H+ explore la quête de l’immortalité à la croisée de l’héritage pythagoricien et du projet transhumaniste. Un roman-feuilleton publié par Unidivers à raison d’un chapitre par jour.

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Jet privé de Cixi, entre Samos et Tébessa, 730 jours avant

Ève ouvre des yeux encore ensommeillés sur le spacieux salon du jet privé… Cixi est assise en face d’elle à deux mètres. Sa marraine a abaissé à moitié le dossier de son large siège en cuir blanc, sa joue gauche repose sur l’appuie-tête. Elle regarde par le hublot, le regard perdu dans quelques indéfinissables pensées. Ses mains fines et athlétiques se rencontrent au bas de son ventre qu’elles semblent masser doucement. La manche droite du chemisier écru est remontée pour laisser place à l’aiguille de la perfusion sanguine. Les jambes affermies par la pratique intensive des arts martiaux se déploient dans un jodhpur en lin crème. Muscles et cheveux relâchés, son visage est lisse comme celui d’une poupée de porcelaine cuivrée. Ses traits arborent la noblesse de ses origines de princesse Han et l’éducation impeccable propre aux filles des hauts dignitaires du Parti communiste chinois. Son corps paraît avoir une trentaine d’années alors qu’elle est née il y a plus de cinquante ans. Comme beaucoup d’Asiatiques, elle ne porte aucun parfum. De son corps n’émane qu’une faible transpiration. Un peu plus à hauteur de la tête. Un ensemble organique, un soupçon iodé. Un examen approfondi des molécules qui se pressent dans la muqueuse nasale révèle à Éve de… de la réglisse, du bambou, de l’ascophyllum, de l’orchidée, du thé blanc… – une crème de jour.

De l’autre côté de la cabine, deux gardes du corps sont rivés à leurs smartphones : l’une d’elles semble lire, l’autre examiner avec soin son visage, les deux autres sont absorbés dans une partie de mah-jong. Il reste quarante-cinq minutes avant d’atterrir sur l’aéroport privé de Tébessa en Algérie pour aller chercher Aïcha, la nouvelle fille adoptive de ce Peter Thiel qui est le meilleur ami de Cixi depuis leur rencontre en 1990 sur le campus de Stanford.

Ève revient à son propre corps en humant d’un geste discret ses aisselles ; elle n’a pas eu le temps de prendre de douche avant de rejoindre l’aéroport aux aurores. Ça va… Elle referme les yeux. Que de changements dans sa vie en un an : la disparition de toute sa famille, sa survie inattendue, la rencontre de Pierre et Noor, puis la présentation de celle qui est devenue depuis sa marraine pytha, la belle et puissante Cixi.

C’est d’ailleurs en grande partie grâce à elle que tout ce cheminement a lieu : l’équipe de recherche de Pierre basée à New York bénéficie des puissants moyens de télécommunication de Cixi, notamment l’accès par une porte dérobée aux programmes de surveillance électronique américains Prism et Upstream. Comme l’indique le logo bleu sous-titré China Mobile qui colore de son esprit ying-yang les flancs de son jet privé, Cixi possède d’importantes participations dans le premier opérateur mondial, mais aussi AT&T, Vodafone, Alcatel-Lucent et plusieurs autres sociétés liées de près ou de loin aux communications de toutes natures : internet, téléphonie, radar, satellite, fusée, missile… aussi bien que dans les principales entreprises de production et diffusion de jeux vidéo connectés. Comme l’explique Cixi : « en attendant le jour où nous serons tous immortels, quel meilleur moyen pour les humains de prendre en patience leur légitime aspiration à faire de la société un paradis que de détourner leur créativité dans des mondes virtuels afin d’y temporiser leur désir ?! »

C’est dans ce cadre que son ami Peter a débarqué sur le sol algérien trois jours plus tôt afin de négocier pour leur commune holding un contrat avec Algérie Telecom. En jeu, la pose de 20 000 kilomètres de câble de fibre optique de génération quantique à travers le territoire national. Il est prévu que tout ce petit monde se retrouve à l’aéroport militaire de Tébessa en fin d’après-midi après avoir récupéré la petite Aïcha qui s’envolera avec son père adoptif vers la Polynésie française tandis que Cixi repartira vers la Chine après avoir déposé Ève chez elle.

