Un recteur d’académie qui donne de la voix, la sienne, dans des podcasts littéraires, cela peut surprendre. Sauf s’il est, comme Emmanuel Ethis, promoteur enthousiaste de l’Education Artistique et Culturelle. Que sont les Chadburn Books ? Comment sont-ils nés ? Pourquoi la République française doit impérativement augmenter la place dédiée à l’art et à la culture dans le système éducatif ? Entretien avec le recteur de la région académique Bretagne.

« Les « Chadburn Books », ce sont ces livres dont on a entendu parler, et qu’il faudrait sans doute lire si on ne l’a pas encore fait. Ces livres qui nous sont transmis par toute notre culture, par toutes les cultures. Le chadburn sur un bateau, sur un navire, c’est ce bel appareil par lequel le capitaine donne des instructions très claires, sans ambiguïté, à ses mécaniciens, qui permettent en tout cas de ne commettra jamais d’erreur pour savoir là où l’on va. Les livres « chadburn », c’est toujours ces livres qui sont présents à nos côtés, notre patrimoine littéraire qui permet de savoir où l’on va, en sachant d’où l’on vient. »

Unidivers – Comment le projet des Chadburn Books est-il né ?

Emmanuel Ethis – Assez simplement. Alors que j’observais les prémices du confinement dans le Morbihan, l’idée a surgi : pourquoi ne pas profiter de cette curieuse période pour réviser des textes fondamentaux ? Dans cette temporalité ralentie qui se profilait, j’entrevoyais l’opportunité d’un approche à la fois inédite et ludique au service d’une (re)découverte de textes – au programme ou non de l’Education nationale – que les enfants devraient lire et que les grands gagneraient à lire. Bref, une approche plaisante qui s’emploie à susciter une atmosphère familière où les internautes sont accompagnés par des guides bienveillants dans l’océan littéraire. Cet accès offert à tous se décline en podcasts diffusés en accès libre sur Youtube avec différents relais, notamment les sites de l’académie éducative nationale.

Emmanuel Ethis
Emmanuel Ethis

Unidivers – La dimension récréative est suscitée par le dispositif « chadburn », n’est-ce pas ?

Emmanuel Ethis – Sur un navire, le chadburn est un appareil qui permet de transmettre de la passerelle à la salle des machines les ordres relatifs à la propulsion. Les Chadburn Books s’emploient ainsi à réexpliquer avec bienveillance les bonnes instructions afin qu’un équipage garde le cap dans une aventure littéraire. L’auditeur commence par entendre un bruit de fond agréable : la mer, le ressac et les mouettes. La sirène résonne, il se trouve disposé à quitter le port afin de débuter un voyage rare. Durant quelques minutes, il écoute un extrait d’un livre classique (mais souvent délaissé par notre époque). Si le voyage le séduit, libre à lui de le prolonger en téléchargeant gratuitement le texte en son entier.

Chadburn Books

Unidivers – Si la possibilité lui est donné d’écouter, c’est que quelqu’un lui lit… Pour ce faire, vous avez réuni un éventail de personnalités fort diverses. Ce n’est pas là l’aspect le moins astucieux de votre démarche…

Emmanuel Ethis – J’étais persuadé que le recours tant à des enseignants qu’à des personnalités conféreraient une touche attractive supplémentaire. Alors, j’ai pris mon téléphone et j’ai tout simplement demandé à Laure Adler, Vianney, Stéphane Bern, Jean-Michel Le Boulanger et tant d’autres s’ils auraient l’amabilité de prêter leur voix à ce voyage pédagogique. Tous ont gentiment accepté. C’est ainsi qu’un collectif s’est constitué autour des Chardburn books en réunissant des enseignants et des membres du corps d’inspection de l’Éducation nationale, de notre service de communication, deux ministres, des célébrités et même des élèves. Noé, âgé de 8 ans, a livré une captivante lecture de deux minutes des Trois brigands de Tomi Ungerer…

Unidivers – 52 Chadburn Books ont été publiés en podcast. Soit le nombre de semaines dans une année. Doit-on en conclure que les Chadburn books sont destinés à devenir une ressource éducative bien au-delà du confinement ?

