Dans L’Art de Perdre Alice Zeniter raconte avec minutie une fresque familiale de Harkis qui débute avec la guerre d’indépendance et s’achève avec les attentats parisiens. Regard sur le passé pour mieux comprendre le présent… Prix Landerneau des Lecteurs 2017 et prix Goncourt Lycéens 2017.

1962. Quatre chiffres. Un nombre. Une date. Un mur sur lequel viennent buter deux générations d’enfants de Harkis. Cette année de l’indépendance de l’Algérie est l’année où tout bascule pour ces Algériens qui ont « choisi » la France. « Choisi » ? vraiment choisi ? Alice Zeniter dans son cinquième roman L’Art de Perdre s’interroge dès les premières pages sur ce clivage, France/Algérie, et démontre avec une redoutable efficacité comment Ali, homme dominant sur une crête de montagnes de Kabylie, va parler aux soldats de l’armée française, ne va pas s’engager auprès du FLN, devient otage du destin que forge une partie du voisinage hostile, des rencontres, des amitiés. Et se retrouve simple OS d’une usine proche de son HLM normand. Aucun choix véritable et pourtant, Ali est devenu sans le savoir un « Harki », terme vaste et injuste qui désigne à la fois un paria pour les Algériens et un arabe pour les Français.

ALICE ZENITER L'ART DE PERDRE

Ce « statut » va le condamner au silence, lui, son fils aîné Hamid qui va rejeter toute idée du passé, et sa petite fille Naïma, coincée entre l’ignorance et le mutisme. Ce sont trois générations que l’auteure va ainsi ausculter et raconter, décrivant la violence de ce silence établi sur un simple malentendu, pour ces jeunes nés en Algérie et arrivés en France dans les années soixante, pour ceux nés en France dans les années quatre-vingts et après, ces jeunes qui « n’ont pas vraiment le choix d’être tiraillés. Au moment où ils naissent, l’Algérie leur dit : « Droit du sang : ils sont Algériens » . Et la France dit : « Droit du sol : ils sont français. » Alors eux toute leur vie, ils ont le cul entre deux chaises et de manière très officielle ».

Dans son roman L’Art de Perdre Alice Zeniter suit alors au plus près ce moment d’oscillation, de voyage intime entre l’Algérie et la France et la France et l’Algérie pour nous renvoyer bien entendu en écho aux attentats de Charlie ou du Bataclan. Face à ces tragédies récentes, là où Virginie Despentes dans « Vernon Subutex » nous décrit l’actualité à coups de poing dans l’estomac, conjuguant son roman au présent, Alice Zeniter prend de la hauteur, survolant 70 ans d’histoire avec un style, qui explique (malgré sa trop grande sagesse) de manière chirurgicale, le mal être de ces générations. Elle choisit l’intime, les détails, et ces descriptions du camp de Rivesaltes, les algarades avec un patron du café du commerce en disent plus que des reportages en direct. On a tous deviné cette silhouette haute et forte de Ali, ouvrier méprisé et muré dans son silence d’une vie prometteuse et finalement ratée, ou celle de sa femme qui parle à peine le Français mais a gardé du bled sa manière charnelle et affective d’accueillir les siens. Car le Français, seuls Hamid et sa fille Naïma le parleront correctement, refusant l’Arabe ou le Kabyle, comme si ces langues étaient les seules possibles pour briser le silence du père et du grand-père. La langue, frontière majeure entre deux pays.

Alice Zeniter
Alice Zeniter

Par sa connaissance historique et sociologique, son attachement au détail, son réalisme, sa description attentive des sentiments de chacun, Alice Zeniter, elle-même petite fille de Harki, convie le lecteur à s’approprier simplement la complexité d’événements et de pensées trop souvent réductrices, comme celles qui définissent un pays.

À la fin du livre Naïma, qui est allée pour la première fois au-delà de la méditerranée découvrir ses racines, ou son absence de racines, écrit :

Ce sont des pays multiples qui s ‘entrechoquent et s’amalgament  (…) ou peut être justement n’est-ce qu’un pays unique.(…) un pays n’est jamais une seule chose à la fois : il est souvenirs tendres de l’enfance tout autant que guerre civile, il est peuple comme il est tribus, campagnes et villes, vagues d’immigration et d’émigration, il est son passé, son présent et son futur, il est ce qui est advenu et la somme de ses possibilités.

On se dit que la littérature ainsi écrite est un formidable vecteur de connaissances et de réflexion. Loin de toute certitude.

Roman L’Art de Perdre Alice Zeniter, Éditions Flammarion, 520 pages. 22€. Prix du journal Le Monde , prix des libraires de Nancy et du journal Le Point 2017, Prix Landerneau des Lecteurs 2017. Fait partie de la dernière sélection du prix Goncourt 2017.

ALICE ZENITER L'ART DE PERDRE

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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