Le MUR de Rennes, rue Vasselot, abrite l’œuvre picturale de la Bordelaise Rouge Hartley le temps de l’été. Dans les tons chauds des lumières de la ville, un homme semble perdu dans des réflexions qui lui appartiennent… L’artiste offre un magnifique mur sur un sujet qu’elle travaille actuellement, la représentation de l’homme dans la peinture. Elle offre aux Rennais.e.s un aperçu d’une peinture figurative et sensible qu’elle développe dans l’espace public depuis une dizaine d’années.

À chaque mois, son nouveau MUR. Une ou un artiste pose ses pinceaux, sa bombe, ses pochoirs, ses collages ou sa perche le temps de quelques jours et performe une œuvre qui élira domicile sur ce tableau de rue le temps de plusieurs semaines. Puis, celle-ci disparaît dans un noir profond pour qu’un artiste de passage, masculin ou féminin, laisse à son tour sa trace. C’est éphémère, mais c’est le jeu de cet art né du graffiti, devenu peu à peu street art et art urbain.

Si un petit « WOW » traverse le bout de vos lèvres en longeant la rue Vasselot, au niveau du numéro 34 précisément, c’est que vous venez de tomber sur la nouvelle beauté du MUR de Rennes. Un jeune homme auréolé d’une couronne de fleurs, le regard vers le bas, y habite depuis quelques semaines. C’est une artiste talentueuse venue de Bordeaux qui nous offre cette nouvelle œuvre picturale, Rouge Hartley.

Rouge hartley rennes
Rouge Hartley © Benoit Cary

Sans être passée par la case graffiti, Rouge Hartley a rapidement été attirée par le travail dans l’espace public et l’art urbain. « J’avais un rapport fluide et évident avec l’espace public comme espace politique de par la culture militante et les performances et les vidéos au sein de cet espace », déclare l’artiste qu’Unidivers a interrogée à l’occasion de son invitation au MUR de Rennes. Son intérêt pour Ernest Pignon Ernest, plasticien et précurseur de l’art urbain, la production street art et les choses qui s’inventaient de par le monde n’ont cessé d’alimenter sa curiosité. C’est finalement au retour d’amis de Madrid, ville à la culture urbaine plus forte à l’époque, qu’elle se lance dans les collages urbains.

Les murs de la rue lui permettent la liberté et l’engagement politique qu’elle recherchait pendant ses études en arts-plastiques et à l’école des beaux-arts de Bordeaux, mais qu’elle n’abordait qu’avec un travail d’installations vidéos et de performances. Ses recherches principales étaient alors sur les enjeux de valeurs et de propriétés dans l’espace public, le milieu urbain et ses précarités, et le féminisme. « Je faisais du mobilier détourné dans l’espace public, des trajectoires psychogéographiques [terme défini par Guy Debord en 1955, la psychogéographie s’intéresserait à la perception de l’espace urbain, et plus particulièrement à l’expérience affective de l’espace par l’individu, ndlr.] », se remémore-t-elle. Des collages petit format deviennent dans un premier temps son langage. C’est à cette époque qu’elle prend le nom de Rouge, une référence au film Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker, mais aussi un blase qu’elle souhaite proche de son travail de rue : commun, appropriable, multiple. Elle ajoutera par la suite son nom de famille pour être plus identifiable.

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Rouge Hartley revient à la peinture à l’huile avec un premier mur réalisé en 2014-2015. Elle explore depuis ce langage qui l’a toujours fascinée mais qu’elle a laissé de côté pendant ses études aux beaux-arts. « C’est un langage avec lequel je suis en train d’apprendre à communiquer. N’ayant pas vraiment l’espace d’explorer cette forme de figuration aux beaux-arts, j’ai commencé à le faire dehors. » Le format évolue avec la technique. Ses œuvres habitent dorénavant les façades et murs des villes par leur monumentalité. « L’espace public engendre la monumentalité, de par la nature du mur et les dimensions. Un goût pour une peinture d’envergure se développe, une peinture qui implique tout le corps. » Les street artistes créent une véritable chorégraphie, leurs corps se meuvent dans une gestuelle qui révèle une maîtrise de leur art de plus en plus pointue.

