Le regard d’Edgar Morin nous contemple et se voit tel qu’en lui-même enfin le centenaire le change. Faisant sien le fameux avertissement de Montaigne à son lecteur : « Je suis moi-même la matière de mon livre », dans son dernier essai publié en sa centième année, Leçons d’un siècle de vie, ce grand penseur, philosophe et sociologue, déclare d’entrée de Je(u) :

« Je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie, et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa propre Voie. »

edgar morin

C’est, donc, à partir du miroir où il se regarde qu’il nous convie à l’imitation de sa sagesse, dans le parfait héritage des sages socratiques et des maîtres à penser de la Renaissance : Rabelais et Montaigne, suivis de Pascal, dont il nous livre la substantifique moelle. Et c’est l’ultime apophtegme :

« Pour bien vieillir, il faut garder en soi les curiosités de l’enfance, les aspirations de l’adolescence, les responsabilités de l’adulte, et dans le vieillissement essayer d’extraire l’expérience des âges précédents. »

Qui suis-je et que sais-je ? s’interroge-t-il, avant d’avancer le que faire ? kantien. Edgar Morin, s’il se rattache à Salonique où furent son père Vidal et sa mère Luna, et à la Toscane où vivait sa famille maternelle, se perçoit un et multiple : né en 1921 à Paris, il est et se définit tout à la fois comme «  Français, d’origine juive sépharade, partiellement Italien et Espagnol, amplement méditerranéen, Européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-Patrie » pour ajouter ensuite qu’il se considère comme « post-marrane1, c’est-à-dire comme fils de Montaigne (d’ascendance juive) et de Spinoza anathémisé par la synagogue ». Jetant, par ce qu’il nomme une « identité complexe », un pavé dans la mare de nos vains débats identitaires nourris de tant d’exclusives, de rejets et de haine :

« J’allais oublier de signaler aussi – explique-t-il dans le flot des fake-news au service du dénigrement – un trait typique des désastres : la prolifération des rumeurs2. »

Mais est-il un homme du passé, lui qui prêche l’universalisme et prône un humanisme qui, dans nos sociétés techno-électroniques, a tant de plomb dans l’aile ? Ce monde tel qu’il lui apparaît, après tant de combats et d’espoirs, chez celui qui fut Résistant sous le nom de Morin ─ sur sa carte d’identité il est inscrit sous le patronyme « Nahum dit Morin » ─, utopiste, communiste six ans durant avant de faire son autocritique3 ─ « l’autocritique est une hygiène psychique essentielle », dit-il ─, puis ardent défenseur des droits humains, luttant partout pour la fraternité ─ « Je reconnais en tout homme mon compatriote », écrit-il en citant Montaigne.

MARGUERITE DURAS

Orphelin de mère à l’âge de dix ans et frustré d’amour, il développa dès lors un sentiment qui le poussait vers les autres. Il fut homme d’amitié et d’amour. Son évocation du « groupe de la rue Saint-Benoît », son « Je, Tu et Nous » du trio composé de Marguerite Duras, Robert Anthelme et Dionys Mascolo ─ que la romancière immortalisa dans La Douleur (P.O.L. 1985, repris en Folio), bouleversant récit ─ est l’un des états de grâce de cet essai autobiographique.

« J’aimais chacun des trois et j’aimais leur trinité aimante », note-t-il.

Un des mots qui revient souvent dans ce livre est « désabusement », au sens où l’espagnol desengaño l’entend, c’est-à-dire, comme une forme de sagesse qui, en fin de course, prend le masque de l’indifférence : le sage est celui qui ne s’étonne de rien, dit le proverbe en inversant la célèbre maxime : le sage est celui qui s’étonne de tout. Eh bien ! Edgar Morin, homme de paradoxe et de contradiction, est ce sage à double face, à la fois curieux de tout et désabusé. Souriant et mélancolique, il marie son optimisme foncier – lui qui a tant de fois déjoué les pièges du destin et fait la nique à la mort – à un pessimisme radical.

