amarcord fellini

Amarcord est un des chefs-d’œuvre réalisé par l’Italien Federico Fellini en 1973. Dans un livre publié aux éditions Gremese, Caroline Masoch et Jean-Max Méjean proposent une analyse du film qui revient sur son enfance, la poésie et le fascisme

Comment ne pas se souvenir de Federico Fellini, né en 1920 à Rimini, dans la province d’Émilie-Romagne, au nord de la botte italienne ? Une ville qu’il a rendue encore plus célèbre, en conservant, ici et là, son parler local, ce qui nous rappelle que l’Italie, telle que nous la connaissons, n’a réuni ses diverses provinces et ses parlers pluriels qu’il y a à peine un siècle et demi, ce pourquoi un Erri de Luca, s’il écrit en italien, parle dans son cœur en napolitain, et Roberto Alagna, grand ténor verdien, aime tant chanter en sicilien ; et donc Federico Fellini parlait le romagnol. Et c’est en romagnol qu’il intitule, en 1973, son film le plus personnel et pleinement riminien, Amarcord. Un titre qui, en s’éclairant, va inspirer, cinq ans plus tard Georges Pérec, lui-même obsédé par son enfance — W ou le souvenir d’enfance (1975) — qui publie son Je me souviens (1978), par la suite longuement glosé ou imité. Amacord, en romagnol, n’est pas sans rappeler, dans sa prononciation, le catalan em recordo, signifiant pareillement « je me souviens ». Alors, nous suivons Federico à la trace, dans sa mémoire des ruelles de Rimini, de son histoire et notamment l’époque mussolinienne, dans l’afflux des fantasmes aussi, toutes ces images fortes et truculentes qu’on retrouve d’un film à l’autre.

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Les éditions Gremese, qui font tant pour le cinéma, ayant publié une bonne centaine de titres qui nous disent Tout sur… Pasolini, Clint Eastwood, Preminger ou Polanski (ouvrage collectif coordonné par Jean-Max Méjean, en 2021), autant que sur Sophia Loren et Liz Taylor, ou sur « Les meilleurs films de notre vie » (collection dirigée par Enrico Giacovelli), nous donnent aujourd’hui un remarquable récit-analyse d’Amarcord, par la grâce de Caroline Masoch et Jean-Max Méjean. En nous annonçant pour les prochains mois une somme anthologique sur le cinéma et l’opéra, tous deux mariés comme, justement, dans E la nave va… de Fellini (son testament et son adieu à l’écran). Jean-Max Méjean, associé à Dominique Delouche, glorieux assistant de Fellini pour Il bidone, Les nuits de Cabiria et La dolce vita, et à Zoé Valdés — la grande romancière franco-cubaine siégea, aussi, au festival de Cannes —, avait antérieurement publié un Giulietta Masina, la muse de Fellini (La Tour Verte, 2013) et nous revoilà, lui nous tenant la main, en terre familière et romagnole.

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Cet ouvrage nous livre tous les secrets de ce film emblématique de Fellini, celui où il replonge dans sa ville natale et va puiser à son enfance cet émerveillement qu’il transfigurera en images avec une « incommensurable mélancolie ». Les auteurs nous donnent le « récit du film », séquence par séquence en commençant par le générique, rythmé par le féérique et fidèle Nino Rota, et jusqu’au clap de fin. Et l’on revit ligne à ligne, image par image à grand renfort de photogrammes, le déroulement d’un film qui s’ouvre et se referme sur l’envol de ce pollen évanescent que l’on appelle en romagnol des manine. Le vent souffle et soulève le drap blanc sur une terrasse. Ce drap qui, naguère, dans quelque salle de projection improvisée d’un quelconque village — Roger Grenier nous en dit tout dans son œuvre maîtresse, Ciné-roman, paru l’année même où Fellini montait son Amarcord —, tenait lieu d’écran.

