À l’aube de la neuvième décennie de son existence, on pouvait s’attendre à ce que Robert Badinter, à qui l’on doit l’abolition de la peine de mort en France en 1981, publie un volume de mémoires. Avec Idiss (éd. Fayard), voilà qui est fait. Mais assurément pas sous la forme qu’on attendait !

Idiss Robert Badinter

Portant le prénom de la grand-mère maternelle de l’ancien Garde des Sceaux, Idiss est le récit, magnifique d’émotion et d’affection, de la vie de cette femme à travers le regard, admiratif et infiniment tendre, du dernier de ses petits-fils, Robert. Manière plus touchante encore de se livrer en racontant la vie d’un autre, ou d’une autre en l’occurrence, une femme exemplaire de courage, de force, de dignité et d’amour, une femme résistant à toutes les épreuves épouvantables que l’Histoire — avec une grande hache comme disait Georges Perec – a fait subir à la communauté juive, dont Idiss faisait partie, dans la première moitié d’un siècle de guerres, de massacres, de terreurs et d’horreurs antisémites inégalées.

Juif Errant Idiss Robert Badinter
Le Juif errant est un personnage légendaire dont les origines remontent à l’Europe médiévale

L’histoire d’Idiss Rosenberg (Russie 1863-Paris 1942) fut une série d’intenses moments de bonheur familial, longues parenthèses entre autant de tragiques déchirements. Idiss naît en 1863 en Bessarabie, cette partie, faute d’être une patrie, de l’Europe centrale et méridionale, coincée entre Russie et Roumanie. Cette terre fut de longue date celle de moult familles juives, abandonnées à la vindicte antisémite d’autorités tsaristes et de nationalistes orthodoxes qui provoquaient ou laissaient faire pogroms et meurtres dans la communauté des ghettos.

La fuite vers l’Europe occidentale et l’Amérique fut la seule et évidente issue pour nombre de Juifs de cette terre bessarabienne. La France, abri républicain, pays de Victor Hugo et d’Émile Zola, défenseur de la cause dreyfusarde, attirait les Juifs d’Europe – « Heureux comme Dieu en France » disait un vieux dicton yiddish. Tout comme la lointaine Amérique du Nord où de nombreux Juifs avaient déjà émigré. Ces deux pays attiraient une génération que minait la contagion raciste et mortifère propagée par de redoutables États et populations de la Mitteleuropa.

Heureux comme un Juif en France Idiss Robert Badinter
Nadia Malinovich, Heureux comme un Juif en France : Intégration, identité, culture (1900-1932), Paris, Honoré Champion, « Bibliotheque d’études juives », 2010.

Idiss, son mari Schulim et leur fille Chifra, bientôt baptisée Charlotte afin de mieux vivre son intégration française, allaient donc retrouver leurs deux fils, Naftoul et Avroum, déjà installés à Paris. La France était pour eux tous, à cette période de leur vie, un havre de paix comparé à l’enfer bessarabien, un territoire laïc et libre où les Juifs étaient encore simplement dénommés citoyens français « de confession israélite ». Même si l’antisémitisme généralisé, certes moins virulent qu’en Bessarabie, courait lui aussi dans les différentes couches de la société française.

Action française Idiss Robert Badinter
« La France sous le Juif », manchette antisémite de L’Action française du 5 juin 1936.

Dans la capitale, « pour Idiss, le premier problème n’était pas son judaïsme ni sa nationalité étrangère mais son analphabétisme qu’elle tentait de maîtriser par l’acquisition de termes français qu’elle répétait patiemment ». Les filles dans la lointaine Bessarabie, comme dans bien d’autres endroits de la planète, n’avaient pas vocation à être instruites. Idiss en souffrit toute sa vie. « Selon la tradition juive, la vraie noblesse est celle du savoir » et sa fille Charlotte pallia ce manque cruellement vécu par Idiss en suivant l’enseignement de Monsieur Martin. Cet instituteur patriote, héraut d’une laïcité libératrice, l’un de ces hussards noirs de la République comme les nommait Charles Péguy, lui communiqua l’amour de la France et des Lettres. Et quand « Charlotte, retirée dans sa petite alcôve, récitait une fable de La Fontaine, Idiss attentive écoutait l’enfant dire un texte qu’elle, sa mère, ne comprenait pas toujours, mais qui lui était une musique au cœur ». Le certificat d’études de Charlotte, « premier diplôme français obtenu par la famille », fit le bonheur et la fierté d’Idiss.

hussards noirs Idiss Robert Badinter
« Le peuple qui a les meilleures écoles est le premier peuple : s’il ne l’est aujourd’hui, il le sera demain », Jules Simon.

