Dans La Cache (prix Femina 2015), le primo romancier Christophe Boltanski, par ailleurs journaliste et grand reporter à Libération et à L’Obs, nous faisait découvrir le terreau familial où il avait grandi. Nous y faisions la connaissance de Myriam, « Grand-Maman », femme autoritaire et claudicante, frappée de poliomyélite, Etienne le médecin, son mélancolique époux, Jean-Elie, Anne et Luc, oncle, tante et père de l’écrivain. Pas ou peu de traces maternelles en revanche. Le Guetteur, deuxième opus de Christophe Boltanski, est, lui, tout entier et exclusivement dévolu à la figure de sa mère, Françoise L., comme un second tome venant achever le livre initial.

BOLTANSKI LE GUETTEUR

Le Guetteur tient son titre d’un poème d’Apollinaire que Françoise L. avait noté sur la page de garde d’un manuscrit de roman trouvé après sa mort par ses enfants dans la confusion des dossiers d’un appartement en désordre. Plus exactement un brouillon de roman, commencé par cette femme grande lectrice de la « gallimardienne » et fameuse Série noire. Elle avait intitulé son ébauche de roman La nuit du guetteur, ouvert avec ces mots d’Apollinaire placé en exergue:

Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ? Comme un guetteur mélancolique….

Christophe Boltanski connaissait bien peu ou bien mal sa propre mère, une femme affaiblie par la maladie dans ses toutes dernières années d’existence, vivant recluse, noyée dans un persistant nuage tabagique, dormant sur un matelas posé à même le sol d’un appartement devenu capharnaüm, une femme qui s’était volontairement « retirée du monde. Emmurée. Cadenassée. Elle l’avait probablement toujours été : femme discrète, sur le qui-vive, mère aimante à sa manière, mais fermée à l’enfant que j’avais été » avoue le romancier.

Il va vouloir retrouver la figure de cette femme restée pour lui un mystère : « J’aurais pu l’interroger, lui arracher des confidences. Pendant longtemps je n’ai pas osé. Elle se tenait sur ses gardes. Tout ce qu’elle pouvait dire risquait de se retourner contre elle. Ce passé demeurait enfoui à l’intérieur de son corps, pareil à une masse qui à la fois l’écrasait et lui donnait une assise. Sans ce poids mort, elle aurait perdu l’équilibre ».

En remontant dans les années 50 et 60, témoignages à l’appui du psychiatre de sa mère, d’un détective privé qui travailla pour elle, et d’un père délibérément discret sur son épouse, Christophe découvre, en scrupuleux et rigoureux journaliste qu’il ne cesse d’être, la vie d’une femme aussi révoltée que secrète, partisane engagée du côté du FLN sous le pseudonyme de Sophie, abritant chez elle des Algériens militants de l’Indépendance, comme celui-là qui se cache avec elle en ce fameux soir d’octobre 61 où la police française commet au cœur de la capitale un véritable pogrom « devant des badauds, sous leur nez ». Ou comme ce haut responsable du FLN activement recherché, un certain « Le Noir », nom masqué de Madjoub Benzerfa, qui se cachait chez « Sophie » et « utilisait son deux-pièces comme un bureau. Quelques mois. Jusqu’à son arrestation par la police ». Voilà qui fut sans doute « le fait le plus marquant, le plus romanesque de son existence », mais dont elle ne voudra plus jamais parler, même un demi-siècle après. Son mari, père de Christophe, était lui-même peu bavard sur le sujet, effrayé rétrospectivement par le danger auquel elle s’était alors exposée. Une réticence que partageaient bien d’autres compagnons de route de Françoise.

Plus tard, beaucoup plus tard, la révolte toujours chevillée au corps, dans cet étrange et permanent « besoin désespéré d’imprudence » note Christian, elle s’engagera dans des actions solidaires et caritatives dans « une kyrielles d’associations à but politiques ou humanitaires », le « DAL », « AC ! », « Ras l’Front » et tutti quanti.
Au fil des années, Françoise s’enfermera dans une mélancolie qui ne l’aura jamais quittée et ne fera que croître, dans un isolement social et psychologique accentué par le cancer qui la ronge, et un délire de persécution proche de la folie qui la poussera même, dans son extravagance, à engager un détective pour guetter un voisin intrusif, pur effet d’une imagination sans bornes et hallucinée.

Mais ici, dans ce très émouvant récit, c’est son fils Christophe lui-même qui est le guetteur, celui qui cherche et enquête, détective de sa propre histoire familiale, romancier dessinant la figure d’une poignante et mystérieuse héroïne, sa propre mère, digne des romans noirs que cette femme se plaisait à lire ou imaginer, ces livres qui visent

moins à résoudre une énigme qu’à montrer la noirceur de la société.

Le Guetteur par Christophe Boltanski. Editions Stock. collection La Bleue. 288 pages. 22 août 2018. 19 €.

Christophe Bolanski sera à Rennes le 21 novembre 2018.

le guetteur mélancolique

«O mon cœur j’ai connu la triste et belle joie
D’être trahi d’amour et de l’aimer encore
O mon cœur mon orgueil je sais je suis le roi
Le roi que n’aime point la belle aux cheveux d’or

Rien n’a dit ma douleur à la belle qui dort
Pour moi je me sens fort mais j’ai pitié de toi
O mon cœur étonné triste jusqu’à la mort
J’ai promené ma rage en les soirs blancs et froids

Je suis un roi qui n’est pas sûr d’avoir du pain
Sans pleurer j’ai vu fuir mes rêves en déroute
Mes rêves aux yeux doux au visage poupin

Pour consoler ma gloire un vent a dit Écoute
Élève-toi toujours Ils te montrent la route
Les squelettes de doigts terminant les sapins»

(in Stavelot, 1899).

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