Rejoignant peut-être Albert Cohen, si proche de lui et né à quelques encablures, qui déclarait rondement « il n’y aura pas de troisième millénaire », Edgar Morin, jetant un vaste regard sur l’état du monde ─ « petite planète d’un soleil de banlieue », écrit-il d’une plume pascalienne ─, les génocides, les guerres caïniques, la misère galopante, constate : « Le retour de la barbarie est toujours possible » et, face maintenant au coronavirus, il invente cette recommandation :

« On devrait chercher un vaccin contre la rage spécifiquement humaine, car nous sommes en pleine épidémie. »

Cependant, le cœur de ce livre est composé d’un vibrant chapitre : « Savoir vivre », placé sous l’invocation de Rita Levi-Montalcini (prix Nobel de médecine) :

« Donne de la vie à tes jours plutôt que des jours à ta vie. »

Edgar Morin
Edgar Morin en 2011 (Wikipédia)

Et il établit sur cette base la dimension poétique du bonheur, confondant même les deux termes tant ils correspondent à cette exaltation qui nous hausse au-dessus des misères du monde. S’il est vrai que, selon Rimbaud, « le poète est voleur de feu », et le feu le creuset alchimique où se fondent la joie de vivre et le bonheur, alors Edgar Morin, qui a su conserver au fond des yeux la flamme vitale de sa jeunesse, peut conclure à cette équivalence :

« L’état poétique donne le sentiment du bonheur, le bonheur a en lui-même la qualité poétique. »

Qu’ajouter ? Les livres, la musique, les voyages, les rencontres, l’amitié et l’amour composent l’éventail des bonheurs possibles. Il en est de grands, mais aussi de petits assez forts pour remplir de poésie, donc d’élan de vie, l’existence qui défie le rouleau quotidien et la morne avancée des jours. Ainsi cet instantané :

« J’ai eu un instant de joie poétique à voir dans la rue, à un arrêt d’autobus, le visage éclairé par le merveilleux sourire d’une jeune fille en train de lire une lettre. »

C’est aussi la part donnée à l’humain, à l’individu singulier, à la personne que l’on regarde, c’est cette proximité avec l’autre, avec l’être de chair et de sang qui fonde cet humanisme qu’Edgar Morin revendique, lui dont la longue vie illustre ou éclaire le cheminement au milieu du chaos. D’où son désabusement, ce mot encore, et sa fronde contre tout ce qui nie l’homme en tant que genre, homme et femme. Et alors même que l’on n’ose plus parler de droits de l’homme, de peur de tomber sous la vindicte étroitement genrée, pour ne pouvoir dire que « droits humains », nous voyons dans le même temps s’effacer l’homme ou la femme en particulier, estompés ou floutés dans une masse informe dont l’Espagnol Ortega y Gasset et le Séfarado-bulgare Elias Canetti avaient perçu l’irrésistible émergence.

Et dire que la découverte de l’individu ─ sa part et son rôle ─ avait été la pierre angulaire de la Renaissance, dont Edgar Morin est l’un des derniers fils ! De là cette condamnation lapidaire :

« Les hommes et les femmes traités uniquement comme objets statistiques cessent d’être reconnus comme êtres humains. »

Que conclure à l’issue d’une si riche lecture ? Une intense lucidité traverse cette réflexion, une immense bonté, et en définitive ce qu’on pourrait appeler une indulgence infinie, ou ce qu’Albert Cohen, encore lui, qualifiait de « tendresse de pitié », mais laissons le dernier mot à Edgar Morin, cette conscience morale de ce début de IIIe millénaire qui progresse, vaille que vaille au milieu de tant d’avatars :

« Je ne cesserai jamais de percevoir ce qu’il y a de cruel, implacable, impitoyable dans l’humanité, ni ce qu’il y a de terrible dans la vie, ni de percevoir non plus ce qu’il y a de noble, généreux, bon dans l’humanité et ce que la vie a d’enchanteur et d’émerveillant. »

Leçons d’un siècle de vie Edgar Morin, Éditions Denoël, parution 2 juin 2021, 160p., 17€.

1. Cf. A.Bensoussan, « Les Marranes », Atalaya, ENS Lyon, n°14/2014 « Identités judéo-converses ».

2. Cf. La rumeur d’Orléans, Seuil, 1969.

3. Autocritique, Julliard, 1959.

Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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