« Un geste en muralisme va du doigt de pied jusqu’au bout de la main, et souvent jusqu’au bout d’une perche. »

Chaque proposition artistique de Rouge Hartley est inratable, de par sa taille mais également sa qualité d’exécution. La peinture traditionnelle et réaliste, sans tomber dans l’hyperréalisme, de la muraliste est la recherche constante d’une peinture sensible, touchée. Peinture figurative oui, mais en aucun cas sage et lisse. « Je ne suis pas dans cette précision croustillante des Américains qui me fascine beaucoup, mais qui n’est pas ma palette. J’essaie de trouver des choses plus du côté de l’école espagnole : un travail des lumières, de la touche et de la composition abstraite du tableau aussi. Je fais clairement de la figuration mais il y a d’abord une recherche d’équilibre de champs colorés. » En références, elle cite notamment les Espagnols Ruben Guerrero, Joaquim Sorolla, Sebas Velasco, Pablo Astrain ou encore Jose Luis Cena.

La peinture du Tchèque Zbynek Sedlecky, du Belge Michael Borremans et de l’Américaine Zoey Frank sont autant une source d’enrichissement que le travail de ses contemporains du muralisme tels l’Argentine Milu Correch et le Français Nelio. Ce dernier a d’ailleurs laissé sa trace à Rennes, puisqu’en 2021, dans le cadre de la 5e édition de la biennale Teenage Kicks, il a recouvert une façade de l’ancien Cinéville. « Les artistes de la peinture contemporaine qui m’épatent sont légion. Je regarde beaucoup de peinture et son extension en installation et in situ. » Ne cloisonnant pas les pratiques, elle regarde également de près le travail du vidéaste Bill Viola, l’univers vidéo onirique de Pierre Huygues ou les expériences éphémères sous forme de films, dessins, photographies ou blocs architecturaux de Gordon Matta-Clark. Seul parle le langage de l’image. Autant en atelier que dans la rue, Rouge « essaie de peindre comme on dirige un film », avait-elle d’ailleurs dit lors d’une interview sur le site Artistikrezo.com en 2020.

Rouge hartley rennes
Avis de passage, Un projet du dehors par Rouge Hartley, mairie de quartier Bordeaux Centre © Benoît Carry et Brice Lafon

Pour composer une image, l’artiste réalise en amont un shooting, voire une prise de vue vidéo avec des objets, des comédien.ne.s ou des ami.e.s qu’elle dirige. Une fois dans la boite, elle se balade dans l’image comme si elle était une caméra et cherche un endroit où il peut y avoir une tension narrative dans le cadrage, « soit une qualité de hors champs, soit une qualité très légère de décadrage qui donne envie d’un travelling ou d’une résolution ou une qualité de lumière qui va indiquer un environnement qu’on ne voit pas à l’image, mais qui donne un contexte cinéma. » Sur le MUR du Carré Beaudoin à Paris qu’elle vient de terminer, l’artiste a d’ailleurs essayé pour la première fois de fabriquer son image à la manière d’un plan séquence en peinture. De cette approche cinématographie naissent des œuvres aux cadrages assumés avec des qualités de lumière forte. « Pour moi, la manière de mettre un travail en tension c’est cette astuce cinématographique et de narration. »