— C’est réglé comme du papier à musique – avait expliqué Cixi à Ève au décollage de Samos –, une fois à Tébessa, un représentant et des véhicules mis à disposition par Algérie Telecom vont nous conduire à l’orphelinat. D’ailleurs, en compagnie d’un de tes compatriotes, un jeune journaliste qui consacre un reportage à la situation scandaleuse des orphelins en Algérie. On déjeune là-bas et on repart avec Aïcha à l’aéroport où Peter doit nous rejoindre entre 16 et 17 h en provenance d’Alger. L’occasion pour toi de faire la connaissance de Peter Thiel qui est l’un des hommes les plus puissants de la planète en plus d’être un ami intime. Un monstre d’intelligence et un sacré misogyne que je ne n’arrête pas de charrier ! Ensuite, je te dépose chez toi avant de rallier Pékin…

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Jet privé de Cixi, entre Samos et Tébessa, 730 jours avant

Toujours bien au chaud dans cet entre-deux flottant où sommeil, rêve et réveil mêlent leur porosité au ronronnement hypnotique des réacteurs de l’avion, Ève regarde autour d’elle. Cixi a terminé sa perfusion et décroché l’aiguille ; elle est toujours allongée dans la même position, mais les yeux fermés. Ève s’empare de la brochure qui domine la pile de magazines posés sur la table basse à côté. C’est celle de l’orphelinat de Tébessa où ils se rendent chercher la petite Aïcha. La garde du corps qui semble lire détourne la tête vers elle. Ève lui adresse un sourire, la garde chinoise se replonge aussitôt dans son smartphone, tandis qu’elle ouvre la brochure qui présente la Maison pour jeunes filles talentueuses de Tébessa.

C’est une institution scolaire administrée par la Fondation OAMD (Orphans Advanced Mind Detection), laquelle est largement financée par Peter Thiel. Un programme annuel de plusieurs centaines de millions de dollars. Depuis une quinzaine d’années, OAMD détecte dans le monde entier et assure l’éducation d’orphelins qui démontrent des qualités intellectuelles supérieures. Aujourd’hui, déjà plus de 5 000 élèves se répartissent dans trente-quatre orphelinats présents dans vingt-huit pays. Pour les élèves les plus brillants et les QI les plus élevés, direction l’Académie Transhumanis pour un parcours H+ avant de rejoindre les Universités de Stanford, Harvard, Princeton, Yale, Columbia, Chicago ou le MIT en fonction des talents de chacun.

« Environ 3 000 enfants sont abandonnés chaque année en Algérie. Abandonnés définitivement dans la rue ou placés en crèche par décision de justice à la suite soit d’un divorce, soit de maltraitances, soit d’un litige entre la mère et le père présumé, soit par la mère célibataire dont la condition est socialement très mal vue. Les enfants nés “hors mariage” débutent bien difficilement leur existence en Algérie, alors qu’ils n’en sont en rien responsables…

La religion musulmane proscrivant l’adoption, une grande partie des orphelins grandissent dans des institutions spécialisées jusqu’à leur majorité avant de se retrouver à la rue. La loi islamique (charia) autorise théoriquement la kafala (prise en charge d’un enfant), laquelle est freinée en pratique par une bureaucratie tatillonne. Après un marathon administratif, si la demande de la famille adoptive est enfin acceptée, elle n’est en aucun cas autorisée à remplacer la famille biologique au plan administratif ou légal (pas d’héritage possible).

Le gouvernement algérien tente depuis des années de trouver une réponse à cette situation dramatique qui ne fait qu’empirer en raison des catastrophes naturelles et des décennies de terrorisme, mais n’avance que très lentement. Résultat : bien qu’Algérie Télécom ait mis deux numéros de téléphone gratuits à la disposition du ministère de la Solidarité nationale et du ministère de la Famille et de la Condition féminine, les jeunes membres de cette frange marginalisée par la société sont surtout pris en charge par des associations caritatives nationales et des ONG internationales, laïques ou non.

Crèches, nids, foyers d’accueil, jardins d’enfants, centres sociaux, maisons familiales, maisons d’éducation pour jeunes filles, pour jeunes garçons – les appellations données aux orphelinats sont multiples.

