Avec le film Parasite, le réalisateur sud-coréen Bong Joon-Ho signe une fable corrosive et jubilatoire sur la lutte des classes qui résonne comme une mise en garde. La Palme d’or est venue justement couronner une œuvre qui parvient à mêler complexité sociologique, humour et suspense.

Dans l’une des premières séquences du film Parasite, alors que nous est présentée la famille Kim, qui vit dans un entresol insalubre, on voit rapidement la mère écraser du doigt un… parasite, au sens littéral du terme : un des nombreux cafards qui infestent l’appartement de cette famille de chômeurs. C’est la première manifestation, dans le film, de la logique délétère selon laquelle la société (coréenne, mais sans doute, plus généralement, humaine) fonctionne par l’écrasement systématique, mais discret, du plus fort par le plus faible.

L’année dernière, le film Burning de Lee Chang-Dong, autre film sud-coréen salué à Cannes, évoquait déjà la violence de la lutte des classes en Corée, en décrivant la rivalité entre deux jeunes hommes (un plus pauvre, et un plus riche) cherchant à séduire une jeune fille. Les deux œuvres se terminent au demeurant de façon analogue. Mais là où Burning était contemplatif et évanescent, Parasite se montre survolté et mordant. Lee Chang-Dong citait explicitement Faulkner ; chez Bong Joon-Ho, un plan fait discrètement apparaître le visage d’Alfred Hitchcock, sur la tranche d’une jaquette.

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Car dans Parasite, la société est filmée comme le lieu d’une guerre de tous contre tous, avec un rythme d’une intensité folle et une variation tonale permanente. La première partie fonctionne comme une prise d’assaut progressive : par un concours de circonstances, le jeune Ki-Woo est embauché par la riche famille Park pour donner des cours d’anglais à la fille de la maison. Il va alors mettre en place une stratégie redoutable pour faire progressivement pénétrer toute sa famille au sein de la luxueuse demeure des Park, non sans faire renvoyer le chauffeur et la gouvernante pour les faire remplacer par son père et sa mère. Cette fulgurante ascension sociale n’ira malheureusement pas sans heurts – c’est peu dire.

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La grande force du film Parasite est de montrer que la violence sociale n’est pas là où on l’attend, et qu’elle peut donc revêtir des formes foncièrement différentes – on sait d’ailleurs que Bong Joon-Ho n’a pas fait des études de cinéma, mais de sociologie. Car la famille Park n’est aucunement diabolisée ; très conventionnelle et patriarcale, elle semble néanmoins relativement soudée. Les époux ne se disputent pas, veillent attentivement au bonheur et à la réussite de leurs enfants, d’une manière qui vire certes à l’obsession, mais témoigne de bonnes intentions. Ils ne maltraitent pas non plus leurs employés, avec qui ils tissent même des liens quasi amicaux ; dans sa solitude et ses confessions à sa gouvernante, Mme Park suscite presque une forme de compassion.

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Et réciproquement, la représentation de la famille Kim ne cède aucunement à la tentation d’une idéalisation morale. Le tour de force de Bong Joon-Ho consiste à mettre le spectateur du côté des pauvres, tout en montrant qu’ils sont eux-mêmes pris dans la mécanique égoïste et compétitive qui les broie. Le passage le plus emblématique à cet égard se trouve au milieu du film. Alors que les Park sont partis à la campagne, les Kim gardent la maison et discutent autour d’un festin. Le père Kim dit trouver leur employeuse « gentille » ; d’où, réaction de son épouse : « Gentille ? Moi, si j’avais tout ça, je serais vachement plus gentille ! ». Et dix minutes plus tard, alors qu’un retournement de situation proprement virtuose confronte subitement les Kim a une sorte de sous-prolétariat implorant son aide, la même mère refuse froidement.

L’écriture des personnages impressionne ici par sa capacité à les rendre profondément authentiques sans toutefois approfondir leur psychologie, si ce n’est dans l’épilogue ; ce qui intéresse le cinéaste ici, ce ne sont pas des individus, mais des types sociaux.

