Entretien avec Dominique Plihon, professeur à l’université Paris XIII et porte-parole d’ATTAC. Avec les économistes atterrés, il a publié un manuel critique d’économie – La Monnaie, un enjeu politique – qu’il présente avec sa consœur Esther Jeffers aux Champs Libres de Rennes le 20 janvier 2018.

LA MONNAIE UN ENJEU POLITIQUE

Unidivers. Vous avez publié le 11 janvier dernier avec les économistes atterrés un manuel d’économie critique, qui pointe le rôle de la monnaie dans les crises du capitalisme. Pourquoi choisir de s’emparer de ce thème en ce moment ?

Dominique Plihon – La monnaie est quelque chose qui est omniprésent. Tout le monde l’utilise tous les jours, mais peu de gens ont conscience de son importance politique. De leur côté, les théories économiques dominantes sous-estiment le rôle de la monnaie dans l’économie. On a éprouvé le besoin d’écrire ce livre pour préciser ces rôles de la monnaie dans la société.

DOMINIQUE PLIHON MONNAIE

U. Quelles fonctions la monnaie remplit-elle aujourd’hui dans notre société ?

Dominique Plihon – La monnaie est une institution sociale, c’est une construction avec ses règles, ses autorités. Quand on fait une étude anthropologique, quand on regarde comment elle fonctionne dans d’autres sociétés, on constate qu’il y a toujours eu de la monnaie. C’est un facteur de lien social, de cohésion, de rapprochement, voire de solidarité entre membres d’une même communauté. Que l’on soit dans un village, une île du pacifique, ou dans la zone euro, c’est un trait d’union important entre les personnes.

De leur côté, les économistes présentent surtout la monnaie par ses fonctions économiques traditionnelles. C’est un instrument d’échange, un instrument de réserve, pour pouvoir épargner, et c’est une unité de compte, à laquelle on se réfère pour fixer les prix. Ces fonctions existent, mais le rôle de la monnaie ne se réduit pas à ça. Dans notre livre, on tente d’expliquer les difficultés actuelles de l’euro et ses risques de disparition par le fait que ceux qui ont conçu l’euro ont voulu lui donner un rôle purement économique d’instrument pour le marché économique et financier. Ils ont oublié la dimension sociale et politique de la monnaie. C’est pour cela que l’euro est une monnaie incomplète, et cela explique pourquoi l’euro est contesté.

DOMINIQUE PLIHON MONNAIE

U. Vous défendez l’idée d’un contrôle démocratique de la monnaie. Quels liens entretiennent la démocratie et la monnaie ?

Dominique Plihon – Dans nos sociétés, la grande majorité des gens adhèrent à une vision démocratique. On doit admettre que la monnaie, qui est un des rouages de la société, doit aussi procéder d’une manière démocratique. Il faut donc qu’elle soit créée dans l’intérêt de la majorité.

Or, on constate qu’aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Le pouvoir de création monétaire a été privatisé pour les intérêts de quelques-uns. Les banques commerciales créent de la monnaie dans l’intérêt de leurs actionnaires. De même, la Banque Centrale européenne est dirigée par d’anciens banquiers, qui gèrent l’euro dans l’intérêt du système bancaire, et pas du tout dans l’intérêt de la population. Il faudrait donc que les banques commerciales et centrales soient contrôlées démocratiquement.

monnaie

U. Mais ce contrôle démocratique a-t-il déjà existé ?

Dominique Plihon – Il y a aujourd’hui en France ou ailleurs des banques qui fonctionnent démocratiquement, comme les vraies banques coopératives. Elles sont gérées dans les intérêts de leurs sociétaires : salariés, clients, et détenteurs du capital. C’est un modèle de banque qui s’approche de l’idéal démocratique.