La “Maison pour jeunes filles talentueuses” est, quant à elle, située dans une vallée des monts Tébessa qui enjambent la frontière algéro-tunisienne. Dans la Wilaya (Région) de Tébessa qui couvre une superficie de plus de 10 000 km², à 18 km de la ville du même nom, elle occupe une superficie de vingt hectares dans une vallée boisée et irriguée artificiellement.

Avec une capacité d’accueil de cent vingt orphelines, âgées de 5 à 13 ans, la “Maison pour jeunes filles talentueuses” se compose d’un édifice principal et de trois pavillons construits en pierre, chanvre et terre, planchers en hourdis et couvertures en tuiles et panneaux solaires.

“Le Savoir”, bâtiment principal construit sur cinq étages et un sous-sol, est dédié à l’enseignement avec des salles de classe, de langues (l’enseignement est dispensé en arabe, en français, en anglais et le chinois est en option), six laboratoires, deux centres informatiques.

“Le Nid” comprend quatre chambres communes destinées aux pupilles de 5 à 9 ans.

“L’Internat” réunit les chambres des élèves âgés de 10 à 13 ans.

“Le Loisir” est un pavillon de réception, de récréation et de spectacles doté d’une salle de cinéma haute définition.

“Le Corps” comprend trois réfectoires, une pièce de relaxation, un gymnase et un parloir organisé en petits compartiments munis de deux fauteuils.

Quant au pavillon de la direction et de l’infirmerie, il est surnommé “R. S” par les plus jeunes élèves, “Réprimandes et Sirop”, car l’architecte concepteur, Pierre Rabhi, a oublié de lui donner un nom…

Durant la construction des jardins, ce dernier a conservé les essences d’arbres présents sur le terrain en ajoutant de nouvelles : ifs, cèdres, oliviers, cyprès, pin pignon, pin Coulter, pin des Canaries, sapin de Numidie et chêne Zeen. Entre les différents petits bois et bosquets, plusieurs parcelles sont dédiées au sport et un potager de trois hectares fournit la cuisine l’année durant. L’ensemble est moderne, confortable et accueillant. Et l’équipe encadrante ne peut que se réjouir de l’atmosphère de gaieté et d’intelligence studieuse qui règne dans toute la Maison. »

Cette présentation rehaussée d’une douzaine de photos très réussies produit l’impression d’un havre de paix pour des enfants (surdoués) qui ont croisé la chance de leur vie. Seul bémol, que résumait une feuille volante ajoutée à la fin de la brochure, datée de la veille et frappée à la fois du logo de la Fondation OAMD et du tampon CONFIDENTIEL : l’inquiétude provoquée par l’augmentation des incursions de terroristes sur le territoire algérien :

« Après plusieurs années de lutte acharnée, le gouvernement algérien a réussi à chasser la large majorité des éléments salafistes du pays dont une partie s’est réfugiée en Tunisie. Depuis, la frontière algéro-tunisienne est devenue une passoire sensible. Quelques hélicoptères surveillent chaque jour les déplacements le long des frontières afin de prévenir l’intrusion de djihadistes. Reste que placer sous surveillance près de mille kilomètres relève de la gageure. La semaine précédente, une embuscade tendue contre un poste de l’armée algérienne a coûté la vie à neuf militaires. Deux mois auparavant, c’était une équipe de huit étudiants suisses en archéologie qui a été retrouvée à quelques centaines de mètres d’une route de montagne peu fréquentée. L’un deux a réussi miraculeusement à s’échapper, tous les autres sont morts le cou tranché, les femmes après avoir subi les pires outrages. Une sorte de jeu de massacre s’est mis en place lentement mais sûrement : des terroristes en herbe rivalisent de cruauté durant de petits raids afin de se faire remarquer par l’émir du Sahara, Mokhtar Okacha, qui vient de s’autoproclamer Calife du Maghreb islamique. »

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Aéroport privé de Tébessa, Algérie, 730 jours avant

Le soleil écrase le tarmac. Brassé dans des nappes d’huiles et des vapeurs d’essence iridescentes. Répercuté par le zinc des bâtiments, des hangars, de deux hélicoptères immobiles. Reflété sur les armes de trois militaires et dans les lunettes de soleil des deux civils qui les attendent au bas de la passerelle du jet. Cixi, Ève et les quatre gardes du corps cherchent les leurs et s’en coiffent. La lumière aveuglante s’atténue et délivre une réalité filtrée. S’approche un homme athlétique au visage curieusement anguleux et vêtu d’un complet cravate impeccable malgré les fines poussières qui toupillent de-ci de-là.