Emmanuel Ethis – Tout à fait. C’est une pierre de plus dans la construction toujours inachevée d’une transmission culturelle active et nourrissante. Nous avons d’ailleurs réuni les 52 podcasts en une jolie petite clé USB destinées à être offerte. Une transmission culturelle multicanale…

Unidivers – Ce goût de la transmission traduit votre attachement à promouvoir l’enseignement artistique et culturel. Artisan des Chadburn books, vous êtes avant tout un promoteur infatigable de l’EAC…

Emmanuel Ethis – C’est aussi bien un vrai engagement qu’un objectif idéal pour moi. C’est pourquoi l’Etat m’a confié l’animation du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle (HCEAC) qui a pour mission depuis 2005 d’assurer la promotion des arts à l’École.

Tout le monde s’accorde à reconnaître que la pratique d’un art développe les capacités cognitives des élèves, améliore leur relation à l’apprentissage du savoir et leur confiance en eux. L’attachement à la justice sociale impose de chercher à la généraliser. L’éducation artistique et culturelle doit être un droit pour tous.

D’où ma proposition en janvier 2019 de décentraliser à Rennes le Haut Conseil et de faire de la Bretagne – la région où l’on lit le plus en France – le territoire expérimental d’une couverture EAC à 100%. De la maternelle jusqu’à l’université. Je suis intimement persuadé que c’est un moyen souverain de consolider le rang de la France dans le classement PISA.

Unidivers – On peut l’espérer sachant que le dernier rapport du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves paru en 2019 est satisfaisant sans être reluisant. La France est classée 23e sur 79 pays évalués, une place comparable au précédent classement en date de 2016. Au reste, les enquêtes PISA sont sujet à  caution tant leurs critères d’évaluation et ampleurs de représentation s’avèrent singulièrement limités. Cela étant dit, vous défendez l’idée que l’EAC est la dimension théorique et pratique susceptible d’améliorer l’instruction, l’éducation, la transmission des savoirs du système éducatif français jusqu’à le promouvoir en contrepoint dans le peloton de tête du classement PISA. Est-ce bien cela ?

Emmanuel Ethis – Oui, notamment car l’apprentissage puis la pratique ludique d’un art produit à coup sûr un éveil des consciences, une croissance du respect de soi et des autres, une confiance dans la vie. L’EAC favorise le goût du monde et des choses, la curiosité, les interrogations et la survenue de tant de découvertes que l’existence nous réserve sans que nous en soyons toujours bien conscients. C’est pourquoi le temps est venu d’en faire une politique publique ; tous les enfants de la République française doivent être concernés.

Tout un chacun est susceptible de rencontrer des dimensions esthétiques et des contenus culturels qui opèrent dans sa vie intérieure jusqu’à produire un tournant dans son existence, un saut qualitatif. C’est cette aspiration qui habite les Chadburn books. Et c’est ma réponse : l’EAC est aujourd’hui le grand défi socio-culturel, car il aspire à une amélioration globale des citoyens et de la collectivité à travers la culture et les arts.

Unidivers – Emmanuel Macron confie volontiers l’influence exercée par le personnalisme d’Emmanuel Mounier dans sa construction intellectuelle. Dans cette longue veine qui va de Mounier jusqu’à Paul Ricoeur, l’éducation a toujours occupé une place de choix. L’éducation populaire est ainsi polarisée avec la constitution d’une citoyenneté active. Ethique et formation sont intimement liés. Faire de l’EAC une politique prioritaire au service de la communauté ne traduit-il pas dans ces temps nationaux et mondiaux incertains le réengagement d’un idéal humaniste. Meurt le personnalisme, revient la personne ?

