Que dire de Combourg, sinon d’abord son château qui domine et imprègne la ville ? On peut l’apprécier ainsi :

château combourg

Ou ainsi :

château de combourg

Ce montage photographique pour introduire au témoignage de Julien Gracq qui, en admirateur passionné de Chateaubriand, qu’il considère comme l’un des plus grands auteurs français, ne pouvait s’épargner le pèlerinage à Combourg, lieu d’enfance de Chateaubriand. Non sans regard critique sur le château qu’il décrit ainsi (in Le grand paon, tome I des œuvres complètes de Julien Gracq, p. 919 et suivantes, Édition Gallimard, 1989) :

Visité, le château déçoit : on trouve qu’il a grand air et peu de consistance ; c’est comme une armure de théâtre autour d’un nain : l’écu et le perron énorme, les tours qui mangent la courtine, les toits pointus, les mâchicoulis rognent chichement sur l’espace habitable. Les signes extérieurs de la haute époque, plutôt que son âme sont là, plus grands que nature, très affichés ; il y a un je-ne-sais-quoi de parvenu gothique. Les pièces, refaites mesquinement au siècle dernier, sont une peinture féodale en diable, dans le goût à peu près que Guillaume II a déployé aux murs du Haut-Kœnigsbourg : ce ne sont qu’écus et astragales, pommes de pin et fleurs de lys – presque autant que dans le premier chapitre des Mémoires, où nous lisons Chateaubriand comme faisait Louis XVIII « un peu en diagonale ». Il n’est guère retourné à Combourg : le conseil est bon. Il est parti d’ici, « laissant les figures de famille » – son mot, c’est celui de Cagliostro à ses juges : « Je suis noble – et voyageur. » L’odeur sauvage du nid de hobereaux, la longue imprégnation de la bauge féodale, tout cela s’évapore aux doigts qui viennent de feuilleter les premières pages des Mémoires : reste cette bâtisse glaciale et intacte, ce morceau de Carcassonne bien conservé, et les frondaisons admirables qui reverdissent. « Tout a changé en Bretagne, hormis les vagues qui changent toujours. »

château de combourg

Il n’en reste pas moins qu’après la surprise née de la véhémence dédaigneuse et sévère de Julien Gracq à propos du château de Combourg, il suffit de lire les débuts des Mémoires d’outre-tombe pour comprendre que Julien Gracq, en jugeant aussi sévèrement le château de Combourg, ne fait que corroborer les propos du jeune Chateaubriand sur les lieux de son enfance de fils du châtelain austère de Combourg. Il prend plus de soin à décrire ses pérégrinations autour de Dol de Bretagne et du Mont Dol qu’à s’attarder à la description de la misérable pièce qui lui sert de chambre, retirée à l’écart tout en haut d’une des tours du château.

Ce n’est d’ailleurs que bien après son enfance que Chateaubriand revient sur cette période et sur les lieux de Combourg qui l’ont profondément marqué : non le château, qu’il évite et qu’il dédaigne, mais les champs et les bois qui ont donné substance à ses délires romantiques.

“Après quinze années d’absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre Sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma famille. Je n’eus pas le courage d’entreprendre le pèlerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité … L’homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains.”  (Mémoires d’outre-tombe. Délires romantiques.)

Bien sûr, Julien Gracq n’aurait pu conclure cette étude sur Chateaubriand sans manifester la très haute estime qu’il voue à l’écrivain-homme de lettres :

Les Mémoires n’ont jamais été plus jeunes : conjonction prodigieuse et solitaire d’une grande époque, d’un grand style et d’un grand format – la langue de la Vie de Rancé enfonce vers l’avenir une pointe plus mystérieuse : ses messages en morse, saccadés, déphasés, qui coupent la narration tout à trac, comme s’ils étaient captés d’une autre planète, bégayent déjà des nouvelles de la contrée où va s’éveiller Rimbaud… Nous lui devons presque tout. (J. Gracq, Le grand paon,) 1960.

Chateaubriand Rennes Littérature

Écrits de Chateaubriand que beaucoup regardent pourtant comme vieillots et désuets, exemples exacerbés de ce romantisme français qui sont souvent considérés comme antipodiques à notre vie littéraire contemporaine. Mais la langue et la pensée de Julien Gracq les inscrivent résolument dans l’intemporel et la permanence de la littérature de qualité. Il est piquant de noter que cette mienne rencontre littéraire est occasionnée par les  Confidentiels , cette cinquième édition du Salon des petits éditeurs indépendants des 12 et 13 Novembre 2016, à Combourg. Volens nolens, cette manifestation se tient sous le parrainage de Chateaubriand, auteur reconnu, majeur et d’une vraie modernité par son œuvre littéraire, par son parcours du monde, et par la diversité des régimes politiques et des révolutions dont il a eu à connaître, voire à fréquenter de très près : du règne de Louis XVI, à la Révolution de 1789, au Bonapartisme, au Premier Empire, à la Restauration de Louis XVIII puis de Charles X, à la Révolution de 1830, à la Monarchie de Juillet de Louis Philippe, à la Révolution de 1848 qui institua la deuxième République dont la création coïncide, ou peu s’en faut, au décès de Chateaubriand… et puisqu’il fut ambassadeur puis ministre des affaires étrangères de Louis XVIII.

J. Gracq renforce ainsi son analyse de ses qualités littéraires :
Le mouvement de l’imagination de Chateaubriand est toujours commandé par la même pente : sur toute scène, sur tout paysage, sur tout haut lieu affectif qu’elle se propose, elle fait glisser successivement, comme autant de négatifs, quatre lames superposées aux couleurs du souvenir – et, comme quand on fait tourner rapidement un disque peint aux couleurs du spectre, elle obtient par cette rapide superposition tonale une espèce d’annulation qui reste vibrante, un blanc tout frangé d’une subtile irisation marginale qui est la couleur du temps propre aux Mémoires et qui fait d’eux et de la Vie de Rancé, le plus chatoyant hymne à l’impermanence qui soit dans notre littérature.

