Le plus spectaculaire et dramatique événement de l’histoire de la ville de Rennes fut sans doute le grand incendie qui ravagea la cité du 23 au 29 décembre 1720, l’un des pires sinistres urbains du siècle en Europe. Les Presses universitaires de Rennes ont eu la belle initiative d’éditer un magnifique et savant ouvrage en novembre 2020 pour marquer cette tragique date de l’histoire de Rennes.

Rennes,« la belle endormie », connut de graves et marquants épisodes d’agitation, que ce soit au début de la Révolution française – et de « la journée des bricoles » dont parle Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe -, ou lors du procès en révision de Dreyfus – auquel ont assisté Maurice Barrès et Octave Mirbeau, Émile Zola restant prudemment loin de Rennes -, ou de la destruction partielle du Parlement de Bretagne pendant une manifestation de pêcheurs en 1994. Le plus dramatique bouleversement fut sans doute le grand incendie qui ravagea la ville il y a un peu plus de trois cents ans, en décembre 1720. Les Presses Universitaires de Rennes ont édité en novembre 2020 un riche ouvrage pour remettre en mémoire ce tragique épisode de l’histoire de Rennes.

L’incendie de 1720, d’ampleur inédite dans une capitale de province française du XVIIIe siècle, fut ravageur. Et le mauvais sort s’acharna sur les pauvres Rennais : le feu se déclencha en effet à la veille des fêtes de Noël, en pleine nuit du 22 au 23 décembre. Les habitants de la rue Tristin, ancienne dénomination de la rue de l’Horloge derrière l’actuel Hôtel de ville, sont réveillés par les cris d’habitants de ces maisons serrées les unes contre les autres et qui se font face dans l’étroitesse des voies de circulation tracées au Moyen-Âge. Des maisons de trois et quatre étages dont les niveaux supérieurs de part et d’autre des rues ne sont séparés que de quelques mètres. « Au feu ! Au feu ! » : Les cris et l’alerte arriveront hélas trop tard. Le plus souvent, les habitants dorment après force ripailles d’un dimanche, qui plus est, avant-veille de Noël. En peu de temps les maisons s’embrasent, d’autant plus vite que les greniers, en cette saison, sont pleins des fagots destinés au chauffage.

En ce jour férié, l’insouciance des Rennais est donc totale et la ville n’a pas de pompiers professionnels. Les ouvriers du bâtiment, habituellement appelés pour éteindre les incendies, sont ce soir-là eux aussi endormis, repus, peut-être même enivrés.

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Thomassin Simon (Graveur). Huguet Jean-François (29 décembre 1679 – 1749) (Dessinateur) © Musée de Bretagne, Collection Arts graphiques

Le premier réflexe des habitants alertés sera de sauver leur vie et leurs biens, pas vraiment d’éteindre le feu ! La densité de l’habitat et l’exiguïté des rues allaient accélérer la propagation du brasier. Ce qu’il est convenu d’appeler les « rues communes » dans leur grande majorité mesuraient à Rennes entre quatre et sept mètres de large, localisées dans la ville close enserrée dans les murailles de la rive droite de la Vilaine. Des rues ou plutôt des ruelles et des venelles.

Faute de volontaires supplémentaires, les soldats sont appelés en renfort. Le vent est « impétueux » et rend l’incendie encore plus incontrôlable. L’eau qui doit éteindre les multiples foyers arrive en misérable quantité dans des seaux remplis par les seuls habitants qui n’ont pas fui le périmètre en flammes. Personne, dans les premières heures du brasier, n’imaginera que l’incendie allait durer cinq jours, s’étendre jusqu’aux rives nord de la Vilaine, et aux abords du Parlement et de la cathédrale St Pierre, deux bâtiments toutefois qui resteront épargnés par les flammes. Le feu ravagera une multitude de maisons particulières et nombre d’églises, dont la chapelle Saint-James et le clocher qui abrite la Grosse Horloge, l’une des plus grandes et belles cloches de France. Sa chute sera symbolique aux yeux de nombre d’habitants : Dieu a abandonné la ville !