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Et pourtant, l’inégalité économique implique des rapports de force qui demeurent même lorsque tout semble aller pour le mieux. Parasitefait la part belle à des dimensions moins évidentes des différences entre classes, avec un travail remarquable sur la géographie sociale ; on n’en dira pas trop ici, mais on ne peut que souligner le brio avec lequel Bong Joon-Ho joue sur différentes strates de l’espace urbain et domestique, entre naturalisme et fantaisie, pour donner à penser la complexité de la hiérarchie sociale. Cette inégalité géographique se matérialise lors de la scène impressionnante de l’inondation, dramatique pour la famille Kim, et dont la famille Park, quant à elle, n’entend même pas parler. D’où cette scène étonnante, le lendemain : Mme Park fait ses courses avec M. Kim pour l’anniversaire de son fils, et au téléphone, elle se réjouit de la pluie qui est tombée la veille, dissipant ainsi les nuages pour la fête, pendant que le domestique est en train de ranger ses courses, et de se rappeler avec rage ce que cette pluie vient de lui coûter.

Se nichant dans des situations dont elle semble d’abord absente, la violence sociale est donc également inconsciente. Car dans cette scène que nous venons de décrire, la riche mère de famille est de toute évidence ignorante de la violence qu’elle est en train d’exercer : pendant qu’un homme qu’elle emploie fait ses courses, elle se félicite d’un événement qui, pour lui, revêt une signification dramatique.

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D’une façon générale, Bong Joon-Ho se montre attentif à la matérialité des inégalités sociales, non seulement géographique, mais également organique. Car ce qui aiguise peu à peu le ressentiment des Kim à l’égard des Park, ce ne sont ni des reproches directs ni des remarques délibérément hautaines : c’est le dégoût latent qu’éprouve le père Park pour l’odeur de ses domestiques, et en particulier de son chauffeur. Ce mépris, les Kim le découvrent au détour d’une conversation entre leurs employeurs qu’ils n’étaient pas censés entendre, et ensuite, le père l’éprouve à plusieurs reprises, en remarquant plusieurs gestes de son patron se pinçant le nez, ouvrant la fenêtre de la voiture… Et fatalement, c’est bien ce mépris-là qui conduira le film à un dénouement que personne n’aurait d’abord pu prévoir, explosion ultime d’une violence sociale qui prendra seulement au bout du terme une forme physique.

Ce que montre si bien Parasite, c’est qu’à l’échelle sociopolitique, les plus petites causes peuvent avoir les plus grands effets, et que si la violence peut un temps se contenir dans un registre inconscient et symbolique, elle menace toujours, et peut-être à plus forte raison, de s’exprimer directement sur les corps.

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Là où, enfin, le film s’avère réellement brillant, c’est par sa capacité à représenter la lutte des classes et le règne de la compétition sociale comme une logique qui échappe en bonne partie aux processus individuels. Personne, ici, n’est rendu responsable de la violence de cette société ; il est même difficile de dire s’il s’agit d’une satire visant proprement le monde capitaliste, ou d’une fable plus générale sur la rivalité sociale.

Ce refus de la responsabilisation des individus tient pour une bonne part à la mise en scène de Bong Joon-Ho, qui fait de la maison des Park, qui est à elle seul un symbole de l’espace social dans son ensemble, un lieu extrêmement mécanique et froid. Le choix de cette maison d’architecte si structurée et implacable, ajouté à la rigueur de la composition des plans symétriques, au refus de la caméra subjective au profit de mouvements d’appareil souvent impersonnels, donne l’impression que les personnages sont tous emprisonnés dans un monde contre lequel ils ne peuvent rien.

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Cela fait écho à la caractérisation non-manichéenne des personnages que nous évoquions : tout, dans Parasite, contribue à montrer que la lutte des classes et ses conséquences ne résultent pas de prises de décision individuelles, mais d’une structure qui doit être profondément modifiée.
Dans Parasite, il est un lieu qui échappe à cette logique de destruction : la cellule familiale, sur laquelle insiste l’émouvant épilogue du film. La tendresse inconditionnelle qui soude les Kim en fait un indestructible îlot de résistance à la violence des rapports sociaux ; elle ne demande qu’à s’étendre à l’ensemble de la société. Mais comment y parvenir, le film ne le dit pas…

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Valentin Denis
Normalien (ULM) et étudiant en philosophie, Valentin Denis est notamment passionné par le 7e art et la musique.

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