Théa Lefeuvre, Bertille Porcq, Chloé Lepeintre et Clara Diez du DNMADE ont interrogé les problématiques de genre dans le design d’hier et d’aujourd’hui. En quoi le design a t-il joué, et joue-t-il encore, un rôle crucial dans la perception du genre ? Début de réponse par Théa Lefeuvre, Bertille Porcq, Chloé Lepeintre et Clara Diez, étudiantes du DNMAde*.
Chaque année, la rédaction d’Unidivers s’associe au lycée Bréquigny de Rennes afin que les élèves approchent les coulisses du métier de journaliste. Dans ce cadre, les étudiants en première année du DNMade – Diplôme national des métiers d’art et du design* – proposent cinq articles autour de leur spécialité, le design. Cette démarche interdisciplinaire Lettres & Design a été initiée par l’enseignante de Lettres, Tifenn Gargam, avec la collaboration de Laurent Alonzo, tous deux enseignants en DNMADe.
Par définition, le design est une discipline qui cherche à créer des objets ou des environnements nouveaux qui soient à la fois esthétiques et adaptés à leurs fonctions. On parle plutôt de diverses pratiques du design car, comme tout mode de production, il couvre plusieurs domaines, et se décline ainsi en différents champs : design d’espace, de produit, de mode, design graphique, etc.
Au sens premier du terme, le genre, quant à lui, désigne un ensemble d’êtres ou de choses ayant des caractères communs. Mais, dans son acception sociologique, psychologique et culturelle, le mot correspond aux différences non biologiques entre les deux sexes, soit à leur construction sociale. Il se manifeste dans la manière d’être, de s’habiller et de s’exprimer d’un individu.
En tant qu’étudiantes en design graphique, réfléchir autour de ce rapport entre genre et design nous paraissait essentiel, car ce dernier constitue aujourd’hui une stratégie de marketing forte, dont l’objectif est d’attirer le client en fonction de ce qu’il aime, en s’appuyant bien souvent sur son identité de genre. Dans une société en constante évolution vis à vis de ce concept sociologique de genre, étudier cette discipline sous cet angle précis s’avère intéressant et utile.
Design et stéréotypes de genre de 1950 à aujourd’hui
« Dans notre société, les images sont partout. Nous vivons dans une ère où les informations saturent nos yeux. Leur répétition laisse souvent un message gravé dans notre inconscient. Ces images que nous voyons sur le web, dans nos livres, ou bien dans les publicités nous aident à construire notre identité sociale. Elles nous montrent ce qui est attendu de nous en termes de comportements (comme consommateurs, mais aussi notre manière d’agir en public et privé) », explique Joanne Abadie dans son mémoire intitulé Conception du non-genre; design éditorial et neutralité. La graphiste expose ici le fait que le design influe grandement sur nos comportements et notre personnalité, entre autres, sur notre identité de genre.
Lorsque les différentes pratiques du design ont commencé, au cours du XXe siècle, à être reconnues comme telles et à se développer, certaines visions des genres féminins et masculins ont été transmises. Comment le design a-t-il pu instaurer et perpétuer de nombreux stéréotypes de genre ?
Mis en relation avec la notion de genre, ce terme désigne toutes les caractéristiques arbitraires, fondées sur des idées préconçues que l’on attribue à un groupe de personnes en fonction de leur sexe. Pour Jacques-Philippe Leyens, docteur reconnu en psychologie, les stéréotypes se définissent comme des « théories implicites de personnalité que partage l’ensemble des membres d’un groupe à propos de l’ensemble des membres d’un autre groupe ou du sien propre ». C’est l’Américain Walter Lippmann qui fut le premier à utiliser ce mot dans son ouvrage Public Opinion, en 1922, alors qu’il cherchait à décrire des représentations sociales figées, des « pictures in our heads » (littéralement des « images dans nos têtes »). Enfin, d’un point de vue étymologique, il désigne le caractère d’imprimerie et renvoie donc à un objet reproduit en série, toujours identique et écartant les singularités.
Dès les années 50, avec l’apparition d’une véritable société de consommation, le graphisme éditorial a véhiculé, pendant longtemps, sur les publicités, les affiches et les magazines un certain type de représentation de la femme, qu’on qualifierait aujourd’hui de sexiste. Un portrait stéréotypé du genre masculin existe également et perdure autant que celui de la femme aujourd’hui.
Concernant les procédés utilisés par les designers dont le travail est empreint de stéréotypes, distinguant genre masculin et genre féminin, il y a tout d’abord la typographie. Cette dernière est souvent fine, souple, munie d’empattements et d’ornements lorsque le message s’adresse à une femme. Il s’agit la plupart du temps d’une police ronde, cursive ou attachée. À l’inverse, les typographies scriptes, plus droites, formelles ou déstructurées sont attribuées au genre masculin.