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Le Vieux Rennes. – L’Ancienne Tour de l’Horloge / détruite par l’incendie de 1720 © Musée de Bretagne, Collection Arts graphiques

La destruction ne cessera de s’étendre, pendant que les riches occupants, et même certains officiers municipaux, continuent d’ordonner aux domestiques et employés de la ville de sauver biens et meubles de leurs propres maisons au lieu de les envoyer sur le front de l’incendie. Heureusement, la solidarité finira par l’emporter et les habitants des quartiers en flamme, les ouvriers du bâtiment, les parlementaires, les officiers de la ville, l’évêque, les religieux et les religieuses, l’intendant organiseront une chaîne pour apporter les seaux d’eau et déblayer gravats et mobiliers jetés au milieu des rues dans la panique générale du début d’incendie.

Le jour de Noël, troisième jour du brasier, l’intendant Paul-Esprit Feydeau de Brou, au désespoir, rédige un premier rapport de la catastrophe pour le pouvoir central à Paris : « Le feu est si grand actuellement que presque toute la partie de la haute ville dans laquelle logent tous les gens de considération est bruslée ou du moins sur le point de l’estre, l’on ne scait plus de quel costé porter le remède, tout le monde est sur les dents et très fatigué d’avoir passé les jours et les nuits à travailler et je ne puis dire encore quand le feu s’esteindra n’y de quel costé il se jettera le plus fort. »

Beaucoup de Rennais perdront leurs logis et se retrouveront à la rue sans vivres ni argent. Ils trouveront refuge sur les places publiques, dans les fossés sous les remparts, les églises et les couvents, « parenthèse heureuse dans la relation d’ordinaire si conflictuelle des Rennais et de « leurs » couvents. Depuis les années 1670, certains Rennais n’ont pas de mots assez durs pour déplorer le nombre excessif de maisons religieuses que la ferveur des dévots et le mécénat des parlementaires ont multipliées au cours du XVIIe siècle. » (Matthieu Le Boulch). Même les grandes maisons de pierre s’enflamment. Devant ce brasier qui ne cessera de gagner la seule solution sera d’imaginer des pare-feu en détruisant les maisons voisines de l’incendie pas encore enflammées. L’intendant va hésiter : quelles maisons choisir, contre le gré de leurs propriétaires, pour la plupart gens d’importance ? L’ordre est pourtant donné. En vain, le vent tourbillonnant envoie des flammèches dans tous les sens, jusque dans les faubourgs.

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Banéat Paul (1856 – 1942), Rennes avant l’incendie de 1720. / La teinte rose indique les quartiers détruits par l’incendie. / A. Point où commença l’incendie © Musée de Bretagne, Collection Arts graphiques

Le 27, après cinq jours et cinq nuits de ravages incendiaires, tout un quartier disparaîtra entre le Parlement et la rue Baudrairie. La pluie viendra à point, qui soulagera les efforts des habitants.

Bilan catastrophique : 40% de la superficie de la ville partie en fumée, estime-t-on, 32 rues anéanties, 945 bâtiments totalement détruits, dont 33 écuries et échoppes et 10 hôtels de nobles et de parlementaires, « une partie de la ville où habitaient Messieurs du parlement, de la noblesse et les plus considérables négociants et marchands » écrira l’intendant dans son rapport destiné à Paris. Les quartiers populaires, insalubres et sales, sur l’autre rive de la Vilaine où vivent artisans et journaliers, seront épargnés. Peu de morts pendant ces journées, beaucoup de blessés en revanche, qui trépasseront quelques semaines ou quelques mois plus tard des suites de leurs blessures.