Vie de Rancé Chateaubriand
Il serait déraisonnable sinon folie, que de vouloir, en ce seul article, analyser en son entier l’œuvre littéraire de Chateaubriand. Pour, cependant, s’efforcer d’entrer dans le vif de son œuvre, il me plaît, en m’en tenant là, de reprendre la Vie de Rancé, à la suite des inclinations de Julien Gracq.

Chateaubriand préface son dernier ouvrage pour expliquer qu’écrire la Vie de Rancé n’est, comme s’il s’en défendait, qu’obéissance aux « ordres » – même s’il s’agit plutôt d’instantes prières qu d’ordres – provenant de l’abbé Séguin, prêtre réfractaire à la Révolution de 1789, et son confesseur.

Mais qui est donc ce Rancé dont Chateaubriand devient presque à contre-cœur le biographe ?

Voici en peu de mots repris par Chateaubriand, le portrait qu’en dresse Le Nain, prieur de la Trappe où Rancé passera la deuxième partie de sa vie :

« Don Pierre Le Nain, religieux et prieur de l’abbaye de La Trappe, frère du grand Tillemont » et presque aussi savant que lui, est reconnu comme le plus complet historien de Rancé. Il commente ainsi la vie de l’abbé réformateur :
« L’illustre et pieux abbé du monastère de Notre-Dame de La Trappe, l’un des plus beaux monuments de l’ordre de Cîteaux, le parfait miroir de la pénitence, le modèle accompli de toutes les vertus chrétiennes et religieuses, le digne fils et le fidèle imitateur du grand saint Bernard, le révérend père dom Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, de qui, avec le secours du ciel, nous entreprenons d’écrire l’histoire, naquit à Paris, le 9 janvier 1626, d’une des plus anciennes et illustres familles du royaume. Il n’y a personne qui ne sache qu’elle a donné à l’Église, monseigneur Victor Le Bouthillier, évêque de Boulogne, depuis archevêque de Tours, premier aumônier de M. le duc d’Orléans ; monseigneur Sébastien Le Bouthillier, évêque d’Aire, prélat d’une piété singulière ; et à l’État, Claude Le Bouthillier, sieur de Pons et de Foligny, qui fut d’abord conseiller au Parlement de Paris, ensuite secrétaire d’État, et quelques années après surintendant des finances et grand-trésorier des ordres du roi. Cette famille, qui tirait son origine de Bretagne et touchait de parenté aux ducs de cette province, a été encore plus ennoblie par la sainteté de celui dont nous écrivons la vie. »

Abbé de Rancé

Son père se nommait Denis Le Bouthillier, seigneur de Rancé, maître des requêtes, président en la chambre des comptes et secrétaire de la reine Marie de Médicis. Il épousa Charlotte Joly, de laquelle il eut huit enfants : cinq filles, qui se firent religieuses presque toutes, et trois garçons. Le premier, Denis-François Le Bouthillier, fut chanoine de Notre-Dame de Paris ; le second fut notre digne abbé, le troisième est le chevalier de Rancé, qui servit Sa Majesté en qualité de capitaine du port du Marseille et de chef d’escadre.
Encore faut-il souligner l’amoncellement d’opportunités offertes et de qualités reconnues au jeune Rancé : il sera le protégé de Richelieu et l’ami de Bossuet. Doté d’insignes dons intellectuels, il est mis très tôt en situation de pratiquer couramment le latin et le grec classique au point de publier dès l’âge de treize ans les odes du poète grec Anacréon avec un commentaire en grec. Il pratique avec le même talent, l’art de la chasse, l’équitation, l’escrime, le dessin, l’art oratoire qu’il utilise autant pour le prêche que pour les controverses philosophiques et les plaisirs amoureux.

Toute ces activités effrénées et fastueuses, Le Nain, prieur de la Trappe les resserre en peu de mots :
Une jeunesse passée dans les amusements de la cour, dans les vaines recherches des sciences, même damnables, après s’être engagé dans l’état ecclésiastique sans autre vocation que son ambition, qui le portait avec une espèce de fureur et d’aveuglement aux premières dignités de l’Église, cet homme, tout plongé dans l’amour du monde, est ordonné prêtre, et celui qui avait oublié le chemin du ciel est reçu docteur de Sorbonne. Voilà quelle fut la vie de M. Le Bouthillier jusqu’à l’âge de trente ans, toujours dans les festins, toujours dans les compagnies, dans le jeu, les divertissements de la promenade ou de la chasse. Vie dispersée qu’il mène jusqu’à la mort dramatique de son amante Madame de Montbazon qu’à la suite de Chateaubriand et des nombreux biographes qui ont écrit sur Rancé nous pouvons considérer comme l’événement tranchoir qui hache sa vie en deux. En deux stations cependant : Veretz, propriété familiale de Rancé et La Trappe lieu de son refuge monastique définitif. Choix que Chateaubriand résume ainsi À Veretz et à La Trappe Rancé a laissé ses deux parts : à Veretz, la légèreté, l’irréligion, les mauvaises mœurs, suivies d’une destruction complète ; à La Trappe la gravité, la sainteté, la pénitence, qui ont survécu à tout.

