Les Victoires de la Bretagne, un prix créé par Le Télégramme de Brest et le Crédit Mutuel de Bretagne, ont décerné à la philosophe, historienne et journaliste Mona Ozouf, 93 ans, la distinction d’être la Bretonne de l’année 2023. Mona Ozouf, souffrante, n’a pu être présente le 5 décembre à la remise des prix. Au demeurant, voilà une belle occasion de présenter aux lecteurs d’Unidivers la passionnante autobiographie de Mona Sohier, devenue Mona Ozouf par son union avec cet autre historien, Jacques Ozouf, parue initialement en 2009 dans la collection Blanche des Éditions Gallimard, sous un titre lumineux d’intelligence et de justesse : Composition française: retour sur une enfance bretonne.

mona ozouf composition française

Mona est fille d’un couple d’instituteurs, que les circonstances, géographiques et sociologiques, n’appelaient pas forcément à réunir : Yann Sohier, né à Loudéac et fils d’un fonctionnaire en poste dans une Bretagne où l’on ne parlait que le français, « celle du mauvais côté », devenu militant de la cause et de la langue bretonnes, fondateur de la revue Ar Falz – « bulletin mensuel des instituteurs laïques partisans de l’enseignement du breton » – , avait épousé une jeune finistérienne native de Lannilis, fille de paysans qui parlaient breton quotidiennement mais ignoraient beaucoup des questions de l’identité régionale. «  Avec ma mère, mon père épousait en bloc la Basse-Bretagne, la langue, une famille paysanne, indemne de toute contamination par la bourgeoisie française, une belle-mère en coiffe du Léon. »

La langue de Basse-Bretagne fut enseignée à la jeune Mona par sa grand-mère maternelle, bretonnante avec sa petite-fille sur la recommandation, discrète mais résolue, de Yann. Mona ainsi s’imprégna de cette langue « vigoureuse, expressive, anthropomorphique », riche et imagée : « Ici le bout du monde est la tête du monde, le manche de la bêche en est le pied, la brume du matin est la pitance du soleil, les vagues sont les chevaux de la mer, le confluent est le nez de deux eaux. […] Et puis la langue bretonne, comparée à la rigidité du français est d’une grande liberté. Elle se passe volontiers du verbe, cultive l’ellipse, commence ses phrases par l’information décisive et laisse les autres mots s’organiser dans un joyeux désordre ».

Colloque littéraire Pour Mona Ozouf Fontevraud-l'Abbaye

Étape inévitable de toute prime enfance bretonne, la bienveillante grand-mère de Mona, « majestueuse messagère entre l’école du diable et la maison du Bon Dieu », dirigea sa petite-fille vers les cours d’un catéchisme dispensé par l’autoritaire père Dagorn, prêtre en l’église de Plouha. Triste versant de l’instruction religieuse: l’homme de foi « ne donne jamais aucun exemple, ne raconte jamais aucune histoire, ignore les Évangiles et ne parle que fort peu de la personne de Jésus, qui pourrait nous émouvoir ». Quant aux fillettes et garçonnets réunis sous sa férule, le prêtre s’attachera à les diviser en deux moitiés qui jamais ne devront se mêler: « À gauche, du côté dont on me dira qu’il est celui de l’Évangile, les filles ; mais les filles des Sœurs occupent les premiers bancs; nous les bancs du fond. À droite, du côté de l’Épître, la même règle non écrite installe les garçons des Frères devant nos congénères de l’école publique. La fracture des deux jeunesses, dont je découvrirai plus tard que Jules Ferry la déplorait tant, est ici exemplairement illustrée: entre les deux groupes, jamais un mot ne s’échange, aucune amitié ne se noue.[…] L’église n’en figure pas moins pour moi le lieu de l’inégalité ». Et tout ce qui est l’opposé d’un vrai foyer d’enseignement et d’éducation comme a pu l’offrir à la jeune Mona l’école publique, laïque et républicaine.

Et pourtant, pourtant… cette école qui se voulait égalitaire évinçait au nom de cette même égalité et union tout particularisme régional. La langue bretonne fut très tôt combattue par l’institution scolaire républicaine. L’école publique et laïque marquait de la sorte le mépris et le rejet de l’expression des cultures régionales que la République, depuis l’origine, a toujours voulu étouffer, dans un jacobinisme et une volonté d’unité nationale farouche et intraitable. « La Révolution consomme la défaite annoncée de la diversité. […] Ce qui frappe dans le discours révolutionnaire, c’est la réduction vigoureuse du multiple à l’un : toutes les revendications particulières semblent bourgeonner sur le même tronc de traîtrise à la patrie, toutes doivent s’évanouir devant l’impérieuse nécessité de l’unité ».

La jeune Mona vivait là, très directement, sa première et fondamentale incompréhension historique, politique et humaine. Et c’est à partir de ce constat linguistique et idéologique que Mona Sohier, devenue l’historienne et philosophe Mona Ozouf, tentera de résoudre ce qui constituera, dans toute sa vie de citoyenne et d’intellectuelle, un dilemme et une interrogation cruciale : la République, qu’elle admire, fondatrice d’une éducation pour tous, basée sur le mérite et la justice, s’avère, tout autant, capable d’exclure et annihiler toute expression d’un individu, d’un groupe d’individus ou d’un peuple pour peu qu’il affirme et affiche une distinction historique et une singularité culturelle. Pour Mona, élevée dans des valeurs à la fois traditionnelles et républicaines – « la foi chrétienne de nos ancêtres, la foi bretonne de la maison, la foi de l’école dans la raison républicaine » -, ce simpliste et insupportable « affrontement binaire du particulier et de l’universel », cette opposition entre union nationale et particularismes, étouffe la complexité et la richesse réelle de la vie et de l’Histoire des Français et des régions. Car la raison et l’intelligence auraient dû bien plutôt, selon elle, inciter la République à composer avec la diversité, non à l’écarter ou l’exclure. L’effort fédérateur n’est pas aisé, concède Mona Ozouf, au point d’avouer à la fin de son ouvrage, qu’elle est prise elle-même dans un « écheveau de perplexités » qu’elle n’est « toujours pas sûre de débrouiller aujourd’hui ».

Il faut lire ce riche et vivant ouvrage, écrit par une authentique femme de lettres, talentueuse narratrice de sa jeunesse bretonne, autant que par une historienne en proie aux interrogations et aux doutes mais portée par l’espoir et des convictions fortes, et qui pose les problèmes, d’une totale actualité, d’un centralisme institutionnel et politique pesant toujours sur les pratiques et les mentalités de notre pays.

Composition française: retour sur une enfance bretonne, par Mona Ozouf, Gallimard, 2010, coll. Folio, 288 p., ISBN 978-2-207-04-37887, prix: 7.50 euros.

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