Dans son sixième livre, Clara Dupont-Monod, journaliste et écrivain, déploie un récit médiéval. Le Roi disait que j’étais diable met en scène la complexité d’une femme en lutte. En lutte avec le monde, mais, finalement, en lutte avec elle-même. Une étrange combinaison de dureté et de fragilité sert ses desseins… Portait de celle que l’on a décrite féministe avant l’heure, mais aussi sorcière en outre d’être conquérante : Aliénor d’Aquitaine.

 

Éléonore de Guyenne est née vers 1123 et meurt en 1204 à Poitiers. Duchesse d’Aquitaine, elle épouse successivement le roi de France Louis VII, à qui elle donne deux filles, puis Henri Plantagenêt, le futur roi d’Angleterre Henri II, renversant ainsi le rapport de forces en apportant dans l’escarcelle du mariage les terres de son vaste duché.

Clara Dupond-MonodAliénor d’Aquitaine devint reine de France en épousant Louis VII à 14 ans, en 1137. Les premières années passées auprès de son roi vont se révéler chaotiques. Ambitieuse, libre d’esprit et déterminée, elle rêve de gloire et de domination. Louis VII, homme destiné à la prêtrise, succéda à son frère aîné Philippe mort prématurément. Louis favorise la diplomatie à la lutte, il rêve d’apaisement et de sérénité, deux destins croisés qui s’ignorent.

Aliénor déplaît fortement à la cour. Elle est critiquée pour son indécence, ses goûts luxueux, et sa passion pour les poètes courtois en langue d’oc. On la décrit comme étant une femme infidèle et assoiffée de gloire, redoutable, dévorée d’une ambition servie par une indomptable volonté.

« Tu parlais comme un chef militaire. À ma grande surprise, Thibaut et Raoul acquiesçaient sagement. Même l’abbé Suger semblait abasourdi. Je t’ai observée mieux. D’où venait cette prestance ? Mais aussi ce besoin de te faire respecter ? »

Quant à Louis VII, il se contente de la nature et de ces bienfaits, fasciné et dévoué, il s’inscrit dans un registre plutôt timide et amoureux.

« J’ai baissé la pointe de mon épée vers toi. J’ai mis mon âme dans ce geste. Avec l’épée s’inclinait ma vie. J’acceptais. J’étais à toi. Mes mains tremblaient. On ne fait pas le don de soi sans trembler. »

Aliénor l’insatiable ne cesse de provoquer son époux, de l’ignorer, de le manipuler à sa guise aux yeux de la cour et au-delà des contrées. Elle marque au fer rouge sa détermination à régner dès le commencement.

« La joie est stupide. Elle s’offre facilement. C’est l’émotion la plus reconnaissable, donc la moins perfide. Elle fendille les visages avec la stupeur un peu niaise de se découvrir léger. Rien n’est plus angoissant qu’un être joyeux. Comment peut-il ignorer la faim et les menaces ? La joie produit de mauvais combattants. Je lui préfère la colère, c’est une autre histoire. Elle fait bouillir le sang. Elle est la forme de la vie, sa première vocifération. Elle peut trahir. J’aime la colère parce qu’elle a toujours quelque chose à révéler. »

Clara Dupond-Monod
Clara Dupond-Monod

Aliénor la conquérante dresse le tableau d’une vie impossible, Louis VII voit son existence se flétrir : choisissant finalement la défaite de l’âme à la conquête de l’homme. Deux vies que tout oppose. Mêlant déceptions et fracas, les voix s’expriment et s’ignorent – signe effleuré d’un amour impossible.

Dans un style tranchant qui donne de la vigueur au récit, Clara Dupont-Monod déroule avec fluidité un dialogue à deux voix, en lutte continuelle. Loin d’être un simple roman historique, ce dont nous parle Le Roi disait que j’étais diable, c’est d’un mariage sans amour où le pouvoir est convoité par mari et femme.

Clara Dupont-Monod Le Roi disait que j’étais diable, Grasset, 240 pages, 20 août 2014,  17,90 €

Sous le choc, je suis resté bouche bée. Intuitivement, l’abbé Suger s’est rapproché de moi. Mais je n’avais nul besoin de rempart à cet instant-là. C’était fini. Une main glacée a saisi mon cœur.