Avant de progresser plus avant dans les détours de la vie de Rancé, que beaucoup d’observateurs qualifient de biographie « brûlante » il convient d’en rappeler les prolégomènes qu’en propose Chateaubriand. Il commence ses propos par une théâtralisation de l’Hôtel de Rambouillet dans les lignes qui suivent : cet hôtel de Rambouillet était le rendez-vous de tout ce qu’il y avait de plus élégant à la cour et de plus connu parmi les gens de lettres. Là, sous la protection des femmes, commença le mélange de la société et se forma, par la fusion des rangs, cette égalité intellectuelle, ces mœurs inimitables de notre ancienne patrie. La politesse de l’esprit se joignit à la politesse des manières ; on sut également bien vivre et bien parler. Mais le goût et les mœurs ne se jettent pas d’une seule fonte : le passé traîne ses restes dans le présent ; il faut avoir la bonne foi de reconnaître les défauts que l’on aperçoit dans les époques sociales.

Catherine de Vivonne
Catherine de Vivonne (1588-1665)

Au risque d’éclaircissements superflus, il n’est probablement pas inutile de rappeler de quelle manière les historiens de la littérature présentent l’Hôtel de Rambouillet.
L’Hôtel de Rambouillet tire son nom de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, – une des personnalités féminines les plus marquantes de son temps – qui y tint un salon littéraire de 1607 jusqu’à sa mort en 1665. De la ruelle de sa « chambre bleue] », « Arthénice » – Catherine de Vivonne – recevra les beaux esprits de son époque, mais aussi des gens de lettres et de grands personnages : Richelieu, Malherbe, Vaugelas, Guez de Balzac, Racan, Voiture feront partie de ses familiers ainsi que, plus tard, Madame de Sévigné. C’est également dans ce salon que la fille de la marquise de Rambouillet, Julie d’Angennes, rencontrera son futur époux, le duc de Montausier, qui la courtisera de nombreuses années, et lui offrira la célèbre Guirlande de Julie.

Chateaubriand l’évoque ainsi : la Guirlande de Julie, un peu fanée, est arrivée jusqu’à nous ; la Violette y fait entendre encore sa langue parfumée. Chateaubriand, ici encore use d’une langue sibylline voire cryptée pour évoquer brièvement une littérature d’initié : qui, sauf un spécialiste de cette période littéraire pourrait deviner que la Guirlande de Julie est un recueil de poèmes collectifs – 62 madrigaux – offert le 1er janvier 1634 par le marquis de Montausier à Julie d’Angennes, fille de la marquise de Rambouillet. Dans chacun des poèmes, une fleur devait incarner les louanges de Julie. Guirlande un peu fanée affirme Chateaubriand. Certes, car ces poèmes ont souffert de l’épreuve du temps et des goûts littéraires. Quoique, en tendant l’oreille, Chateaubriand affirme que le madrigal sur la « Violette y fait entendre encore sa langue parfumée » :

Franche d’ambition, je me cache sous l’herbe
Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour,
Mais si sur votre front je puis me voir un jour,
La plus humble des fleurs sera la plus superbe.

Chapelain parlera ainsi de l’hôtel de Rambouillet : on y parle savamment, mais on y parle raisonnablement et il n’y a lieu au monde où il y ait plus de bon sens et moins de galanterie. C’est un monde jeune et gai, où les bals et les plaisirs se succèdent, les intrigues amoureuses se nouent et se dénouent. Ce ne fut pas une société de pédants et les divertissements y prennent volontiers un tour intellectuel. La « préciosité » qui naît dans ce salon est davantage une forme de modernisme et de féminisme que de pédanterie. C’est là, parmi les jeunes femmes de l’aristocratie fréquentant ce salon que germe un esprit qui durera pendant trente ans. C’est de l’hôtel de Rambouillet que sortiront celles qui s’impliqueront activement dans la Fronde au point d’être qualifiées d’amazones.

SCUDERY

Il est indéniable que l’hôtel de Rambouillet a joué un rôle important dans la genèse du roman moderne français. La succession en sera reprise par Madeleine de Scudéry. Le Salon de Mlle de Scudéry est « l’héritier », bien sûr de l’hôtel de Rambouillet. Madeleine de Scudéry et son frère le créent en 1657, il rassemble tous les samedis de la seconde moitié du siècle, ce que compte Paris d’hommes et de femmes de lettres. Plutôt tournés vers la littérature, les habitués continuent la tradition des romans fleuves avec pour référence l’Astrée d’Honoré d’Urfé. En effet, passionnée de ces ouvrages et de littérature précieuse, Mlle de Scudéry publie des romans fleuves dont La Clélie. Ce roman prend figure, aux côtés des romans courtois et de l’Astrée : le succès immédiat de la Carte de Tendre, présentée comme « une morale et une politique d’amour », fait de Madeleine de Scudéry, pour la période, la figure emblématique de la littérature féminine et de la « Préciosité ».

En outre, Mlle de Scudéry, fait tenir à Sapho, héroïne de son roman Artamène ou le grand Cyrus de violents propos contre le mariage, institution tyrannique. Ce roman révèle aussi les sympathies de l’auteur pour les conjurés de la Fronde.
Mais qu’importent les corrélats littéraires éclairants et incisifs, on voit bien aussi que, au delà de l’émergence de la littérature féminine dans l’hôtel de Rambouillet et de salons tels celui de Mlle de Scudéry, Chateaubriand met en exergue l’émergence d’une société nouvelle :
Là, sous la protection des femmes, commença le mélange de la société et se forma, par la fusion des rangs, cette égalité intellectuelle, ces mœurs inimitables de notre ancienne patrie. La politesse de l’esprit se joignit à la politesse des manières ; on sut également bien vivre et bien parler.
Comme si, étrangement, le passage de l’Ancien Régime à la modernité décrit par Chateaubriand était surtout le fait des salons, du bien vivre et du bien parler. Mais bien sûr, pas un mot sur l’esprit des Lumières qui vont éclore dans le siècle qui suit et impulser intellectuellement les essors révolutionnaires… Raison suffisante pour que Chateaubriand en fasse l’impasse du fait de son histoire personnelle, des temps de restaurations politiques qui trament sa vie et de sa culture.

