Présentée au Musée des Beaux-Arts de Rennes du 12 juin au 29 août 2021 dans le cadre d’Exporama, l’exposition La Couleur crue aborde un sujet éternel dans l’histoire de l’art et de l’humanité, la couleur, dans son rapport avec la matière. Qu’elle soit brute, violente ou conceptuelle, la « couleur crue » entend brouiller les pistes dans un parcours guidant le spectateur du matériel vers l’immatériel. Petit tour d’horizon en cinq étapes.

Katharina Grosse, Ingres Wood, 2018

D’emblée, La Couleur crue entend brouiller les pistes et les frontières avec cette imposante œuvre de l’artiste allemande Katharina Grosse, qui développe ici une approche gestuelle, presque guerrière, de la peinture. Ingres Wood se compose de six troncs d’arbre bariolés, issus d’un pin abattu dans les jardins de la Villa Médicis à Rome après avoir été planté à l’initiative d’Ingres, et posés sur un tissu lui aussi empreint de tâches de couleur, comme si l’œuvre était toujours en cours de création. Il est difficile de distinguer ici ce qui relève de la couleur et de la matière, tant la couleur, incarnée dans la matière, semble elle-même devenir matière. En rendant volontairement mouvantes les frontières entre l’œuvre et son environnement, entre la couleur et la matière, l’artiste fait une démonstration magistrale de ce qu’elle nomme le « potentiel anarchique » de la couleur, capable d’abolir les limites, à la fois temporelles et matérielles, de l’œuvre d’art.

Michele Ciacciofera, The Library of Encoded Time (Paris Chapter), 2019

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Interroger la relation entre matière et couleur, c’est aussi soulever la question du ou des savoir-faire, revivifier des traditions ancestrales pour transformer la matière en matériau. Féru d’archéologie et intéressé par l’émergence des premières écritures, l’artiste italien Michele Ciacciofera tente de les reproduire en utilisant des techniques ancestrales. The Library of Encoded Times se compose de plusieurs briques glaçurées (recouvertes d’émail pour les rendre brillantes et imperméables) que l’artiste a recouverts de signes abstraits, rappelant les toutes premières formes d’écriture apparues en Mésopotamie. Avant d’y inscrire ces signes, il a purifié les briques par une seconde cuisson, technique délicate mais au résultat impressionnant d’authenticité. Par cette reconstitution d’un passé immémorial, où l’art se confond avec l’artisanat, il nous invite à entrer dans une époque qui nous échappe mais qui a façonné ce qui permet aujourd’hui toute relation humaine, la communication.

Florian et Michael Quistrebert, Grand Orgue, 2020

Parfois, la couleur est une expérience physique, que l’on va jusqu’à ressentir au plus profond de nos sens. L’étude scientifique des couleurs, depuis les travaux de René Descartes au XVIe siècle, a d’ailleurs montré que la sensation de couleur n’existe pas indépendamment de la perception humaine. Poussant cette dimension à son paroxysme, les frères Quistrebert, qui se définissent à la fois comme vidéastes et peintres, entendent « violenter la rétine » du spectateur, en mettant les techniques de la vidéo au service de la saturation optique. Grand Orgue se compose de quatre zones chromatiques distinctes (jaune, bleu, vert et rouge) dont les mouvements se synchronisent par effet de miroir. Le glissement d’un triangle vient sans cesse déformer chaque partie, ce qui empêche le regard de se poser et donne une sensation de « trop-plein » visuel mais aussi auditif, car les montées et descentes chromatiques ne sont pas sans évoquer les gammes musicales, ce que rappelle le titre de l’œuvre.

Ann Veronica Janssens, Rose, 2007

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Le fil conducteur de l’exposition est d’amener le spectateur d’une représentation de la couleur comme incarnée dans la matière à une immatérialité de la couleur. Rose, d’Ann Veronica Janssens, s’inscrit pleinement dans la thématique de la couleur pour elle-même. Fascinée par la lumière dans tous ses états, qu’elle soit naturelle ou artificielle, l’artiste belgo-britannique nous invite à entrer dans une pièce fermée, plongée dans une légère brume en suspension et éclairée par sept puissants faisceaux de lumière rose formant une étoile à autant de branches. À travers cette « immersion dans la couleur », le spectateur perd d’abord ses repères, et ce qui apparaissait clair et certain ne l’est plus. Au bout de quelques minutes, l’œil s’acclimate à l’ambiance colorée, mais à la sortie, rebelote : il doit se réadapter aux lumières extérieures. Une expérience sensorielle qui montre la puissance de la couleur autant qu’elle interroge notre définition de la réalité.

Remy Zaugg, Une feuille de papier II, 1973-1986

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La peinture apparaît comme une langue à part entière, propre à dépasser l’expression par les mots : ce n’est pas pour rien que l’on parle de « langage pictural ». Mais peut-on mettre en mots les couleurs d’un tableau ? C’est l’expérience que se propose de faire l’artiste suisse Remy Zaugg. Entre 1963 et 1968, il observe régulièrement un tableau de Paul Cézanne, La Maison du Pendu, et consigne ses observations dans un carnet, en essayant de traduire par des mots ce qu’il voit représenté sur ce tableau. À partir de 1973, il décide de retranscrire ses observations sur des toiles : ainsi naît la série Une feuille de papier, qui se poursuivra jusqu’en 1986. Sur la toile, l’artiste tente de dénommer les différentes nuances de couleurs du tableau, avec un vocabulaire subtil et sans cesse renouvelé : la « montagne bleu gris », le « ciel bleu cobalt », les murs « jaune orangé »… Œuvre finale de l’exposition, Une feuille de papier II invite à continuer celle-ci mentalement, par le pouvoir d’évocation et la poésie des mots.

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