— Simon Bouamra, envoyé par la direction d’Algérie Telecom. Nous sommes très honorés de pouvoir vous assister. Bienvenue à Tébessa ! – ajoute-t-il avant de présenter le jeune homme élancé, d’au moins vingt ans son cadet, qui se tient un pas en arrière – Et voici Addon, un jeune reporter free-lance, recommandé par le rédacteur en chef d’El Watan. Il réalise un reportage sur les conditions de vie des orphelins en Afrique et leur prise en charge par la fondation OAMD.

Des cheveux noir de jais, une peau pâle comme du lait et des yeux émeraude quand le journaliste relève ses lunettes pour les saluer.

Rompue à tous les protocoles, Cixi prend sans tarder les choses en main. Quelques minutes plus tard, les formalités administratives expédiées, le groupe rejoint trois puissants 4×4 en station devant l’aéroport militaire. Les trois militaires s’assoient à l’arrière du premier ; Cixi, Ève, Simon et Addon se calent dans le second ; les autres gardes du corps dans le dernier. La trentaine de kilomètres va être parcourue en une bonne demi-heure sur la route étroite, mais bien entretenue qui mène à la Maison pour jeunes filles talentueuses de Tébessa. Assis à l’avant à côté du chauffeur, le représentant d’Algérie Telecom laisse Cixi, Ève et Addon converser tous trois confortablement assis à l’arrière. À sa demande, Addon résume à Cixi la situation des orphelins en Algérie ; de son côté, elle accepte de livrer à la curiosité du journaliste quelques détails sur l’investissement de AT&T et China Mobile, notamment le trajet géographique retenu pour la pose à travers le territoire algérien de 20 000 km de fibre optique de génération quantique.

Quant à Ève, elle découvre le bel Addon. Par l’audition, la vue et… l’odorat. Bien calée sur la banquette côté fenêtre, elle l’observe. Son esprit enclenche ce mode pleinement réceptif qu’elle a découvert et perfectionne depuis son adolescence. Sa conscience, à la fois soutenue et relâchée, devient pure ouverture et attention concentrée. Les informations émises par Addon sont invitées à entrer en elle, sans filtre ni jugement, afin de les décoder le plus authentiquement possible.

La peau d’Addon semble restituer la forte dose de rayons de soleil reçue durant l’attente sur le tarmac de l’aéroport. Son front et les paumes de ses mains filtrent une saveur salée à peine perceptible – chlorure de sodium. Les glandes sudoripares qui débouchent dans les follicules pileux de ses aisselles et mamelons exhalent un complexe de… miel, de cumin et de copeaux… d’un bois blanc frais… Les paupières d’Ève se ferment par à-coups tandis qu’elle se concentre activement sur les informations qui se déposent sur la muqueuse respiratoire de son nez. Dans le fin voile de transpiration d’Addon sont tissées une fragrance subtile et diverses associations moléculaires accrochées à la veste kaki, un peu râpée au cou, la chemise bleue sans poche et le pantalon de lin beige, fluide, mais un peu serré à l’entrejambe : une floraison de senteurs ambrées, musquées, épicées se mélange à de… la rose, du jasmin, de la fleur d’oranger. Quelques minutes s’étirent durant lesquelles Ève laisse son esprit décoder les informations ressenties. Les yeux désormais clos, elle ne se rend pas compte qu’Addon, tout en échangeant avec Cixi qui se rafraîchit d’un jus de grenade, lui jette de rapides coups d’œil. D’abord étonnés. Puis amusés. Enfin, peut-être un peu charmés par ce mignon nez aux narines en amande mues par de profondes inspirations quasi silencieuses. Ève achève le tour de ce panorama olfactif par des touches d’encens, d’opoponax et de benjoin. Ses yeux s’ouvrent. Juste le temps d’apercevoir les grands et beaux yeux de faon d’Addon se détourner de son regard avec un sourire charmant. Surtout ne pas rougir… Elle plante son visage contre la vitre et observe le paysage qui défile. L’odeur corporelle d’Addon reste en elle. Un parfum agréable. Suave… Très agréable…

