Chercher à savoir qui l’on est à l’aune de l’histoire de sa famille est le pari d’Anne Berest. Dans ce « roman », elle part à la quête d’une identité juive si difficile à définir et pourtant pourchassée et détestée depuis des siècles. Magnifique d’intelligence et de sensibilité.

C’est une histoire qui est désormais racontée, mieux connue. Celle de migrants juifs de l’Europe de l’Est fuyant la Russie notamment à la suite des pogroms du début du XXe siècle. C’est ce que raconte le début de La carte postale : l’histoire d’une famille russe. Là à ce moment du texte, il faut s’arrêter, s’efforcer de mettre un point pour éviter la phase qui se propose immédiatement : « comme beaucoup d’autres ». Ces mots qui adoucissent l’horreur en renvoyant l’antisémitisme à un destin collectif banalisé et anonyme.

Anne Berest Carte postale

Dans ce récit, les personnages ont un nom : ils s’appellent Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques. Ces prénoms figurent laconiquement sur une carte postale adressée anonymement des décennies plus tard à l’adresse de la mère de l’autrice. Quatre noms comme une déflagration qui vont ressusciter des souvenirs. Tous les quatre, membres de la famille Rabinovitch, vont être déportés et assassinés dans les camps d’extermination.

La première partie du livre raconte leur histoire, la migration d’une famille à qui le père, dès avril 1919, prévient :

« il est temps de partir. Nous devons tous quitter le pays. Le plus vite possible. »

C’est ce que vont faire notamment Ephraïm et Emma qui vont traverser l’Europe, vivre en Lettonie, rejoindre leurs parents en Palestine et se retrouver finalement à Paris, en France, ce pays des Lumières dont ils attendent tout, auquel ils souhaitent s’assimiler à tout prix.

On pense au parcours de la grand mère de Robert Badinter : Idiss. L’Amérique reste lointaine, et puis les mesures discriminatoires à l’égard des juifs, les rafles, les camps de travail tout cela semble tellement impossible. On ne croit pas à ce qui n’est jamais arrivé auparavant. La foi dans leur nouvelle patrie sera fatale à la petite famille d’où réchappera la fille ainée Myriam, mariée en premières noces avec le fils de Picabia, Vicente, et mère de Leila et grand-mère de l’autrice Anne Berest. C’est dans un dialogue tout en douceur et connivence que s’écrit cette première partie du livre. Le rôle de Leila est primordial pour enfin mettre des mots sur un passé qui est resté étouffé des décennies durant. Glaçant est le contraste entre la barbarie inimaginable et la foi en la raison et en l’humanité d’une famille pourtant pourchassée des années durant. Jusqu’à l’entrée du camp d’Auschwitz l’histoire semble être un mauvais cauchemar. Anne Berest nous raconte avec justesse les conditions d’internement du camp de Pithiviers, l’accueil des survivants au Lutetia à la fin de la guerre, l’attitude ignominieuse de certains membres de l’administration française, la rafle du Vel d’Hiv.

La suite du « roman » va amener l’écrivaine à rechercher l’auteur anonyme de la carte. Pour la seconde fois, il faut retenir le clavier, pour éviter la phrase attendue: « comme dans un roman policier ». S’il s’agit bien d’une enquête, la fiction n’est pas au rendez-vous et cette quête va amener à côtoyer l’ignominie et le mal dont est capable l’âme humaine. Cette fois, Anne cherche, se déplace, se rend dans l’Eure voir les derniers voisins de la famille Rabinovitch, va en Provence lieu de la résidence de Myriam, consulte un détective privé, un graphologue. Avec sa mère, et sa soeur Claire (1), elles forment une lignée familiale essentiellement féminine cherchant à comprendre leur présent à la lumière du passé.

Une question surgit alors comme un fil rouge : qu’est ce qu’être juif aujourd’hui en France pour une famille qui n’a jamais pratiqué aucun rite, culte et se définit pour la plupart de ses membres comme athée? C’est bien de cette question que surgissent en réponse les quatre prénoms recherchés et la réflexion d’aujourd’hui de la fille de Anne, de retour à la maison avec une « drôle de tête », parce que « on n’aime pas trop les Juifs à l’école ». Santiago H. Amigorena avait lui aussi dans son magnifique roman Le ghetto intérieur (2) posé cette problématique pour démontrer par une série de questions absurdes, ou irréelles que « ce problème n’avait jamais été tout à fait résolu », plongeant même l’administration nazie dans « des affres inattendues ». Il poursuit alors :

« En 1941, être juif était devenu une définition de soi qui excluait toutes les autres, une identité unique : celle qui déterminait des millions d’êtres humains- et qui devait également les terminer. »

Être défini par un concept indéfini. Juive, parce que sa mère est juive, Anne Berest ne lance pas un cri de douleur, ne juge pas les contemporains de ses arrière-grands-parents. Elle témoigne, d’abord pour elle-même, voulant rétablir une généalogie trop longtemps tue, désirant savoir ce qu’elle est véritablement et affirmant en conclusion que l’on est ce que nos ascendants ont été, même si on ignore tout ou presque tout de leur histoire. En fait, on ne doit jamais oublier ses morts car ceux-ci ne meurent vraiment que lorsque les vivants les oublient. Et l’autrice leur rend magnifiquement la vie.

La carte postale d’Anne Berest. Éditions Grasset. 512 pages. 24€. Parution 18 août 2021.

  1. Claire Berest est également écrivaine. On lui doit notamment la remarquable évocation de Frida Kahlo Rien n’est noir et elle participe à la présente rentrée littéraire avec son roman Artifices chez Stock.
  2. Folio.
Anne Berest Carte postale
Prix Goncourt : première sélection

Les jurés du Prix Goncourt ont annoncé leur première sélection. Y figurent La carte postale d’Anne BerestEnfant de salaud de Sorj Chalandon et S’il n’en reste qu’une de Patrice Franceschi. Les deux prochaines sélections du prix auront lieu les 5 et 26 octobre. Le lauréat sera dévoilé le 3 novembre.

Lire un extrait.

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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