Dans Retour à l’Eden, Paco Roca rend un magnifique hommage à sa mère, née dans le dénuement et à la vie bouleversée par le régime franquiste. Un récit émouvant pour toutes les femmes victimes du machisme d’un régime, d’une époque et un magnifique portrait de mère paru en traduction aux éditions Delcourt.

C’est un petit format qui appelle à l’intime. On n’expose pas sa vie de famille sur des doubles pages. On la raconte dans des carnets, de ceux que l’on glisse facilement dans son sac, ceux qui racontent le temps qui passe, qui figent les moments des existences. L’objet nous ramène directement au précédent ouvrage, identique à la forme, du dessinateur espagnol, La Maison [Éditions Delcourt, 2016, 2015 pour la publication originale, ndlr]. Dans cet ouvrage, Paco Roca évoquait la vie de son père en racontant comment après le décès de celui-ci, lorsqu’il fallut déménager sa maison, chaque vieillerie à jeter le replongeait dans son enfance. Cette fois-ci, c’est à la mémoire de sa mère Antonia, et de sa grand-mère Carmen que l’auteur rend hommage. Une photo, a priori banale, saisie il y a soixante-quinze ans, et à laquelle Antonia attache une importance irrationnelle sera le point de départ de ce retour dans le temps.

Sur cette photo, une des trois seules conservées de l’histoire de cette famille, on y voit assise une vieille dame en noir, assise, fatiguée, triste. C’est Carmen, la grand-mère, elle va mourir dans un an. À ses côtés quatre jeunes, deux garçons et deux filles. Une des deux, la plus jeune, est Antonia. La famille n’est pas au complet. « Alors pourquoi se faire photographier à ce moment précis ? » demande Paco Roca. Pourquoi retenir comme souvenir essentiel un moment où manque notamment le père ? Ce père, Vicente, dont on apprend simplement en bas d’une page, en petit caractère « qu’il est une brute ». On peut penser que la photo, précieusement gardée sur la table pendant toute une existence, montre les vrais membres de la famille, ceux qui comptent pour Antonia en écartant aussi Pipo, le grand frère inconséquent et immature. Paco Roca dit alors les silences de la photo, se glisse dans les interstices d’existences plus ou moins cachées.

En détaillant la vie de chacun, le fils d’Antonia dévoile les secrets qui fondent une histoire familiale, les préférences, les rancœurs, les exclusions, les jalousies. Il montre aussi, avec violence, le statut de la femme sous le régime franquiste, ce régime qui désigne les pauvres comme fainéants, les riches comme courageux et, s’appuyant sur une église catholique haineuse et de combat, demande à chacun et chacune de rester à sa place sociale, celle que le Christ a attribuée à la naissance. La nostalgie et la douceur de La Maison laissent place ici à un livre plus combatif, plus politique, remettant en cause le régime du Caudillo et l’un de ses fondements essentiels : le rôle social attribué à la femme.

Deux lieux symbolisent l’univers féminin imposé. Le premier, c’est le toit-terrasse de la maison où la mère d’Antonia lui décrit les principes de vie d’une femme et d’une bonne épouse. « Une femme doit travailler pour aider sa famille. Mais seulement jusqu’au mariage. Ensuite, son rôle est de s’occuper de son mari ». Second lieu, séparé des hommes, Antonia doit se rendre à l’église pour écouter le prêtre, relais du régime franquiste qui appelle à lutter contre les « rouges ». Heureusement, un troisième lieu, de liberté celui-ci, ouvre les yeux et l’imaginaire : le cinéma, qui offre une autre réalité que celle de la vie quotidienne.

On ne saurait décrire l’œuvre de Paco Roca sans évoquer sa capacité à dire, par le dessin, l’indicible, à rendre palpables les choses les plus extraordinaires de l’existence comme le bonheur, la souffrance et la mort, moment extraordinaire, car unique. La poésie peut prendre alors la forme d’une montgolfière, d’un navigateur attrapant les nuages avant peut être de saisir la vie d’Antonia et de la transporter dans cet Eden fantasmé. Le dessin devient magique et poétique sous la tonalité en douceur de pages monochromes qui restituent le temps passé.

paco roca eden

Par une coïncidence étonnante, a été publié cette année Le livre de Neige, un roman de Olivier Liron [Gallimard, 2022] qui raconte la vie de sa mère née et élevée sous la dictature franquiste. Un complément de lecture très utile qui recoupe à de nombreuses reprises la BD de Paco Roca et montre le chemin parcouru par la condition féminine. Mais aussi deux portraits de femmes particulièrement attachantes. Deux mères aimantes.

Retour à l’Eden de Paco Roca, Éditions Delcourt, octobre 2022. 184 pages. 22,95 €.

Lire un extrait

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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