Voilà que la Maison pour jeunes filles talentueusesrévèle toute son ampleur au sortir d’un virage qui surplombe la vallée. Deux pavillons de taille moyenne entourent un vaste bâtiment, tous trois recouverts de belles tuiles, de panneaux solaires et de larges antennes satellites. Tout autour, protégée par une palissade en bois, plusieurs hectares imbriquent un terrain de tennis, de basket, de soccer, une piscine, des pelouses, des jardins, un potager, un grand verger, des bosquets épars et un bois. Un microcampus, bien plus qu’un simple orphelinat.

Le premier 4×4 s’arrête devant le portail d’entrée tandis que les deux autres le dépassent pour aller débarquer ses passagers devant le bâtiment principal. Ève aspire à vite se retrouver dans les jardins alentour, véritable poumon vert qui nourrit les maîtres et leurs élèves. Elle sent son énergie vitale affaiblie par les dernières heures passées dans des milieux pauvres en présence végétale. Mais difficile de se soustraire à l’accueil du directeur de l’établissement et aux présentations des lieux. Vêtu d’un bermuda, d’une chemisette hawaïenne et de tennis blanches, il ressemble à un étudiant californien malgré une barbe grisonnante. Aïcha, qui s’appelle officiellement depuis deux jours Aïcha Thiel, se tient à ses côtés. Bien droite.

Les dents éblouissantes de la jeune fille de 11 ans tranchent non sans grâce avec ses cheveux et ses yeux sombres. À l’invite du directeur, elle s’approche la tête à demi baissée de Cixi ; sa mère adoptive la prend dans ses bras avec retenue. L’étudiant californien met fin à cette étreinte un peu gênante en proposant de faire un tour avant de déjeuner, le temps qu’Aïcha finisse de rassembler ses affaires et les charge dans l’un des tout-terrain.

Accompagnée par le concert assourdissant des cigales, la visite se déroule en suivant les allées de gravier blanc tirées au cordeau dans une herbe étonnamment verte malgré le climat. Après les terrains de sport et la piscine de taille olympique alimentés en énergie par un moteur Kapanadze et un transformateur Rotoverter, des bosquets de figues de Barbarie et de grenades, des massifs de rosiers et de myrtes parsèment d’ombre le grand verger. Des fruits et légumes multicolores se croisent au milieu de différentes plantes destinées à les protéger en renforçant mutuellement la vitalité de chacun. L’ensemble dessine comme des sortes de mandalas minéraux et végétaux irriguées par un système naturel de phytoépuration des eaux usées.

Ève se grise des essences qui tournoient dans l’air. Les molécules odorantes remontent par les fosses nasales et le palais buccal vers l’épithélium qui transmet l’information nerveuse aux bulbes olfactifs de son corps en manque. Un exquis festin d’eucalyptus, romarin, thym, verveine, myrte, laurier, fenouil, faux poivrier, menthe pouliot, orange, citron, figues, grenade, rose… Elle se réjouit de ces vagues de bien-être qui inondent son intérieur, de cette alchimie accomplie par son organisme afin de se purifier en régénérant les cellules endommagées par les radicaux libres.

Les yeux quasi clos, Ève continue seule sa déambulation dans les jardins. Elle remonte une allée de figuiers bien mûrs. Puis les parfums volatiles d’un bosquet de grenadiers. Ses fruits en forme de cloche, luisants et garnis de veines rouges et de petites loges remplies de grains de suc, dégagent un effluve fort, un peu urineux. Comme dans les cerises ou les prunes, les flavanols qu’ils contiennent possèdent un pouvoir antioxydant bénéfique. Pour autant, la présence d’acide urique dans l’air est anormalement puissante ! Elle se mélange à des apports inattendus. Peu agréables. De la peau de chèvre… des acides caproïques… des émanations animales et fécales de… mulets ou d’ânes… le rance du petit-beurre… acides gras et peroxydes… et puis du tabac sylvestre… de qualité assez rude… et artificiellement aromatisé… Un humain ! Elle ouvre les yeux. Juste le temps d’apercevoir entre deux branches de grenadiers un visage barbu coiffé d’un chèche qui lui fait signe de se taire en esquissant un sourire malin. Juste le temps de pousser un cri étouffé par la main puissante d’un homme venu se coller contre son dos pour lui ceinturer la taille.