La vie matérielle de la famille s’améliore grâce au travail des deux fils, initiateurs d’un commerce de vêtements et de peaux peu à peu florissant dans le quartier du Marais. Shulim, le père, ne verra guère ce commerce prospérer, pris par un cancer qui le déroba à l’amour des siens en 1920. Idiss vit là la première de ses plus grandes épreuves en portant en terre l’homme de sa vie.

À cette date, Samuel, devenu Simon, rencontra Chifra, devenue Charlotte, lors du bal des Bessarabiens de Paris. Coup de foudre et début d’une union bénie par Idiss. Ils seraient « heureux aussi longtemps que Dieu le voudrait » leur dit-elle. Le sort futur du couple n’exaucera pas, hélas, les espoirs et la prière maternelle. Claude et Robert, futur avocat et ministre, seront les fruits de cet amour.

L’entrée en guerre en 1939 et la soumission de la France, « trahison de son idéal », ébranlent cruellement les convictions pacifistes de Simon, sa foi originelle en la République française et en la bienveillance, croyait-il, des autorités envers les Juifs. L’antisémitisme d’État institué par Vichy rend peu à peu la vie irrespirable. « Entre la France et les Juifs, c’est une histoire d’amour qui a mal tourné » disait alors l’avocat Léon Maurice Nordmann, fusillé au Mont Valérien en 1942. Paris, ville lumière, était devenue bouche d’ombre « où flottaient les étendards nazis » et antichambre de la mort des Juifs dans les camps.

Paris occupé Idiss Robert Badinter
Paris occupé Idiss Robert Badinter

Le Juif et la France Idiss Robert Badinter
Le Juif et la France est une exposition s’étant déroulé du 5 septembre 1941 au 15 janvier 1942 à Paris. Financée par la propagande de l’occupant allemand, cette exposition « scientifique » s’appuie sur le travail de George Montandon, professeur à l’École d’anthropologie de Paris et auteur du livre Comment reconnaître le Juif ?

La fuite vers la zone libre devenait inévitable et Charlotte y rejoint son mari, accompagné de ses fils, tous déchirés à la perspective d’abandonner Idiss, malade et près de mourir sur son lit de souffrance, laissée aux seuls soins et à l’amour de Naftoul, l’un de ses fils resté à Paris. « Adieu Idiss, adieu l’enfance ». Les mots déchirants de Robert Badinter vous étreignent alors. Idiss allait « rejoindre Schulim et reposer à ses côtés dans la tombe du cimetière de Bagneux, devant une poignée de parents et d’amis. Le kaddish (N.D.L.R. : « sanctification », l’une des pièces centrales de la liturgie juive qui a influencé plusieurs prières chrétiennes, dont le Notre Père) dit par le rabbin est rapidement expédié. Puis tous s’en furent par des voies séparées. C’était le temps du malheur ». Ce sont les dernières lignes d’un livre du souvenir, fait de mots simples, bouleversant de tendresse, d’amour et d’humanité. Un récit inoubliable.

Simon Badinter fut déporté sur ordre de Klaus Barbie au camp de Sobibor en Pologne le 25 mars 1943, dont il ne revint jamais. Sa mère, la grand-mère paternelle de Robert, Scheindléa Schindler-Badinter, subit le même sort en septembre 1942, à Auschwitz-Birkenau. Comme Naftoul Rosenberg, lui aussi disparu dans le même camp en juillet de la même année.

Idiss de Robert Badinter – Fayard – 236 pages. Parution : 24 octobre 2018. Prix : 20.00 €

Idiss Robert Badinter
Robert Badinter
est avocat, universitaire, essayiste et homme politique français. Il s’inscrit au barreau de Paris en 1951 et débute sa carrière d’avocat comme collaborateur d’Henry Torrès. Il soutient une thèse sur les conflits de droit aux États-Unis et réussit l’agrégation de droit en 1965. Ancien président du Conseil constitutionnel, il est principalement connu pour son combat contre la perpétuité réelle et la peine de mort dont il obtient l’abolition en France le 30 septembre 1981 en tant que Garde des Sceaux, mais également pour la dépénalisation des relations homosexuelles entre majeurs de moins de 21 ans, et surtout comme auteur du nouveau Code pénal.

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