L’association Les Ateliers du vent ouvrait sa saison culturelle avec l’exposition Passages, par delà l’inquiétante étrangeté jeudi 8 septembre 2022. Sur les murs vierges de la salle d’exposition temporaire, huit artistes exposent leurs œuvres étranges en pleine mutation, entre réalité et fiction, familiarité et inconfort. L’événement fait la part belle aux artistes émergents du cru jusqu’au 25 septembre 2022.

En psychologie, l’inquiétante étrangeté est une angoisse qui surgit d’éléments familiers. Traduit de l’allemand « das Unheimlich », elle est ce phénomène théorisé par Sigmund Freud en 1909. Le psychanalyste décrit dans son ouvrage ce point de basculement, ce renversement du normal qui plonge un environnement familier dans une atmosphère effrayante par la présence d’éléments inconnus. L’intime se délite par touche et devient alors étranger. Angoissant. Ce terme mal traduit, auquel on préférerait « inquiétante familiarité », se révèle le cœur de la nouvelle exposition des Ateliers du vent, Passages, Par delà l’inquiétante étrangeté.

expo passages rennes
Les artistes Agathe Deroin, Christophe Écobichon, le coordinateur Stéphane Guiral, les artistes Camille Outin, Théo Guzennec, Adrien Ordonneau et Marin Esnault

À l’image de notre époque, période d’entre-deux durant émergent de grands bouleversements politiques, environnementaux et sociaux, les œuvres des huit artistes exposés se situent dans un passage, une basculement du familier à l’inconnu. « Je suis resté volontairement large dans la thématique pour que les artistes se l’approprient et trouvent une manière de transmettre un savoir qui soit étrangement inquiétant », déclare Adrien Ordonneau, artiste associé aux Ateliers du vent, commissaire de l’exposition et doctorant à l’université Rennes 2.

L’inquiétante étrangeté devient entre ses murs une esthétique singulière et porteuse d’œuvres en pleine mutation. Le réel et la fiction, l’ambiguïté de la matière et la question de la temporalité sont autant d’éléments qui habitent le travail de chaque artiste sélectionné dans le cadre d’un appel à projets. La majorité d’entre eux se fait la métaphore de problématiques sociétales et sociales, allant de l’individu au collectif.

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Voies ineffables, Camille Outin, 2022

Triptyque pictural, Voies ineffables de Camille Outin empruntent au réel et à la fiction afin de construire une œuvre entre abstraction et figuration. Dans un temps en suspens, le microscopique rencontre l’astronomique. Le paysage galactique aux allures de cartographies d’un monde dystopique est envahi d’un mycélium, appareil végétatif du champignon, dessiné à même la toile dans une évocation aux mondes du Vivant. « Il nous pousse à éprouver notre monde en perpétuelle évolution, en évoquant le voile de la réalité », raconte Camille.

Le temps figé de la plasticienne trouve son pendant activé avec Chrysalide de Vanille Hurel. Éclairée d’un halo de lumière, l’installation se révèle le symbole des deux sensibilités de l’ancienne professeure d’arts-plastiques reconvertie en costumière. Entre sculpture et performance en devenir, l’œuvre poétique utilise la pratique du tatouage et questionne la fragilité de la matière. À l’image du papillon qui sort de sa chrysalide, la cape en latex couleur chair est en réalité la métaphore de la reconquête de soi, d’un corps en pleine mutation, sur la voie d’une nouvelle forme. Le vêtement sera quotidiennement tatoué par sa propriétaire selon une carte de tremblements de terre quotidien jusqu’à ce qu’il ne cède, créant ainsi un lien entre intime et collectif…

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Vanille Hurel, Chrysalide, 2022

En arrière plan, Incubation d’Agathe Deroin attire le regard par sa monumentalité. A contrario de Vanille Hurel dont le travail traite de la mutation pour une réappropriation, Agathe interroge celle d’un corps qui combat un corps étranger L’oeuvre se fait de premier abord l’écho des peintures abstraites d’un temps qui fut autrefois les débuts de l’art contemporain. Pourtant, des éléments en rupture avec le contexte familier d’une exposition tire le public de son observation peut-être passive et crée un malaise : une odeur inhabituelle qui émane, une bâche en plastique qui barre la route… À bien y regarder, pourquoi le tableau semble-t-il vivant ?

Les couleurs colorées sont en réalité celles naturelles d’aliments en putréfaction dans une métaphore à la maladie. Comme le tableau de Dorian Gray qui vieillit à la place de l’homme, le développement de la moisissure altèrent la toile et renvoient au corps qui subit, à sa détérioration inévitable.