Dans sa volonté de couvrir et d’expliquer l’événement, Chateaubriand chevauche le paradoxe et l’anachronisme, notamment dans l’ébauche de l’émergence renouvelée de la littérature féminine qu’il esquisse en quelques lignes. Ainsi dans ce passage :
Mlle de Scudéri était la grande romancière du temps, et jouissait d’une réputation fabuleuse. Elle avait gâté et soutenu à la fois le grand style, accoutumant les esprits à passer de Clélie à Andromaque. Nous n’avons rien à regretter de cette époque. Mme Sand l’emporte sur les femmes qui commencèrent la gloire de la France : l’art vivra sous la plume de l’auteur de Lélia. L’insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai, mais Mme Sand fait descendre sur l’abîme son talent, comme j’ai vu la rosée tomber sur la mer Morte. Laissons-la faire provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisirs. Les femmes sont séduites et enlevées par leurs jeunes années ; plus tard elles ajoutent à leur lyre la corde grave et plaintive sur laquelle s’expriment la religion et le malheur. La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel.

Paradoxe que cet anachronisme qui permet d’évoquer, dans le même mouvement Mlle de Scudéry qui publie Clélie en 1656 et Mme Sand qui publie Lélia en 1833. Paradoxe qui n’est pas seulement chronologique puisque Chateaubriand choisit Lélia pour rendre hommage à George Sand. Or Lélia, écrit en 1833, fut un roman qui fit scandale. Il choqua ses lecteurs du fait de son héroïne indépendante et sensuelle qui, comme G. Sand, était une intellectuelle iconoclaste. Mélange de lyrisme, de chants et de méditations qui exposait des questions dérangeantes sur l’amour, le désir, la sexualité. Ce que Chateaubriand, répétons le, expose ainsi :

L’art vivra sous la plume de l’auteur de « Lélia ». L’insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai, mais Mme Sand fait descendre sur l’abîme son talent, comme j’ai vu la rosée tomber sur la mer Morte. Laissons-la faire provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisirs.
S’agit-il d’un paradoxe gratuit, d’une volonté de choquer ou plutôt d’un refus de s’enfermer dans la pieuse biographie d’un abbé de cour converti en un rigoureux père abbé en quête d’une austère sainteté ? Comme s’il y avait volonté de rendre profane la pieuse biographie de Rancé. Ce faisant, Chateaubriand rassemble, superpose une série de tableautins chronotopiques qui sont et une contextualisation de la vie de Rancé et l’occasion d’intrusion élargie sur la vie de son temps.
Chateaubriand traite, en premier lieu de la saga religieuse de Rancé, en même temps qu’il multiplie les échappatoires pour mieux contextualiser la vie de son personnage.

Veretz
Évoquons d’abord le village de Veretz, résidence de Rancé dans la première partie de sa vie et que Chateaubriand retrace ainsi :
À Veretz et à La Trappe Rancé a laissé ses deux parts : à Veretz, la légèreté, l’irréligion, les mauvaises mœurs, suivies d’une destruction complète ; à La Trappe la gravité, la sainteté, la pénitence, qui ont survécu à tout.
Évidemment Veretz (en Touraine, sur le Cher) est le lieu de vie provincial majeur de l’abbé de cour de Rancé, jusqu’au moment où il décide de se retirer à la Trappe. C’est alors, selon le récit de Chateaubriand qu’il vendit sa vaisselle d’argent ; il en distribua le montant en aumônes se reprochant les retards qu’il avait mis à secourir les nécessiteux. Il avait deux hôtels à Paris, dont l’un s’appelait l’hôtel de Tours : il les donna à l’hôtel-Dieu et à l’Hôpital général par acte passé devant les notaires Lemoine et Thomas. Pour dernier sacrifice il se défit de la terre de Veretz.
Mais Chateaubriand ne s’en tient pas à l’histoire de Veretz au temps de la vie de Rancé, il la proroge d’abord pour évoquer longuement Paul-Louis Courier, pamphlétaire français né à Paris en 1772 et mort assassiné dans la forêt de Veretz en 1825. Il s’explique de cet anachronisme par quelques lignes sibyllines :
Courier, savant helléniste, esprit tumultueux, pamphlétaire à cheval, avait eu le malheur à Florence de tacher d’encre un feuillet de Longus : ensuite l’éditeur d’un passage perdu de Daphnis et Chloé était venu s’ensevelir dans les lieux qu’avait habités l’éditeur d’Anacréon.
Si les arbres sous lesquels fut tué Courier existent encore, qu’est-il resté dans ces ombrages, que reste-t-il de nous partout où nous passons ? Paul-Louis Courier aurait-il cru que l’immortalité pouvait porter la haire et se rencontrer dans les larmes ? Le réformateur de La Trappe a grandi à Veretz ; l’auteur du pamphlet des pamphlets a diminué. La vie dans sa pesanteur descendit sur un esprit qui s’était dressé pour morguer le ciel. Chose remarquable ! Courier, le philosophe, a fait ses adieux au monde par les mêmes paroles que Rancé, le chrétien, avait perdues dans les bois :

Détournez de moi le calice ; la ciguë est amère.