***

Jardins de la Maison des jeunes filles talentueuses de Tébessa, 730 jours avant

Si Addon déambule dans les jardins pour en découvrir l’agencement et les innovations, il espère secrètement tomber nez à nez avec Ève qu’il a vue se détacher du groupe le nez en l’air. Elle a pris un chemin de traverse du côté des orangers. Un nez qu’elle a d’ailleurs fort mignon, comme le visage, et tout le reste…

Il remonte une petite allée de figuiers de Barbarie aux beaux fruits jaune orangé. C’est trop tentant. Il attrape une figue charnue à l’ovale parfait et la peau souple qu’il entaille d’un coup d’incisive pour l’ouvrir en deux. La chair rosée piquée de grains noirs se révèle dans la bouche acidulée et sucrée. Éclatante de parfums. Un délice ! Mais la dégustation de la chair entre les dents et le palais est rompue par un curieux bruit étouffé qui surgit dans ses oreilles. Un cri ! Un cri en provenance du bout de l’allée… Oui, par là-bas… À gauche… Vite, l’allée parallèle… Non, la suivante… Addon, parti comme une flèche, s’arrête brusquement en découvrant Ève aux prises avec un Bédouin devant un grand tas de terre qui jouxte un trou.

D’un bond, Addon saute sur le dos de l’agresseur, enserre son cou à l’aide de son avant-bras et comprime violemment la trachée. L’effet est immédiat : le souffle coupé, ce dernier lâche prise tout en s’efforçant d’échapper au bras qui l’étrangle. Alors qu’Ève tombe à genou, les deux hommes chutent sur le côté et roulent à terre dans un violent corps-à-corps. Après un instant indécis, Addon prend le dessus en retournant contre la gorge de l’agresseur le poignard sorti comme un éclair de sa djellaba. Le Bédouin s’immobilise, vaincu. Mais alors qu’Ève pousse un hurlement, Addon n’a pas le temps de tourner la tête qu’un coup violent dans le dos le projette en avant, directement au fond du trou. Son corps instinctivement se recroqueville et protège le visage de ses bras qui cognent contre une pierre un bon mètre plus bas. Le hurlement d’Ève s’est mué en cri à nouveau étouffé par le bras du Bédouin. Tandis que son acolyte venu à sa rescousse jette du haut de la fosse un regard d’une malveillance satisfaite à Addon, il s’emploie à faire tomber de larges pelletées de terre sur lui. Addon tente en vain de se relever, contrarié par la douche de terre graveleuse et un bras inopérant. La terre s’accumule sur son corps allongé, pénètre ses habits à la faveur de ses tentatives de bouger de plus en plus étroites. La pluie épaisse tombe et l’oppresse. Une goulée de terre tombe à pic dans sa bouche alors qu’il espère avaler de l’oxygène. Une douche de terre. Ses narines sont bouchées, l’air lui fait défaut, ses poumons se compriment. Tout son corps est contracté par une urgence vitale. Ses membres fourmillent. Son cœur tambourine dans ses tempes. Il ne peut plus bouger. Un tout petit peu la pointe de la tête. Seuls ses yeux sont mobiles, ils fixent incrédules ceux du djihadiste qui lui sourit tandis qu’un nuage dans le ciel auréole son visage. Le bruit du monde est atténué, filtré par du coton. Un dernier frisson intérieur parcourt son corps des pieds à la tête.

Un éclair. Un éclair brusque, noir et violent. Frappe la tempe. De la tête du Bédouin qui semble se décoller du tronc sous la pression sèche du coup de pied. Devant le ciel, au milieu du nuage, un corps en extension strie l’air comme une flèche vibrante. Et retombe en parfait équilibre sur le bord de la fosse avant de sauter au fond, les jambes se plantent des deux côtés du corps tétanisé d’Addon. Cixi s’empresse de libérer son visage, sa bouche et ses narines…

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Tous les personnages et les situations de ce récit sont purement fictifs à l’exception de ceux qui ne le sont pas.

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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