Il y a d’autres possibilités. En France, dans le passé, on a tenté à plusieurs reprises de nationaliser les banques : pendant le Front Populaire, en 1936, avec l’application du programme du Conseil National de la Résistance, après la Seconde guerre mondiale, puis avec le programme commun de la gauche en 1981. Ces expériences qui avaient pour ambition de reprendre le contrôle ont été dévoyées : les banques nationalisées ne se sont pas forcément comportées de manière démocratique. On peut prendre l’exemple du Crédit lyonnais, nationalisé en 1981, qui a eu des comportements de corruption…

U. Pourquoi l’absence de contrôle démocratique sur l’origine et la circulation de cet argent pose-t-il problème ?

Dominique Plihon – Quand on regarde fonctionner ces banques, on constate que leur objectif est d’obtenir le rendement maximum sur leurs fonds propres. On veut que l’argent apporté par les actionnaires rapporte au maximum. Or, quand on pratique ce genre de politique, on prend des risques élevés. On va sur des opérations spéculatives plutôt que sur des investissements de long terme, sociaux et écologiques. C’est pour nous quelque chose d’insupportable, puisque ça crée de l’inégalité et de l’instabilité. La crise des subprimes [en 2007] est née dans le monde bancaire anglo-saxon, mais s’est propagée très vite, à cause de ce comportement actionnarial des banques privées, et par ces prises de risques excessifs qui ont conduit à cette catastrophe.

monnaie galleco

U. Les nombreuses révélations suite aux scandales financiers (Luxleaks ou encore Panama Papers) ont montré que les banques échappaient sans problème à tout contrôle, parfois avec la complicité des États. Comment peut-on rétablir le moindre contrôle dans ce contexte ?…

Dominique Plihon – Il y a un rôle et une responsabilité considérables des pouvoirs publics, des autorités élues. Il faut que les gouvernements édictent des règles pour redonner un contrôle strict de la finance, puisqu’il y a eu des moments où les banques étaient très réglementées. Mais aujourd’hui nous sommes dans un monde néolibéral avec des gouvernements qui ne veulent pas imposer de règles aux systèmes bancaire et financier qui permettraient que la monnaie redevienne un bien public.

Puisque les gouvernements ne prennent pas ces responsabilités, nous considérons que le mouvement social et citoyen a un rôle crucial à jouer pour créer un nouveau rapport de force et sensibiliser l’opinion publique. Par exemple, la campagne menée par beaucoup sur l’évasion fiscale en particulier s’inscrit dans ce rôle-là.

U. On recherche aujourd’hui des alternatives aux systèmes monétaires « traditionnels » : d’un côté les monnaies électroniques ; de l’autre, les monnaies locales

Dominique Plihon – Les expériences monétaires alternatives sont très intéressantes : si elles se développent, c’est que le modèle dominant n’est pas satisfaisant. Il y a une idée de relocaliser les activités. La monnaie locale vise à reconstruire une société plus territorialisée, plus locale et environnementale.

BITCOIN

Pour les cryptomonnaies, elles se développent en se fondant sur les progrès technologiques. Comme tout progrès technique, il peut être bon ou mauvais, il peut permettre de faire mieux fonctionner la monnaie, mais il peut aussi permettre le pire. Le bitcoin est un système complètement dévoyé par rapport à ce que devrait être une monnaie à part entière : c’est devenu une monnaie spéculative qui sert à faire du blanchiment d’argent puisqu’elle échappe à tout contrôle et des gens peu scrupuleux l’utilisent. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, ce n’est pas parce que le bitcoin est un échec démocratique que toutes les cryptomonnaies sont un mauvais modèle. S’il y a un contrôle démocratique, de la transparence, des principes, cela peut avoir un intérêt très fort.

De nouvelles expériences peuvent être plus démocratiques. On peut avoir par exemple des monnaies locales sous la forme de cryptomonnaies. Le numérique n’est qu’une modalité d’organisation monétaire qui correspond à un processus de dématérialisation des instruments utilisés pour faire circuler la monnaie, c’est une évolution normale. Mais le plus important est de comprendre que la monnaie n’est pas qu’un instrument technique, c’est une institution politique.

La monnaie un enjeu politique avec Esther Jeffers et Dominique Plihon. Samedi 20 janvier à 15h30, Les Champs Libres, salle de conférences, 10, cours des Alliés, Rennes. Gratuit. Contact : 02 23 40 66 00.

La Monnaie Un Enjeu politique par Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Jonathan Marie, Dominique Plihon et Jean-François Ponsot pour le Collectif des Economistes atterrés, Le Seuil, collection Points Economie, 240 pages, 8,30 euros, parution le 11 janvier 2018.

Esther JeffersEsther Jeffers est professeure d’économie à l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV). Ses domaines de recherche sont l’économie bancaire et la politique monétaire.

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