Chateaubriand ne s’en tient pas à l’évocation de Paul louis Courier, il disserte aussi sur le duc d’Aiguilllon :
Veretz, au milieu du dix-huitième siècle, était la possession du duc d’Aiguillon, ministre de Louis XV. Ce ministre de perdition, comme tous les hommes d’alors, y fit imprimer à cinq ou sept exemplaires le « Recueil des pièces choisies », pages obscènes et impies de madame la princesse de Conti. Le château de Veretz fut démoli pendant la révolution, piscine de sang où se lavèrent les immoralités qui avaient souillé la France.
D’évidence, Chateaubriand se laisse entraîner par les résultats d’une investigation dont il est probable qu’elle l’a conduit à Veretz en Touraine sur les lieux mêmes de vie de Rancé, de Courier et du duc d’Aiguillon. Un article, décrivant la commune de Veretz, cite, dans le paragraphe consacré aux personnalités ayant vécu là, Gabrielle d’Estrée, Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, Madame de Sévigné, Paul Louis Courier, le duc d’Aiguillon qui aurait fait imprimer à Veretz, à un très petit nombre d’exemplaires un recueil des pièces les plus libres connues alors.

Et c’est l’un des moments où s’élucide partiellement le mode d’écriture de Chateaubriand. Dans une démarche qui finalement est proche de celle de Walter Benjamin dans ses écrits sur le concept d’histoire (1940), où il affirme que l’histoire s’écrit au présent : l’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. Chateaubriand l’affirme lui aussi, à sa manière après ce passage où, en quelques lignes il décrit la destruction de Port-Royal où, dans la nuit du 27 octobre 1709, d’Argenson investit Port-Royal-des-Champs avec trois cents hommes ; c’était trop pour enlever vingt-deux religieuses âgées et infirmes. Elles furent dispersées en différents lieux ; et l’on refusa quelquefois la sépulture à ces brebis, esseulées du troupeau de la mère Angélique.

Enfin l’ordre de la démolition du couvent arriva le 25 janvier 1710, dix ans après la mort de Rancé. Cet ordre fut exécuté avec fureur. Les cadavres étaient déterrés au bruit de ricaneries obscènes, tandis que dans l’église les chiens se repaissaient de chair décomposée. Les pierres tumulaires furent enlevées ; on a trouvé à Magny celle d’Arnauld d’Andilly. La maison de M. de Sainte-Marthe devint une grange ; les bestiaux paissent sur l’emplacement de l’église de Port-Royal-des-Champs : « La clématite, le lierre et la ronce, dit un voyageur, croissent sur cette masure, et un marsaule élève sa tige au milieu de l’endroit où était le chœur. Le silence est à peine interrompu par le gémissement du ramier solitaire. Ici Sacy venait répéter à Dieu la prière qu’il avait empruntée de Fulgence ; là, Nicole invita Arnauld à déposer la plume ; dans cette allée écartée j’aperçois Pascal qui développe une nouvelle preuve de la divinité du christianisme ; plus loin, avec Tillemont et Lancelot se promènent Racine, La Bruyère, Despréaux, qui sont venus visiter leurs amis. Échos de ces déserts, arbres antiques, que n’avez-vous pu conserver les entretiens de ces hommes célèbres !

Puis, dans un montage contrasté et brutal, Chateaubriand apostrophe ainsi Louis XIV : Louis le Grand, vous avez enseigné à votre peuple les exhumations ; accoutumé à vous obéir, il a suivi vos exemples au moment même où la tête de Marie-Antoinette tombait sur la place révolutionnaire, on brisait à Saint-Denis les cercueils : au bord d’un caveau ouvert, Louis XIV tout noir, que l’on reconnaissait à ses grands traits, attendait sa dernière destruction ; représailles de la justice éternelle ! « Eh bien, peuple royal de fantômes », je me cite (je ne suis plus que le temps), « voudriez-vous revivre au prix d’une couronne ? Le trône vous tente-t-il encore ? Vous secouez vos têtes, et vous vous recouchez lentement dans vos cercueils. »

Car d’une profération aussi forte, aussi poétique, aussi prophétique (je ne suis plus que le temps), il est loisible de découvrir plusieurs interprétations. Mais celle de Roland Barthes qui, dans sa préface à la Vie de Rancé, éditée en 1965 pour la collection 10×18, propose cette affirmation : je ne suis plus que le temps comme synonyme de la vieillesse qui est du temps pur ne convient pas. C’est une hypothèse erronée aux limites du contre sens. Car il est loisible de voir dans cette affirmation : je ne suis plus que le temps, l’expression de la souveraine liberté temporelle d’un auteur qui ne cesse d’user d’incessantes digressions. On ne sait jamais à quel moment Chateaubriand va parler de quelqu’un ; la digression est imprévisible, son rapport au fil du récit est toujours brusque et ténu. (Préface de Barthes.) Et Chateaubriand écrit ainsi une biographie paradoxale, souvent lacunaire, loin du temps réglé de l’historiographie classique, usant de messages en morse, saccadés, déphasés, qui coupent la narration tout à trac comme s’ils étaient captés d’une autre planète (J. Gracq), car, le biographe qui affirme je ne suis plus que le temps se donne toute latitude pour en user comme il lui plaît et faire irruption, par fragments, à sa convenance, de manière anachronique-ce qui est la définition même du montage- dans le temps de l’histoire qu’il raconte et transmuer le passé historique en présent. Il n’use plus seulement d’une parfaite liberté dans les figures de style mais il utilise aussi, l’un des premiers l’art du montage que beaucoup plus tard, Aby Warburg, Walter Benjamin, Eisenstein et bien d’autres utiliseront et théoriserons au début du XXe siècle.

Liberté temporelle et art du montage dont il use encore, en un dernier exemple lorsque évoquant les derniers jours de la vie de Rancé, Chateaubriand évoque sa correspondance :
Il a écrit prodigieusement de lettres… Il s’est formé une solitude dans les épîtres de Rancé comme la solitude dans laquelle il enferma son cœur. Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être rien de plus attachant que les longues correspondances de Voltaire, qui voit passer autour de lui un siècle presque entier… Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes les grandeurs, toutes les célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet d’immortalité, quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV, tomber Louis XV et régner Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France de son temps.
Mais peut-être qu’une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus triste ; car ce ne sont plus les hommes, c’est l’homme que l’on voit.