Comment le feu a-t-il pris ? Le maire, quelques jours après le sinistre, désignera un certain Henri Boutrouelle, maître menuisier de la rue Tristin, son stock de planches et copeaux de bois ayant probablement été enflammé par une chandelle renversée et oubliée par sa femme. Deux parfaits suspects : le mari est négligent, brutal et porté sur la boisson, l’épouse est avare et cupide et vendrait du suif sous le manteau pour se faire un peu d’argent. Mais le couple a disparu et finalement aucun incendiaire ne sera formellement identifié, même si deux autres menuisiers sont à leur tour suspectés et arrêtés, Hubert Barbedette et Gilles Grégoire, finalement relâchés. Les accusations n’épargneront pas en effet les gens du menu peuple, qualifiés bien souvent de débauchés et d’ivrognes. Les accusations du moine jésuite rennais de Couvrigny ne donnent pas dans la nuance et alimentent la piètre réputation du « bas » peuple rennais : « L’yvrognerie avec des vices infâmes règnent icy infiniment. » Les parlementaires, sensibles à ces accusations, publient arrêts sur arrêts contre les « coureurs de nuit » qui sévissent armés d’épées et de bâtons et contre « les vagabonds, ribbleurs de pavés et séditieux. »

Sans coupables clairement désignés et inculpés, d’autres rumeurs, dirigées contre la noblesse, vont naître elles aussi et une forme de complotisme va se déchaîner. Le duc de Chaulnes, représentant du roi en Bretagne, aurait mis le feu à la ville pour répondre à la révolte du Papier timbré. La rumeur désigne aussi le Maréchal de Montesquiou qui avait veillé à l’exécution de Pontcallec. Philippe d’Orléans est une cible lui aussi, qui se méfie d’un Parlement breton épris d’indépendance. Autant de bruits, de rumeurs et de marques de profonde défiance envers une puissance monarchique qui chercherait à s’immiscer dans les pouvoirs de la province.

L’argument de la punition céleste va aussi croître et prospérer dans une ville où l’Église, toute puissante dans son implantation cadastrale et immobilière, garde tout autant une forte emprise sur les fidèles. Ce sont les moines Franciscains eux-mêmes qui arrêteront la rumeur d’une punition divine pour parler plutôt d’un salut venu du Ciel: le feu a arrêté sa course au bas de la place du Parlement, clament-ils, là où est érigée une croix de pierre voisine de leur couvent proche de la dite-place. Une croix au pied de laquelle une estampe de l’architecte et dessinateur rennais Jean-François Huguet représentera une femme et son enfant pendant l’incendie. Le dénuement de l’enfant, son bras levé et sa position au pied de la croix réputée avoir arrêté l’incendie sont à l’évidence une allusion à la Nativité fêtée au milieu des flammes qui menacent la place sans l’atteindre, précisément le jour de Noël. « Il semble que le feu ait respecté l’ordre du Tout-Puissant bornant son activité  au pied de cette croix où les bois tous allumez des maisons voisines incendiées s’éteignoient dans le moment…On peut sans crime la regarder comme miraculeuse » lit-on dans un second rapport de Paul-Esprit Feydeau de Brou. Croyance en une « divine intervention » dans l’esprit des Rennais, un tableau votif de Nicolas Le Roy sera commandé par les habitants des quartiers sinistrés quelques mois plus tard et illustrera le « miracle » du feu enfin éteint représenté sur une toile intitulée « Vœu de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle », visible à ce jour à la basilique Saint-Sauveur de Rennes. Une aquarelle, de structure et esprit identiques, fut aussi réalisée par Jean-François Huguet en 1721, image précieuse par le détail d’informations portées en sa légende, exposée au Musée de Bretagne de Rennes. « Si le feu était venu du Ciel, c’était aussi du Ciel que les Rennais pouvaient attendre un secours, et selon un mode de représentation classique dans les tableaux votifs, la main de la Vierge  et le regard bienveillant de l’Enfant figurent l’intervention divine. » (Gauthier Aubert).

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Leroy, Voeu des habitants de Rennes Notre Dame de bonne nouvelle, Basilique Saint-Sauveur, Rennes

Témoignages de cette reconnaissance de la population rennaise, de nombreuses « niches à Vierge » décorant façades de maisons et d’immeubles vont fleurir dans le centre de la ville entre 1721 et 1914.

