Le Monarque des Ombres : en refusant d’écrire la vie d’un jeune phalangiste de sa famille, mort en héros, Javier Cercas poursuit sa quête de compréhension de la guerre civile espagnole. Un récit exceptionnel qui nous interroge sur les prétendues certitudes de l’Histoire et le fondement de nos jugements moraux. Remarquable.

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C’est un portrait. Une vieille photo usée par le temps. Les bords sont écorchés. La photo a été prise dans un studio de Saragosse entre le printemps et le début de l’été 1938. L’homme a 19 ans environ. « C’est un corps d’enfant dans un costume d’homme ». Ce costume c’est celui des tirailleurs d’Ifni, unité militaire engagée aux côtés de Franco contre la République espagnole. L’homme, ou plutôt, le jeune homme, est l’oncle de la mère de Javier Cercas. Il s’appelle Manuel Mena. Il va mourir au combat le 21 septembre 1938 sous les balles républicaines et devenir un héros familial.

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Et Javier Cercas, l’auteur notamment des Soldats de Salamine et de L’anatomie d’un instant, écrivain d’une œuvre mondialement connue pour vouloir soulever la chape de plomb imposée par 40 années de franquisme, hanté par ce portrait, objet d’un culte familial que l’auteur juge honteux, Cercas refuse pendant des années d’écrire l’histoire de Manuel Mena. Ce jeune parent est «

devenu le parfait symbole funèbre et violent de toutes les erreurs et les responsabilités et la culpabilité et la honte et la misère et la mort les défaites et l’horreur et la saleté et les larmes et le sacrifice et la passion le déshonneur de mes ancêtres.

Ces tares, qui reviendront comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage, l’écrivain catalan ne veut pas les affronter. Elles sont le miroir des erreurs et des mauvais choix de sa famille.

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Three Lions/Getty Images. 1936. Guerre civile espagnole

Mais ce portrait demeure sur son bureau des années durant. Alors, celui qui se définit comme écrivain et non comme un « littérateur » va, poursuivi par ce regard figé, dans lequel il voit le néant « et que le néant que j’y vois n’est autre que moi même », enquêter au fil des années, par touches successives, par rencontres avec quelques rares témoins survivants, et tenter de découvrir les motivations d’un adolescent, parti pour faire la guerre et tuer des compatriotes.

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Photo Santo Yubero 1936. Guerre civile espagnole

La photo réaliste, dont on croit pouvoir deviner les secrets tant l’habit, le regard et l’attitude disent de choses, va peu à peu s’estomper sous les récits vérifiés de l’histoire. L’ardent milicien adulé par la famille comme un Achille de l’Iliade, mort d’une mort glorieuse, a peut-être été tué comme un Achille de l’Odyssée

Monarque des ombres en train de maudire sa condition de roi des morts dans la mort au lieu d’être le serf des serfs dans la vie.

L’histoire nous apprend en effet que Manuel Mena a eu politiquement tort. Les exactions et la dictature franquiste l’attestent. Et même l’étude du village du jeune phalangiste démontre comment les pauvres se liguèrent contre les plus pauvres, contre ceux ceux qui ne possédaient rien, voulant se préserver de ceux qui avaient encore moins. Un tour de passe-passe idéologique que l’écrivaine Toni Morrison décrit de la même manière pour expliquer le racisme anti noir généré par les riches blancs pour diviser tous les pauvres. Politiquement, Mamuel Mena s’est trompé et a eu tort. Mais moralement ? Sans jamais remplir les blancs des témoignages ou des écrits, voulant « céder la parole au silence » quand il ne sait pas, Javier Cercas, au fil de ses découvertes va envisager le regard du jeune homme photographié sous un autre angle. Dans le labo de l’Histoire nationale et familiale, l’image va se craqueler sous l’effet d’un nouveau révélateur et les certitudes de Javier Cercas vont vaciller.

Mobile Javier Cercas
Javier Cercas

Le récit devient alors une formidable réflexion, sur notre capacité à juger des femmes et des hommes, à l’aune de nos références historiques et morales d’aujourd’hui. En refusant d’écrire ce récit, et en motivant sans cesse son refus, Javier Cercas l’écrit finalement avec une force insoupçonnée, révélant toute la complexité réelle d’un mythe familial, d’un mythe national, porteurs de voiles bien plus épais qu’il n’y paraît. Il évite ainsi le risque du réquisitoire ou du plaidoyer, deux techniques bien trop réductrices, pour essayer de saisir et de comprendre :

Savoir, ne pas juger, comprendre. C’est à ça qu’on s’emploie nous, les écrivains.

La photo, pourtant nette et parlante, fait l’objet de retouches. Ce n’est pas un autre Manuel Mena qui apparaît, mais derrière le glaçage du papier, sous le vernis, nous percevons mieux ce regard, qui n’exprime plus le néant. Alors Javier Cercas se découvre aussi mieux. Il comprend finalement que l’histoire de nos ancêtres nous constitue comme nous constituons l’histoire de nos descendants. En cela le récit, non écrit, et pourtant existant de Manuel Mena est aussi un peu le nôtre. Il peut nous alléger du poids de la honte de notre passé, même ignoré.

Le monarque des ombres un roman de Javier Cercas. Éditions Actes Sud. Août 2018. 320 pages. 22,50€. ISBN : 978 2 330 10919 6.

Traduit de l’espagnol par : Aleksandar GRUJICIC, Karine LOUESDON.

https://www.youtube.com/watch?v=9rX6PuHpRvE

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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