D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées ; le jour n’y suffit pas : on écrit au coucher du soleil ; on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s’est quitté à l’aube ; à l’aube on épie la première clarté pour écrire ce que l’on croit avoir oublié de dire. Mille serments couvrent le papier, où se reflètent les roses de l’aurore ; mille baisers sont déposés sur les mots qui semblent naître du premier regard du soleil : pas une idée, une image, une rêverie, un accident, une inquiétude qui n’ait sa lettre.
Voici qu’un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d’une femme adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise le soir s’endort sur des fleurs : on s’en aperçoit, et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; quelques-unes ont retardé, mais on en est moins inquiet ; sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à l’absence. Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts ; l’âme y manque : je vous aime n’est plus là qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, le « j’ai l’honneur d’être » de toute lettre d’amour. Peu à peu le style se glace, ou s’irrite, le jour de poste n’est plus impatiemment attendu ; il est redouté ; écrire devient une fatigue. On rougit en pensée des folies que l’on a confiées au papier ; on voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement qui commence ou un vieil attachement qui finit ? N’importe : c’est l’amour qui meurt avant l’objet aimé. On est obligé de reconnaître que les sentiments de l’homme sont exposés à l’effet d’un travail caché ; fièvre du temps qui produit la lassitude, dissipe l’illusion, mine nos passions et change nos cœurs, comme elle change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines ; il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance de nature, et vit de ses principes immortels.

On le voit, Chateaubriand passe, sans solution de continuité de l’observation de la correspondance de Rancé, à celle de Voltaire pour terminer par une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées. Correspondance due à son propre imaginaire, il s’agit, dans ce dernier texte, de magnifier l’évolution, superbement écrite d’une correspondance amoureuse, de l’effervescence initiale à l’apaisement que Barthes nomme dans sa préface les amours qui fanent. Comme un hors sujet qui chante le plaisir de la vie et de la passion amoureuse, bien loin de la triste rigueur des admonestations de Rancé. Et très certainement un enchaînement de séquences épistolaires qui ne doivent rien à la fantaisie mais qui correspondent à un glissement ordonné, comme s’il s’agissait d’un montage de plans où l’auteur traite d’abord des courriers écrits par Rancé qui a écrit prodigieusement de lettres… Mais, déplore-t-il, il s’est formé une solitude dans les épîtres de Rancé comme la solitude dans laquelle il enferma son cœur.
Aussi passe-t-il à la longue et attachante correspondance de Voltaire et qui, placé entre le grand roi et le roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France de son temps. Un art épistolaire qui accompagne et éclaire donc l’histoire du pays de Louis XIV à Louis XVI.
Mais peut-être qu’une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus ; car ce ne sont plus les hommes, c’est l’homme que l’on voit.
Manière élégante d’affirmer sa préférence pour une vie où c’est l’homme que l’on voit, y compris dans sa vie sentimentale. Il s’agit bien là d’un montage littéraire comme le théoriseront bien plus tard W. Benjamin, A. Warburg puis bien d’autres dont Georges Didi-Huberman (in Remontée, Remontage du temps, L’Étincelle, novembre 2007), qui évoque des auteurs qui, dans leur usage du montage, disjoignent des faits habituellement rassemblés et regroupent et rassemblent des phénomènes disparates, voire anachroniques. Ce que montre ce dernier montage littéraire, c’est le refus de la pensée et de la morale rigoriste de Rancé pour affirmer son admiration pour une correspondance quelque peu diplomatique, celle de Voltaire qui échange avec les monarques du despotisme éclairé de l’Europe (Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie) pour, en dernière analyse, montrer sa préférence pour la correspondance amoureuse qui révèle l’humanité dans toute sa complexité.
Manifestement, au fil des pages, Chateaubriand se détache progressivement de la biographie de Rancé pour amplifier la part d’autobiographie mêlée de digressions souvent désinvoltes dont le rapport au sujet du moment reste souvent aléatoire, non sans montrer ses préférences pour une morale et une pratique de vie libérée du carcan d’une rigueur religieuse excessive.
Pour aller sans tergiversations à l’essentiel de la vie monastique de Rancé, celle que Chateaubriand qualifie de région du profond silence, il est judicieux de la présenter sous une froide forme de biographie classique pour la juxtaposer, l’agrémenter, la pimenter, l’enchanter ensuite de fragments d’écriture de la vie de Rancé dus à Chateaubriand.

