colonie penitentiaire belle ile
© FONDS HENRI MANUEL – MÉDIATHÈQUE DE L’ÉCOLE NATIONALE DE PROTECTION JUDICIAIRE DE LA JEUNESSE

 

Avec L’Enragé, Sorj Chalandon poursuit et complète son œuvre placée sous le signe de la dénonciation de l’injustice et de la possible vengeance. Il signe là un roman majeur de la rentrée littéraire 2023.

« J’écris pour partager les blessures », déclarait en 2019 Sorj Chalandon (Livres hebdo N° 8, septembre 2019). Une phrase, comme un mantra, qui traverse tous les romans de l’écrivain journaliste depuis son premier ouvrage Le Petit Bonzi. Partager la douleur de son enfance dans ses textes autobiographiques quand la violence du père détruit l’amour d’un fils. Partager les blessures des autres comme ses romans irlandais, s’appuyant sur son expérience de journaliste sur le terrain. Partager les blessures des pauvres comme celles des mineurs du Jour d’avant, racontant la souffrance des gueules noires lors de la catastrophe des Houillères de 1974.

Partager les blessures, c’est encore que fait dans L’Enragé, Sorj Chalandon. Cette fois-ci, il s’agit de blessures infligées à de jeunes « marginaux » internés dans la colonie pénitentiaire de Belle-Île en Mer. Dans les faits, un véritable bagne pour enfants, petits délinquants, orphelins. Une thématique qui rappellera aux moins jeunes le roman de Cesbron, Chiens perdus sans collier, et pour les moins âgés, le récent et magnifique texte de Jean Baptiste Andréa, Des Diables et des Saints, deux récits qui se passent dans ces maisons de redressement et donnent envie aux lecteurs de serrer les poings, de combattre la nausée qui vient pour refuser les injustices physiques ou morales sur des enfants ou adolescents détruits par la violence des adultes. C’est bien de cela qu’il s’agit ici. En l’occurrence, le sort d’un petit paysan mayennais, abandonné par sa mère à l’âge de cinq ans, ignoré de son père, et non élevé par des grands-parents. Son premier crime : un vol de trois œufs. Son second : regarder deux frères se venger de la mort injuste de leur famille. Et se retrouver ainsi à treize ans dans cette colonie. Il s’appelle Jules Bonneau, un patronyme qui le place d’emblée dans ces révoltés, ces marginaux, qui font tant peur à cette bonne société des années trente. Un enragé. 

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© Fondation du patrimoine / My Photo Agency – JY Gautier

Le Petit Bonzi avait pour défaut majeur le bégaiement. Celui que Chalandon avait lui aussi enfant. Jules Bonneau, dit la Teigne, a comme défaut majeur l’envie de sauver sa peau, une envie que Chalandon a eue probablement lors des crises de violence de son père. « Tout ce que j’écris, je le vis. Je n’ai pas envie de faire pleurer ou qu’on me plaigne, je veux partager ce que ressent ce gamin » dit Chalandon. Partager à nouveau les blessures occasionnées par l’absence d’amour, l’avilissement d’enfants qui n’ont comme défaut majeur que d’être nés du mauvais côté de la société. Dire cette souffrance extrême et entamer la vengeance.

Le partage des blessures a en effet chez Chalandon, un pendant : celui de la vengeance, de la résistance. On peut appeler cela aussi la Justice. Le besoin de Julien est terrible, à la hauteur des sévices subis. Il répond au sang par le sang. Aux coups par les coups. Mais cette vengeance est un rêve, un exutoire, une manière de quitter la réalité sordide et de s’imaginer, un moment, plus fort, plus aimé que l’on ne l’est en réalité. Comme le héros du Jour d’avant qui voulait punir les Houillères, Julien va vouloir punir tous ces garde-chiourmes appelés honteusement « moniteurs », ces petits potentats locaux, ce prêtre qui rêve de Rome. En rêve vraiment ? En réalité plutôt ? Julien n’est pas un Saint. Comment peut-on l’être après avoir subi tant de haine et n’avoir pour seule trace d’affection qu’un ruban de soie accroché à son poignet d’enfant par sa maman ? Il n’est pas un ange et il n’en est que plus attachant, plus vrai.

Comme toujours, l’auteur s’appuie sur la réalité, sur des faits. Souhaitant être irréprochable, il part cette fois-ci de recherches personnelles sur cette « colonie » de Belle-Île et notamment d’un article de presse de 1934 qui évoque « l’évasion des vauriens » de la colonie, cinquante-cinq auraient été repris. Un cinquante-sixième n’aurait jamais été repéré. Ce cinquante-sixième, Chalandon le retrouve, lui donne un nom, un surnom, un physique, un caractère. Il sera L’Enragé. Écrivant au plus près des faits réels, l’auteur glisse ses mots dans les interstices de l’Histoire, il imagine les creux laissés par l’empreinte du temps. Il le fait toujours avec une empathie et un amour des faibles écrasés par les forts, des oubliés comme ces pêcheurs de sardines avec qui l’on partage la marée, le dur labeur, mais aussi la connivence du silence et de l’amitié. Il le fait avec la connaissance d’une souffrance intime qui n’a jamais dû le quitter.

La Teigne dit : « Personne, jamais, ne parlera de cette solitude. De cette misère. De l’immensité d’une nuit sans toit lorsqu’on dort sous le ciel. De la rosée du matin, qui perle sur la veste d’un pauvre ». Personne ? Si, Sorj Chalandon qui, une fois de plus, rend hommage aux opprimés avec un amour gigantesque, plus grand que celui qui leur a été jusqu’alors chichement offert. Et surtout avec les mots justes pour dire cet amour.

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L’Enragé de Sorj Chalandon. Éditions Grasset. 410 pages. 22,50 €.

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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