Les populations ruinées reçurent des aides d’urgence de l’Église, des paroisses et des couvents mais aussi des voisins et des familles qui avaient échappé au drame et à la perte de leur maison. Les secours extérieurs et aides matérielles vinrent aussi d’en-haut : le régent donnera 30000 livres, le comte de Toulouse et gouverneur de Bretagne 20000 livres, le maréchal d’Estrées 4000…57000 livres en tout furent récoltées. L’intendant Feydeau demandera au pouvoir royal de suspendre les impôts pour une année au moins. Et des baraquements de bois et de terre seront construits en hâte pour les Rennais les plus pauvres.

La bataille de la reconstruction et du relogement va durer des décennies. Il s’agira de rebâtir une ville digne de son rang. En 1720, Rennes est capitale de la Bretagne depuis les couronnements ducaux du Moyen-Âge au XIe siècle. Au XVIe siècle, Rennes est choisie pour l’obtention du Parlement, contre Nantes, sa « rivale ». La statue de Louis XIV financée par les États de Bretagne initialement prévue sur les bords de Loire sera installée sur les bords de Vilaine en 1726.

L’incendie de 1720 aura des conséquences architecturales directes et indirectes : la reconstruction du centre-ville après l’incendie devra préfigurer le dessin et la topographie d’une belle et importante capitale du XVIIIe siècle, désormais faite de hauts et élégants bâtiments en nobles pierres de taille aptes à faire oublier l’ancienne architecture à pans de bois, aliments du feu ravageur des derniers jours de décembre 1720.

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Le plan levé par Forestier en 1726 pour la ville dessinée par Robelin

L’ingénieur militaire Isaac Robelin, requis en 1721, tracera des rues rectilignes et réorganisera les îlots d’habitation de façon géométrique. On prévoira des fontaines, des égouts, des rues larges se coupant systématiquement à angle droit, des immeubles à trois étages de hauteur identique calqués sur les hôtels particuliers parisiens, agrémentés d’élégantes ferronneries, de décors sculptés et de mascarons en tuffeau. Mais Robelin, peu enclin au dialogue avec les édiles, finira par agacer « la communauté de ville qui ne compte pas moins d’une vingtaine de sinistrés parmi ses membres, dont le maire Rallier du Baty qui se fait le porte-parole des mécontentements » (Jean-Jacques Rioult et Gauthier Aubert). C’est Jacques Gabriel, premier architecte du roi, qui lui succèdera et se verra encouragé par le comte de Toulouse, bâtard reconnu de Louis XIV, qui déclarera : « En matière de bâtiments publics, on ne saurait faire ni trop grand ni trop beau. » Au détriment des artisans et acteurs économiques les plus humbles. Les quartiers nord de la Vilaine, ravagés par le feu, puis richement reconstruits, resteront plus que jamais, en effet, l’espace de vie et de travail de l’élite rennaise et le périmètre économique des affaires et du négoce d’où seront exclues les classes sociales les plus modestes.

La reconstruction de Rennes, qui reprendra les grandes lignes du projet de Robelin et gardera la forte signature monumentale et stylistique choisie par Gabriel, affichera alors l’image d’une ville élégante, empreinte d’une certaine austérité, investie par des hommes du secteur tertiaire, souvent gens de loi – qui feront venir dès 1724 une Faculté de Droit –, et fera entrer « l’ancienne cité des ducs de Bretagne héritée du Moyen Âge dans les rangs des villes de l’Europe moderne. » (Jean-Jacques Rioult et Gauthier Aubert). Les historiens Emmanuel Le Roy Ladurie et Bernard Quilliet parleront même d’un « incendie créateur. »

Les auteurs de Rennes, 1720, l’incendie, dirigés par Gauthier Aubert et Georges Provost, ont eu le grand talent d’associer une richesse iconographique exceptionnelle à de savantes analyses qui détaillent l’événement sous un jour sociologique, politique, architectural et artistique, et captivent le lecteur des premières aux dernières lignes de ce grand et beau livre d’art et d’histoire.

Rennes, 1720, l’incendie, sous la direction de Gauthier Aubert et Georges Provost, Presses universitaires de Rennes, 2020, 327p., nombreuses illustrations, ISBN  978-2-7535-8061-9, prix : 45 euros.

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