Ensuite, on remarque que les couleurs employées dans le design dit féminin sont douces, dans des tons pastel. On retrouve beaucoup de rose et de doré. Les hommes eux, héritent de couleurs plutôt sombres ou neutres, comme le bleu marine ou le gris. D’ailleurs, à l’origine, ces attributions de couleurs aux deux genres étaient inversées. De fait, le bleu symbolisait essentiellement le ciel et avec lui, la Vierge Marie, tandis que le rose était perçu comme un rouge pâle, adapté à l’idée de virilité relative au genre masculin.
Lorsqu’il s’agit de jouets colorés pour enfants, différencier les couleurs en fonction du sexe de l’enfant est une stratégie marketing. Cela incite le consommateur, parent d’un garçon et d’une fille, à acheter un jouet de chaque couleur plutôt qu’un seul pour les deux.
Les magazines utilisent beaucoup ces codes stéréotypés. Auprès d’un public féminin, ces objets éditoriaux affichent généralement une composition graphique animée, et des pages très ludiques, dynamiques et foisonnantes. Le magazine masculin est encore une fois plus sobre, comporte peu de couleurs et prend fréquemment la forme d’un journal.
Montre homme, marque Fossil Montre femme, marque Fossil
Le design d’objet est également un domaine où se manifestent les stéréotypes de genre. En voici un exemple : les montres pour homme sont plus épaisses et possèdent un bracelet rigide, pour suggérer la domination, la puissance de l’homme. Sur ces types de montres, le côté fonctionnel et technologique de l’objet est souvent mis en avant par la complexité du design, au niveau du cadran par exemple. Quant aux montres féminines, elles sont plus minimalistes, effilées et discrètes sur le poignet, afin de traduire la douceur et la soumission émanant du portrait stéréotypé de la femme.
De plus, Romain Delamart, dans la conférence « design dans le genre » à ParisTech explique que le design d’objet influe sur une imagerie collective inconsciente, mais aussi sur le comportement des individus. Il prend l’exemple du plateau. Celui du garçon de café est rond et peut se porter à une main. Il permet des mouvements rapides et fluides et d’avoir une main libre donc, une plus grande autonomie de ses gestes et déplacements. Celui de la femme de chambre est ovale et se portant à l’aide de deux grosses poignées, ce qui crée un sens au plateau. La femme doit alors s’adapter à ce sens. De plus, cette forme donne à la femme une posture de soumission. Ainsi, si une tâche est plutôt considérée féminine ou masculine, le design des objets entérine ce rôle de genre dans les comportements sociaux.
Comment le design détourne les stéréotypes ?
Cependant, parallèlement à ce type de design stéréotypé, se développe au sein de cette discipline, comme dans le milieu artistique en général, une volonté de renverser les codes. Un changement de vision qui s’explique par l’augmentation significative du nombre de filles dans les écoles d’art entre 1980-1995, plus nombreuses que les garçons à partir des années 80. Cette nouvelle génération d’artistes tente de sensibiliser le grand public par le biais d’expositions marquantes, comme celle tenue à Paris en 2012, C’est pas mon genre !. Les objets exposés mettaient en avant, de manière interrogatrice ou plus provocante, l’impact du design sur la manière d’agir et de penser des consommateurs.
Dans le monde de la mode, dès 1966, le célèbre couturier Yves Saint Laurent créait déjà le smoking féminin, et les fameuses jupes pour messieurs, issue de sa grande collection Et Dieu créa l’Homme de 1984.
Smoking Yves Saint-Laurent
De nos jours, beaucoup de designers tentent, à travers leurs réalisations, d’abattre les stéréotypes de genre, et ce auprès de tout type de publics, adultes comme enfants. Ces derniers intériorisent inconsciemment dès le plus jeune âge quantité de stéréotypes, notamment par le type de jouets, de livres ou d’activités qu’on leur propose. Pour contrer ce phénomène sociétal, il existe des jeux tels que le Barbie Foot, détournement du traditionnel Baby Foot, où les joueurs, tous masculins, sont remplacés par des poupées. Sur le plan de la littérature jeunesse, on peut mentionner la collection Ni poupées ni super-héros de Delphine Beauvois et Claire Cantais, et les albums Les filles peuvent le faire aussi et Les Garçons peuvent le faire aussi de Sophie Gourion.
On voit également certaines campagnes publicitaires s’attacher à défendre le renversement des stéréotypes de genre. Adidas par exemple présente lors de sa campagne, des sportives de haut niveau déclamant des messages tels que « Je trace ma propre voie » ou « On créé nos propres règles ! ». Pour ce procédé, la marque a voulu faire l’éloge d’une femme forte s’affirmant dans un milieu catalogué comme masculin, abolissant les stéréotypes de genre à ce sujet. On observe aussi une évolution des mœurs du côté des marques Always et Axe.