Je t’ai aimée aussitôt et, dans le même instant, tu m’as effrayé. C’était un mélange de perte et d’offrande. Un seul visage pouvait provoquer le ciel, attirer ses extrêmes. Mes guerres perdues, c’était toi. Et jamais je n’aurais pensé qu’une défaite pouvait être aussi belle. Un port de reine et des miettes d’enfance. Tes joues pleines, rondes, comme tes épaules que je devinais sous ta robe ; ton front volontaire, bombé, et ta bouche minuscule, très rouge. Cette petite fleur tranchait avec ton panache. Elle te donnait un charme vénéneux. Ce double visage rend fou. On ne marie pas impunément le pouvoir et l’innocence.

Qu’as-tu pensé de moi ? Peut-être que tu as su lire.

Ta sœur froissait ses manches. Tu as sévèrement tourné la tête. J’ai vu ton profil, puis tu as posé tes yeux sur moi. Seigneur, ces yeux ! Gris comme une armure. J’ai su, à cet instant, de quoi parle la Bible. D’un amour absolu, profond et dévastateur, contre lequel l’homme ne peut rien. Il est vaincu. Livre de Job, chapitre trois : « Ce que je crains, c’est ce qui m’arrive ; ce que je redoute, c’est ce qui m’atteint. Je n’ai ni tranquillité, ni paix, ni repos. Et le trouble s’est emparé de moi. »

Bien sûr, j’avais entendu parler de ta famille effrayante et magique, surtout de ton grand-père Guillaume. Moi, je m’ignorais incomplet, coupé d’une partie de ma vie. Je t’attendais pour vivre vraiment. Quelque part, très loin au fond de moi, une ride s’est creusée. J’ai senti l’obscure frontière qui, définitivement, isolerait cet instant du reste de ma vie. Sortir du cloître, renoncer à la prêtrise, gérer le royaume : je pouvais le faire, en animal bien docile que je suis. Mais cela ne représentait rien comparé à la promesse d’un avenir avec toi. Tu étais mon cadeau et mon épreuve. Une splendeur posée sur la route d’un serviteur couronné.

J’ai baissé la pointe de mon épée vers toi. J’ai mis mon âme dans ce geste. Avec l’épée s’inclinait ma vie. J’acceptais. J’étais à toi. Mes mains tremblaient. On ne fait pas le don de soi sans trembler.

Tu semblais très loin. Tu n’as pas regardé les cadeaux. On m’avait dit que tu aimais le luxe. Mais les bibles précieuses, les calices d’or, les encensoirs, ainsi que les bijoux et les soieries sont restés sur les chariots. Tu as froidement détaillé chaque étape. Le mariage en la cathédrale Saint-André de Bordeaux, puis le retour vers Poitiers pour recevoir la dignité ducale.

« Il faudra faire vite. La chaleur a séché les étangs. Les chevaux auront soif et ne tiendront pas longtemps. Nous ferons étape en lieu sûr. Geoffroy de Rancon nous ouvrira son château de Taillebourg. Poitiers prépare déjà la fête. La cérémonie aura lieu dans la cathédrale Saint-Pierre. Puis nous gagnerons Paris. »

Tu parlais comme un chef militaire. À ma grande surprise, Thibaut et Raoul acquiesçaient sagement. Même l’abbé Suger semblait abasourdi. Je t’ai observée mieux. D’où venait cette prestance ? Mais aussi ce besoin de te faire respecter ?

De tes longues manches, je vois dépasser tes poings. On murmure beaucoup sur ta conduite. On dit que tu es une maîtresse née, capable d’allonger les hommes sur ton lit comme sur un champ de bataille. On te craint, on t’admire. Que tu plaises autant, cela m’inquiète. Lors de notre voyage, nous sommes passés par le Poitou. J’ai vu, stupéfait, les seigneurs de Thouars, de Lusignan et de Châtellerault ranger leurs épées à l’évocation de ton seul prénom. Ces brutes épaisses ! « La lignée de Guillaume… », se justifiera, maladroit, le baron de Châteauroux, le regard trop brillant. Même les ingérables seigneurs gascons t’obéissent ! C’est indiscutable. En toi coule le sang des valeureux. Chaque jour tu les honores. Le regard dur, tu chevauches comme un homme. Tu tiens ton épée dressée en pal pour marquer ton autorité. Tu diriges ton pays.

Pourtant…

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