Le rideau se soulève sur ce bourg que le fantasme voilera tantôt de brume, tantôt de neige, d’où surgira toujours le fantasme absolu pour cet adolescent que fut le cinéaste riminien, et qu’il n’a jamais cessé d’être : la femme. En ses divers appas, en son multiple visage, en sa permanente séduction. Même si, maîtresse d’école, elle ressemble davantage à quelque kapo de camp de concentration, mais avec belle poitrine, tout de même. Des seins, en veux-tu en voilà, etl’enfant, fasciné entend se pencher sur l’abîme : ce sera la fameuse séquence de la tabacaia, la marchande de tabac, irréelle tant elle est plantureuse, qui, abaissant le rideau de fer, tandis que l’adolescent boutonneux veut s’approcher du mystère et fait croire à cette mastodonte qu’il est capable de la soulever, finit le visage perdu entre deux immenses mamelles. Obsession majeure du cinéaste qui nous avait donné, dans Boccaccio 70, ce sketch où Anita Ekberg, l’inoubliable vedette de La dolce vita, pose sur l’immense affiche vantant les bienfaits du lait : Bevete più latte ; ce slogan, mis en chanson, servira longtemps de jingle sur France-Musique à l’une des meilleures émissions de Lionel Esparza. La langue catalane, si proche du romagnol, ramène l’inspiration des grands peintres du réel à ce seul axiome : Cul i pit. Et Fellini fait la part belle aux deux attributs, s’étant adjoint pour ce film, à défaut de Sandra Milo, autre égérie du cinéaste, la belle et touchante Magali Noël, connue comme interprète de quelque chanson érotique de Boris Vian (« Fais-moi mal, Johnny Johnny ») et séduisante mousmé de La dolce vita, du Satyricon et ici, pin up de province qui, offrant ses charmes à un prince des Mille et une nuits, s’écrie, nue sous les draps du Grand Hôtel, mais coiffée d’un irrésistible béret rouge : Gradisca, autrement dit : « Veuillez agréer… ». Et avec quel agrément ! La caméra s’attardera longtemps sur cette emblématique croupe sertie de blanc dans une héroïque bataille de boules de neige dont elle est l’unique cible — el blanco, dit justement l’espagnol. Et ce sera son surnom, sur lequel conflueront toutes les velléités juvéniles et les espoirs de l’assouvissement. Mais la femme, comme le plaisir inapaisé, comme le bonheur inaccompli, restera inaccessible.

Dante accédera-t-il jamais à Béatrice ? Celle qui rêvait d’épouser Gary Cooper, convolera au dernier acte avec un piètre carabinier : les larmes de la promise seront non pas celles, apparentes, de la joie d’avoir touché au but, pour médiocre qu’il soit, mais bien celles du paradis perdu. Entre rires et larmes et tant de mains secouées, c’est le départ définitif, c’est le terme, la fin des illusions. Fellini ne nous fait tant rire que pour nous faire pleurer, et nul n’a pu voir La Strada sans se brûler les yeux. Et Cabiria fut si émouvante que le festival de Cannes accorda à Giulietta Masima le prix d’interprétation en noyant ses mains de toutes les larmes du jury. Les films de Federico Fellini constituent la meilleure réserve de mélancolie et de regret des bonheurs qui, finalement, volent au vent des manine à la chute du rideau.

fellini amarcord
Fedrico Fellini

Auparavant, nous aurons assisté à la grotesque arrivée des autorités fascistes — scène aussi caricaturale que le défilé de mode ecclésiastique dans Fellini-Roma — , à l’élévation carnavalesque du visage globulaire et tremblotant du Duce (célébré, quoiqu’en dégradé, dans Les Porteurs de rêve, dont nous régala en 2013 le Mucem de Marseille, aux côtés des figures plus authentiques et émerveillantes de Lorca, Cavafis ou Darwish) : le fascisme fut un cauchemar, et l’une des scènes les plus criantes du film est le supplice à l’huile de ricin administrée au père du narrateur, que son épouse désembrène dans un grand baquet où le dos poilu de la victime semble garder trace de
toute cette fiente qui faisait s’écrier au critique Jean-Louis Bory : « Cendres et merde : c’était annoncer Mussolini ». Assiste-t-on à la grande parade fasciste sur la place du bourg ? voilà qu’au clocher un plaisantin rebelle a installé un électrophone qui diffuse, en même temps, l’Internationale : dérisoire fusillade du clocher, le porte-voix tombe en miettes ! Reste l’irréelle et somptueuse beauté du plus beau paquebot du monde, le Rex, orgueil du régime que les bombes de Churchill couleront en 1944 dans le port de Trieste ; Fellini, magicien du truquage le fait sortir de l’ombre, la coque constellée de lumières, au large de la côte où tout le bourg s’est réuni, mais pour quel émerveillement ?

Le paquebot glisse dédaigneusement dans la nuit en éclaboussant les frêles esquifs des curieux naviguant trop près et que les vagues du sillage manquent de faire chavirer. Mais oui, nous chavirons tout du long, mi-hébétés, mi-ahuris, en nous disant que le metteur en scène qui fait manger son chapeau au personnage du père n’en finit pas de sortir du fond du sien fanfreluches et falbalas, et tous ces merveilleux nuages.

1973-2023 : nous revoyons, cinquante ans après, ce film qui est, probablement, le plus personnel de Federico Fellini. Et par la grâce de ces quatre auteurs, critiques avertis et collaborateurs heureux du grand cinéaste.

Caroline Masoch & Jean-Max Méjean, Amarcord de Federico Fellini, Préface de Dominique Delouche, Postface de Gérald Morin, éditions Gremese,144 p., 21 €. Parution : 29 juin 2023

Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Merci Albert Bensoussan de nous faire revivre la splendeur de ce chef-d’oeuvre comme on n’en fait plus! Combien de réalisateurs aujourd’hui peuvent se mesurer avec Fellini? Avait-on plus de talent autrefois? On en arrive à se le demander…

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