Enfin, il existe des magazines destinés à briser les idées reçues sur le genre ; c’est le cas de Fantastic Man et The Gentlewoman. Ces deux magazines s’adressent tout de même à une catégorie de genre en particulier, mais sans utiliser les codes conventionnels stéréotypés, bien au contraire. D’une part, The Gentlewoman, plutôt destiné à divertir un public féminin, utilise un graphisme aux couleurs neutres (beige, gris) et des teintes bleu vif. Les photographies sont en noir et blanc, ce qui apporte un caractère universel au magazine, et la mise en page du magazine est sobre.
Fantastic Man, assigné a-priori à un lectorat masculin, est quant à lui un magazine qui se veut minimaliste, aussi bien dans la mise en page que dans les couleurs utilisées. Le texte est généralement en noir, seules les photographies apportent de la couleur, dans des teintes vives.
Un design faisant abstraction de toute identité de genre ?
Néanmoins, tous ces nouveaux supports de communication travaillés dans une volonté d’éliminer les stéréotypes ne sont pas universels. En effet, ils ne répondent pas aux attentes d’un public ne s’identifiant ni au genre féminin, ni au genre masculin. C’est pourquoi le design peut exister dans une dimension totalement neutre vis à vis de cette notion de genre. La graphiste Joanne Abadie, toujours dans son mémoire Conception du non-genre : design éditorial et neutralité, parle de créer une nouvelle forme d’édition non-genrée, où chaque être humain puisse « se reconnaître et s’identifier ». Elle souhaite voir cette piste explorée « sous la forme d’expérimentations et d’une réflexion autour d’une application à l’édition jeunesse. »
La même année, Marie Valentine publie son article de recherche « Sexe, genre et design », où l’on peut voir sa conception d’un personae, représentant le client potentiel non-genré. La designer s’est questionnée sur « la pertinence d’une identification de nos utilisateurs à un sexe ou à un genre » lors de l’élaboration d’un produit : « Ces informations seront-elles déterminantes dans l’usage de mon produit ou de mon service ? ». Elle illustre son raisonnement sous forme de schéma et explique que si la réponse à cette question est négative, alors il est préférable de créer un produit neutre, n’étant pas destiné à une catégorie de genre en particulier. Le personae peut pour cela être doté d’un prénom neutre – Camille, Charlie ou Dominique, être représenté sous la forme d’un personnage non-genré, décrit de manière inclusive et sans pronom. Selon elle, « (…) l’une des clés de notre métier est de considérer nos utilisateurs dans leurs particularités », sans pour autant catégoriser.
Du côté du design de mode, beaucoup de grandes marques comme Gucci, Givenchy, Balenciaga ou Louis Vuitton ont lancé leur collection non-genrée. On peut aussi trouver de quoi se vêtir sans devoir choisir entre le rayon homme ou femme chez Asos, H&M et Zara. La marque Calvin Klein propose son parfum mixte CK One, imitée par la suite par Guerlain, Bulgari, Hermès et Thierry Mugler. Les gammes de cosmétiques Sam Farmer ou The Ordinary sont aussi complètement neutres, la première tout de même colorée, l’autre plus sobre.
Finalement, le design neutre a pour objectif de mettre en avant la fonctionnalité de l’objet et non le genre, soit en revenir aux bases de la discipline. Bien qu’il affiche un certain style ou une esthétique particulière, il reste ouvert au consommateur le plus large, sans que ce dernier ne soit catégorisé féminin ou masculin. Ainsi, le design neutre devrait peut-être être considéré comme le design du futur par chacun…
Sources / Références :
http://faispasgenre.fr/2019/01/28/regne-de-binarite-genres-sacheve-monde-de-mode/
https://www.mumok.at/en/events/gender-check
https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2016-2-page-45.htm
https://ri.conicet.gov.ar/handle/11336/85284
Bleu pour les filles, rose pour les garçons
C’est pas mon genre !
* Le DNMADE, formation publique gratuite valant grade de licence, préparée sur 3 ans, forme des étudiants au métier de designer graphique.
Le parcours : design éditorial
Le design éditorial consiste à organiser des textes et images pour des médias qui peuvent être imprimés (livre, magazine, panneau…) ou numériques (site web, application mobile, affichage digital, etc.). Le parcours éditorial vise la formation de designers généralistes capables de concevoir aussi bien des identités visuelles que des architectures de l’information pour une pluralité de supports.
Le parcours : design d’identité.
L’étudiant est formé à concevoir l’identité visuelle d’un commanditaire : institution culturelle, entreprise privée, marque,événement, produit ou personne. Cette identité va reposer sur des éléments graphiques choisis (typographie,signes, couleurs…) ainsi que sur l’animation de ces éléments. L’étudiant peut être amené à réaliser une variété de supports, pour le Web ou la diffusion télévisuelle : logotypes animés, bandes annonces, spots publicitaires ,habillage télévisuels, affiches animées, etc.