Emmanuel Mounier

Emmanuel Ethis – Il faut être pragmatique. Le clivage du pays réel et la fuite en avant, économique ou autre, n’ont rien de bon. Notamment car ils brident la capacité, les compétences et les ressources nécessaires à un pays et à un peuple afin de se raconter à soi-même une histoire tout à la fois personnelle et collective. Ce que fait, par exemple, le Venezuela à travers une narration musicale qui englobe les différentes composantes de la communauté.

Notre société réclame d’en finir avec les effets d’intimidations du savoir, les oppositions outrancières entre culture savante et populaire, la minoration du plaisir ludique dans l’apprentissage. Il convient au contraire de réassurer la diversité des univers symboliques dans un souci permanent de partage collectif des représentations individuelles et de démocratisation culturelle.

L’éducation républicaine doit aider et encourager chacun à trouver LE livre qui l’ouvrira à lui-même, l’écrivain ou l’artiste qui lui entrouvrera des portes intimes. Chez un tel, c’est la découverte du mode mineur en jouant d’un instrument qui fera naître en lui un sentiment de curiosité nostalgique qui l’entraînera à persévérer. Chez un autre, la proposition réfléchie et ciblée qu’un éducateur lui fera de lire la biographie d’un réalisateur de films accouchera d’un enthousiasme à visionner tous les films de cet auteur.

L’objectif, c’est de permettre à chacun de vivre une expérience racontable. Une découverte esthétique, artistique, culturelle et même intellectuelle qui donne lieu à appropriation et narration personnelles. Sans ni jugement ni clivage. Avec bien-veillance, bien-être et respect – ce « sentiment moral qui s’éprouve » comme l’écrivait Paul Ricoeur. Voilà une clé aussi bien théorique que pragmatique d’un avenir individuel et collectif épanoui et meilleur.

–> A savoir : Pendant ses quarante-quatre mois au gouvernement du Front populaire, Jean Zay institue, au titre de l’Éducation nationale : les trois degrés d’enseignement, l’unification des programmes, la prolongation de l’obligation scolaire à quatorze ans, les classes d’orientation, les activités dirigées, les enseignements interdisciplinaires, la reconnaissance de l’apprentissage, le sport à l’école, les œuvres universitaires ; et au titre des Beaux-Arts : le CNRS, le Musée national des arts et traditions populaires, le Musée d’Art moderne, la Réunion des théâtres lyriques nationaux, le festival de Cannes.

Unidivers – Je me ferai un brin provocant en tempérant vos ardeurs au demeurant certes désirables. Combien d’élèves, en particulier au Collège, ne se plaignent-ils pas précisément du contraire ? D’un mode d’éducation qui gave les enfants de contenus académiques et de charretées de devoirs à faire à la maison sans présenter grand-chose de ludique. Pire, d’une relation pédagogique qui peine à s’adapter aux grandes transformations psychologiques, physiques et relationnelles que connaissent les jeunes ados de cette génération Z. Jusqu’à en dégoûter beaucoup de l’école et, donc, de l’apprentissage et des moyens de s’approfondir et de se narrer eux-mêmes…

Emmanuel Ethis – Un brin provocant, en effet… Cela étant, certes, l’éducation nationale doit se réformer. L’adaptation est son ADN. Oui, le plaisir ludique doit être majoré. Oui, le collège, dès la 6e, doit devenir un campus formatif où émergent et sont rendus possibles des futurs. A l’exemple de la culture de l’orientation qui compte au nombre des réussites de la Finlande. Oui, l’épanouissement de chaque élève est capital et appelle à convoquer différents dispositifs, en particulier cette majoration de la découverte artistique et de tous les outils favorables à l’expression et à la médiation de soi dans le groupe.

C’est pourquoi, en complément de l’EAC, je m’emploie à jouer avec de nouveaux curseurs, à valoriser l’apparition de ficelles efficaces et les bonnes expériences, car le bien appelle le bien. C’est ainsi que j’ai appelé et proposé à la Maîtresse part en live de prolonger au-delà du confinement ses performances pédagogiques qui ont remporté un franc succès auprès du jeune public.

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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