanisme, convergence des nanotechnologies, de la biologie, de l’informatique, des sciences du cerveau et de l’intelligence artificielle.

big data gafam

Selon l’astrophysicien Stephen Hawking, l’obsession des « big data » à vouloir gérer une machine pensante pourrait « sonner le glas de l’humanité ». Le philosophe américain Francis Fukuyama annonçait au début du XXIe siècle que « d’ici les deux prochaines générations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d’accomplir ce que les spécialistes d’ingénierie sociale n’ont pas réussi à faire. À ce stade, nous en aurons définitivement terminé avec l’histoire humaine parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire, au-delà de l’humain » (« La fin de l’homme, les conséquences de la révolution biotechnique », La Table Ronde, 2002).

Nous sommes peut-être à l’aube d’une humanité où les robots et l’intelligence artificielle, réglés par des élites scientifiques et économiques, auront « un pouvoir absolu sur le reste de l’humanité ». L’enjeu est de taille ! Si chacun de nous ne veut pas vivre en « homme nu » désormais, privé de notre vraie sensibilité, de nos intuitions, de notre vraie liberté de pensée et d’action dans le monde binaire des 0 et des 1, il faudra se résoudre à rester dans une forme de marginalisation, car « résister va devenir de plus en plus compliqué […] pour recréer une société démocratique où l’on reprend le dessus sur l’ordinateur » concluent Christophe Labbé et Marc Dugain dans cet essai à la fois passionnant et… glaçant.


L’Homme nu : la dictature invisible du numérique de Christophe Labbé et Marc Dugain aux Éditions Plon, 2016, 196 pages, ISBN 978-2-259-22779-7. Prix : 17.90 euros.

https://youtu.be/LfXQOlN2Wvc

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