BRÈVE HISTOIRE DE LA VIE MONASTIQUE DE RANCÉ

L’abbaye Notre-Dame de la Trappe est née au 11e siècle , elle rejoint l’ordre cistercien en 1147. Confrontée, à une baisse de la ferveur monastique aux 16e et 17e siècles, elle fut réformée, en 1660, par l’abbé Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, selon la règle « de la stricte observance », communément appelée « trappiste ». , d’abord abbé mondain et multi commendataire. (Il était abbé commendataire de cinq monastères dont celui de La Trappe.) La commende était l’attribution d’un bénéfice fait par le roi à un clerc ou à un laïc qui touchait les revenus d’une abbaye sans obligation de résidence. De Rancé se convertit, vend ses biens et renonce hormis La Trappe, à ses autres bénéfices ecclésiastiques…
En 1660, il visite La Trappe qui tombe en ruine. Il commence à relever l’abbaye. Aux moines, il donne le choix entre rester et suivre la réforme, ou partir avec une pension. Il fait venir des moines du monastère réformé de Perseigne pour les remplacer. À Perseigne, la réforme de l’Étroite Observance avait déjà commencé : il s’agissait de revenir à la Règle de saint Benoît, celle des fondateurs de Cîteaux, qui incluait notamment l’abstinence de viande (d’où le nom d’« abstinents ») et le travail manuel quotidien.
Pendant la reconstruction de La Trappe, Rancé vit au milieu des moines. Il devient abbé régulier de La Trappe, y réside et devient un des principaux disciple de l’Étroite observance. Il la présente dans l’ouvrage De la sainteté et des devoirs de la vie monastique (1683). Ce travail connaîtra une large diffusion non sans controverses avec d’autres grands Ordres.
Dans sa volonté de réforme, Rancé insistait sur les thèmes du repentir, du renoncement à soi-même, de l’humilité et de l’ascèse ; et sur la remise en valeur du silence, du travail manuel pénible, en particulier dans l’agriculture, et de l’abstinence.
Rancé après avoir été un théologien brillant et admiré, voulut sauver ses moines de l’orgueil intellectuel en refusant toute étude scientifique dans le monastère. Il tomba ainsi dans un anti-intellectualisme qui lui sera reproché, notamment par le bénédictin Mabillon.
La réforme rancéenne connut cependant un grand succès en cette époque où les monastères ne brillaient pas par leur ferveur : La Trappe accueillit des postulants par dizaines et même par centaines… Actuellement encore, l’abbaye Notre-Dame de la Trappe (appelée jusqu’au début du XX e siècle la Grande-Trappe) est un monastère en activité, situé à Soligny-la-Trappe dans le département de l’Orne

LA VIE MONASTIQUE DE RANCÉ CHANTÉE PAR CHATEAUBRIAND

Ici commence la nouvelle vie de Rancé : nous entrons dans la région du profond silence. Rancé rompt avec sa jeunesse, il la chasse et ne la revoit plus. Nous l’avons rencontré dans ses égarements, nous allons le retrouver dans ses austérités.
« Qui me donnera, s’écriait-il, les ailes de la colombe pour fuir la société des hommes ! » Dans mes temps de poésie, j’ai mis moi-même ces paroles de l’Écriture dans un chant de femme (Cymodocée).
L’abbaye n’avait pas changé de lieu : elle était encore, comme au temps de la fondation, dans une vallée. Les collines assemblées autour d’elle la cachaient au reste de la terre. J’ai cru en la voyant, revoir mes bois et mes étangs de Combourg le soir aux clartés alenties du soleil.
Rancé énonce dans le discours qui précède les Constitutions de l’abbaye de la Trappe (Paris 1671) « L’abbaye est sise dans un vallon fort solitaire ; quiconque voudra y demeurer n’y doit apporter que son âme : la chair n’a que faire là-dedans.
On se lèvera à deux heures pour matines ; on fera l’espace d’entre les coups de la cloche fort petit, pour ôter lieu à la paresse. On gardera une grande modestie dans l’église, on fera tous ensemble les inclinations du corps et les génuflexions. On sera découvert depuis le commencement de matines jusqu’au premier psaume.
On ne tournera jamais la tête dans le dortoir et l’on marchera avec gravité. On n’entrera jamais dans les cellules les uns des autres. On couchera sur une paillasse piquée, qui ait tout au plus un demi pied d’épaisseur. Le traversin sera de paille longue ; le bois de lit sera fait d’ais sur des tréteaux. » « C’est dans l’obscurité de leurs cellules, dit M. Charles Nodier dans ses Méditations du Cloître, que Rancé cacha ses regrets et que cet esprit ingénieux, qui avait deviné à neuf ans les beautés d’Anacréon, embrassa à l’âge du plaisir des austérités dont notre faiblesse s’étonne. »
À l’infirmerie le malade ne se plaindra jamais : un malade ne doit avoir devant les yeux que l’image de la mort ; il ne doit rien tant appréhender que de vivre. »
En 1672, on rétablit à La Trappe l’ancienne manière de jeûner le carême, de ne faire qu’un seul repas et de ne manger qu’à quatre heures du soir.
La plupart des repentants du XVIe siècle et du commencement du XVIIe avaient été des bandits; ils ne se transformèrent pas, comme les massacreurs de septembre, en marchands de pommes cuites, et ne vendaient point de leurs mains souillées de meurtre, des fruits aux petits enfants. Ces meurtriers étaient des déserteurs des armées du temps, des routiers, des condottieri, des ruffiens. Somme toute, des capitaines, tels que Montluc et le baron des Adrets, qui faisaient sauter des prisonniers du haut des remparts, instruisaient leurs fils à se laver les bras dans le sang, accrochaient leurs prisonniers aux arbres. Valaient-ils mieux que leurs soldats ? Les illustres égorgeurs qui se retirèrent à Port-Royal et à La Trappe n’étaient-ils pas les dignes appelés à la retraite vengeresse qui les devait dévorer ! Un monde si plein de crimes se remplit de pénitents comme au temps de la Thébaïde.
Rancé avait transporté avec lui au désert le passé et y attira le présent et l’avenir.
Bossuet, camarade de collège de Rancé, visita son condisciple ; il se leva sur La Trappe comme le soleil sur une forêt sauvage. L’aigle de Meaux se transporta huit fois à cette aire… Bossuet trouvait un charme dans la manière dont les compagnons de Rancé célébraient l’Office divin. « À La Trappe il me semblait en effet pendant ces silences, ouïr passer le monde avec le souffle du vent »…
J’ai osé profaner, avec les pas qui me servirent à rêver « René », la digue où Bossuet et Rancé s’entretenaient des choses divines. Sur la levée dépouillée je croyais voir se dessiner les ombres jumelles du plus grand des orateurs et du premier des nouveaux solitaires.
Rancé s’était résolu à ne composer aucun ouvrage qui rappelât son existence. Comme il faisait souvent des conférences à ses frères à la prière d’un religieux malade qui le conjurait de rassembler ces discours. Ainsi se trouva formé peu à peu le traité qu’il intitula De la sainteté et des devoirs de la vie monastique. Tel est ce traité De la sainteté et des devoirs de la vie monastique ; on y entend les accents pleins et majestueux de l’orgue. On se promène à travers une basilique dont les rosaces éclatent des rayons du soleil.
L’édit de Nantes fut révoqué en 1685 au mois d’août ; les cent cinquante-huit articles avaient été successivement cancellés par des lois. À ce propos, l’abbé de Rancé écrivait : « C’est un prodige que le roi à fait contre l’extirpation de l’hérésie. Il fallait pour cela une puissance et un zèle qui ne fût pas moins grand que le sien. Le temple de Charenton détruit, et nul exercice de religion dans le royaume, c’est une espèce de miracle que nous n’eussions pas cru voir de nos jours.
Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez lui est une haine passionnée de la vie… Il enseigne aux hommes une brutalité de conduite à garder envers les hommes ; nulle pitié de leurs maux.
« Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour les croix, vous y êtes attachés, vous n’en descendrez pas ; allez à la mort »… Rien de plus désespérant que cette doctrine, mélange de stoïcisme et de fatalité… On sent comment Rancé vit mourir tant de ses frères sans être ému, comment il regardait le moindre soulagement offert aux souffrances comme une insigne faiblesse et presque comme un crime… Rancé serait un homme à chasser de l’espèce humaine s’il n’avait partagé et surpassé les rigueurs qu’il imposait aux autres…