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Agathe Deroin, Incubation, 2022

Cette ambivalence de la matière rejoint l’œuvre de Théo Guézennec, Fantasmata, avant que tout ne brûle, une de ces œuvres devant lesquelles on ne peut passer sans s’arrêter. En emprisonnant des photographies dans de l’acrylique, Théo matérialise l’image numérique et redonne ses lettres de noblesse à la photographie. Il lui rend une vie perdue dans la technologie et l’immatérialité. Au delà de questionner la mémoire des images, l’artiste utilise le récit pour parler de l’actualité de manière intrinsèque. « Le sujet politique se lit à travers le récit que l’on peut lire entre les images. Il est omniprésent, mais chaque photo raconte quelque chose et des liens peuvent se faire dans leur association. Entre deux images, une troisième peut finalement apparaître. »

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Fanstamata, Théo Guzennec, 2021

Une phrase qui pourrait également s’appliquer à l’oeuvre manipulable de Marin Esnault. De l’individu, on entre dans les questionnements sociétaux. Entre jeu d’enfants géant et dispositif sécuritaire contre les attentats à la voiture, Vigibloc traite de l’état d’urgence, de l’État et de l’imposition de dispositifs dans l’espace public ces dernières années. Habitué aux créations numériques, le plasticien s’aventure dans d’autres contrées artistiques en conservant néanmoins les mêmes interrogations. « Je travaillais sur les rapports de force et les faits de société, la manière dont les organisations gouvernementales ou non peuvent changer les aspects sociaux, écologiques et économiques », précise-t-il. L’inquiétante étrangeté s’insinue ainsi dans la sphère politique, une thématique au cœur de la thèse d’Adrien Ordonneau, également artiste exposant.

Étudiant l’inquiétante étrangeté dans le libéralisme, le commissaire d’expo interroge ce sentiment dépolitisé par Freud en cherchant à le rattacher justement au milieu politique. « Foucault a beaucoup étudié les régimes autoritaires et néo-libéralistes dans lesquels le corps est dur, droit », explique-t-il. « Pendant le covid, Macron faisait figure de roi. Et il y avait cette sorte d’opacité avec les conseils de crise sanitaire, militaires, etc. » De cette expérience exceptionnelle Adrien en tire de la matière pour son sujet d’études. Au milieu de la salle est installé un salon où un téléviseur cathodique diffuse l’annonce du premier confinement du Président Emmanuel Macron, jeudi 16 mars 2020.

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Adrien Ordonneau, Deephom, 2022

L’installation Deephome crée une parenthèse singulière dans l’exposition. Le public s’installe dans cette reconstitution de l’intimité d’un salon et la familiarité d’une situation que tout Français a vécu il n’y a pas si longtemps. La confortable projection est néanmoins rapidement altérée par des détails, qu’il vous faudra trouver, qui sortent le public de cette quiétude propre à un chez soi. La pièce serait-elle hantée ? L’environnement créé par ces éléments anachroniques font vivre l’installation et plonge les spectateurs et spectatrices dans la thématique de l’exposition…

Affublé des visages de pilotes de chasse en plein test dans une centrifugeuse, le Président de la République ne cesse de se changer de visage, comme possédé, et perd sa contenance habituelle. Tout semble sur le point de s’effondrer. C’est dans ce jeu de métamorphose, associé à l’espace recréé, qu’on touche ce point de basculement déclencheur de l’inconfort… La véritable angoisse, au final, n’est-elle pas que nous baignons dans cette inquiétante étrangeté au quotidien sans réellement s’en rendre compte ? Mais quand tout paraît sombre, il y a toujours de l’espoir, des Passages pour des mondes meilleurs…

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Jusqu’au 25 septembre 2022, l’exposition Passages, par-delà l’inquiétante étrangeté est à découvrir aux Ateliers du vent, 59 rue Alexandre Duval, 35 000 Rennes.

Artistes exposés : Agathe Deroin, Christophe Écobichon, Marin Esnault, Théo Guézennec, Vanille Hurel, Adrien Ordonneau, Camille Outin & Camille Riquier

Accès : bus #9 arrêt Voltaire / Vélostar station Mabilais

contact@lesateliersduvent.org / 02 99 27 75 56

Une programmation culturelle est également prévue, notamment une journée d’études en clôture de l’exposition, samedi 24 septembre 2022 de 10 h à 18 h. Elle aura pour objet les réflexions autour des notions de passages et d’inquiétante étrangeté, au cœur des troubles qui peuvent conduire vers de nouveaux mondes.

Pour plus d’informations sur la programmation

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