CONCLUSION

Quoi qu’il soit dit sur les bégaiements, les hiatus, les approximations, les digressions récurrentes du discours littéraire dont use Chateaubriand dans La vie de Rancé, chacun peut apprécier dans le même temps la fluidité percutante, brûlante du style dans une économie de mots qui surgit dès la première ligne du livre troisième :

Ici commence la nouvelle vie de Rancé : nous entrons dans la région du profond silence. Rancé rompt avec sa jeunesse, il la chasse et ne la revoit plus. Nous l’avons rencontré dans ses égarements, nous allons le retrouver dans ses austérités.

Ou encore : Rancé avait transporté avec lui au désert le passé, et y attira le présent et l’avenir.
Au risque toutefois de forcer son style voire de l’ampouler : « Qui me donnera, s’écriait-il, les ailes de la colombe pour fuir la société des hommes ! ou de frôler la banalité sinon l’hyperbole : Bossuet, camarade de collège de Rancé, visita son condisciple ; il se leva sur La Trappe comme le soleil sur une forêt sauvage. L’aigle de Meaux se transporta huit fois à cette aire.
Mais, au fil des pages, le jugement de Chateaubriand s’affermit et ses derniers jugements sur Rancé tombent comme un couperet en une condamnation sans équivoque :
Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez lui est une haine passionnée de la vie… Il enseigne aux hommes une brutalité de conduite à garder envers les hommes ; nulle pitié de leurs maux.

« Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour les croix, vous y êtes attachés, vous n’en descendrez pas, allez à la mort »… Rien de plus désespérant que cette doctrine, mélange de stoïcisme et de fatalité… On sent comment Rancé vit mourir tant de ses frères sans être ému, comment il regardait le moindre soulagement offert aux souffrances comme une insigne faiblesse et presque comme un crime… Rancé serait un homme à chasser de l’espèce humaine s’il n’avait partagé et surpassé les rigueurs qu’il imposait aux autres…
Mais, par-delà le jugement de Chateaubriand sur Rancé qui, au vu de l’histoire importe peu. (Qui s’inquiète encore, de nos jours de la vie de Rancé ?), sinon par le destin littéraire forgé par Chateaubriand qui, par juxtaposition inattendue d’images visuelles ou littéraires, provoque une suite de secousses. Ce qui nous importe, ce sont bien les techniques littéraires qui donnent lumière et vivacité à ce texte. Et, pour reprendre les théoriciens du montage : « Le montage, c’est ce qui fait « voir » ». Ce qui crée un choc qui éveille et attise l’attention jusqu’à provoquer de nouvelles interprétations. Modernité stylistique de Chateaubriand, à propos du montage, dans la vie de Rancé, dont il faudra attendre le début du XXe siècle pour en voir énoncer la théorisation.

1 COMMENTAIRE

  1. AH LE BEAU BLEU DE DEBRE !
    Quelques coups de cœur mais aussi déceptions pour cette vente…Oublions tout de suite le Maximilien Luce. Je ne partage en effet pas le goût pour le rose de certains. Heureusement que notre cher Lucien Simon est toujours là avec sa verve communicative et ses dessins consistants. J’adore cet artiste breton ainsi que Henri Rivière dont les dessins méritent d’être connus ! Ne pas se fier à son apparente sagesse, cet artiste est élégant, toujours zen et ne déçoit jamais. Bien sûr on peut aussi compter sur le talent plus moderne d’Olivier Debré dont l’œuvre exposée est particulièrement belle. Ici, le bleu est indéniablement magnifique, et le prix de vente amplement justifié. Le sculpteur Manoli est touchant avec ses sculptures qui mêlent heureusement un art brut et une stylisation qui en rappelle d’autres. certaines œuvres plus modestes ont attiré mon attention, comme « l’enfant prodigue » de Michel Ciry, qui, avec ses airs de primitif moderne, m’a émue, ainsi qu’un charmant tableau anonyme « Sur la terrasse » lequel pour moi a quelque chose d’un Manet à ses débuts. Il n’est parti qu’à 600 euros, tel est le sort malheureux, hélas, des artistes anonymes, mais qui aussi font, toutefois le bonheur de modestes collectionneurs comme moi.

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