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Son goût de la narration se prolonge sur les réseaux sociaux puisque sur son compte Instagram, l’artiste associe ses œuvres à un texte qu’elle écrit, à la manière d’un cartel détaillé. « Je crois au récit et en ce qu’il permet d’extraire d’une petite histoire une grande histoire », confie-t-elle. « Je m’intéresse au saut de puce entre l’individuel, le pittoresque et l’essentialiste. Je pense que la puissance d’évocation d’un récit incarné dans la chair d’un personnage, la chair de la peinture permet de faire résonner des choses qui le dépassent. » A contrario, aucun texte n’accompagne ses murs dans l’espace public. L’approche est différente. Elle ne veut pas résoudre ce qu’elle laisse derrière elle et laisse une œuvre suspendue et ouverte au regard des passant.e.s. Mais elle s’y exerce volontiers sur la toile.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle est attirée par les petites histoires plutôt que par les sujets universels.« Ce qui m’intéresse c’est l’irrésolu, ce qu’on a encore à forger. » En admirant les œuvres de Rouge Hartley, on ne peut que s’interroger sur l’avant et l’après de la scène représentée. Une histoire se déroule et nous n’en captons que le sommet de l’iceberg. La muraliste capture des instants, elle peint une attente, une latence. Le décalage, l’à-côté qu’elle cherche à retranscrire dans la composition se retrouve dans ses choix de sujet. « Je ne sais pas faire autrement qu’en proposant une image où on sent qu’une histoire se déroule. » Elle travaille d’ailleurs actuellement à un dispositif de récits à entrées multiples avec son ami Lucas Merlet, plasticien, vidéaste, photographe et auteur. « On essaie d’inventer des systèmes de narration à entrées multiples. Il va produire autour de mes toiles entre cinq et dix textes qui vont être autant de portes d’entrées complètement différentes dans le tableau. » Lucas n’illustre pas la peinture, il l’épaissit…

Rouge Hartley rennes
L’embarras du choix, dans le cadre du projet « Hors-Saison », duo transmédia Luka Merlet / Rouge Hartley, Récits à entrées multiples Résidence / Fresques / Exposition / Ecriture / Médiation © Brice Lafon

Dans sa recherche d’une peinture sensible ressort un travail particulier autour du textile, du drapé, à l’instar notamment de sa série « États des lieux » réalisée en 2018. Une technique qui lui permet la création d’une texture, d’un relief et qui évite une peinture trop sage et académique. Se définissant elle-même comme une peintre figurative qui ne parvient pas au lâcher de l’abstraction, Rouge cherche des stratégies dans les compositions, les champs colorés ou encore les enchevêtrements de textures, etc. « Le drapé et le floral sont pour moi une histoire de fabrique de masses qui par la suite crée une iconographie. »

Au regard de ses productions artistiques, la préciosité de son travail demande sans conteste du temps, un temps parfois chronométré pour alimenter un événementiel culturel en perpétuelle évolution. Mais avec les années, l’artiste s’est libérée de cette contrainte que peut engendrer une performance comme celles du muralisme. Il n’est pas seulement question de laisser des traces de performance. « Je ne veux plus laisser derrière moi une peinture dont je ne suis pas heureuse. Une bonne peinture, pour moi du moins, se fait dans certaines conditions et demande un certain temps », avoue-t-elle avant de dire en rigolant : « J’imagine souvent un type qui vient tapoter sur l’épaule de Géricault pour lui dire « je veux bien ton petit radeau mais j’ai annoncé le vernissage sur Insta ». »

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De la même manière, l’artiste bordelaise s’autorise dorénavant à tourner autour d’une idée, ce qu’elle ne faisait pas avant. « Je me rends compte aujourd’hui qu’une idée est précieuse en fait, et je ne suis pas une machine à produire des idées. », avoue-t-elle en toute honnêteté. Dans une recherche d’équilibre entre produire des idées à la pelle et se réduire à un.e peintre anecdotique autour d’un sujet, elle ne veut pas être définie comme une peintre de drapé et de floral. « La question du motif qui reviendrait ne m’intéresse pas tant que ça non plus », exprime Rouge. « Il y a une idée, il y a un pressentiment d’histoire et je vois, en tournant autour, ce que j’essaie de raconter. »

C’est d’ailleurs ce qu’elle fait pour le MUR de Rennes. Pour cette nouvelle œuvre, elle s’est aventurée dans de nouvelles expériences picturales sans dimension politique. « Quand tu fais le MUR d’Oberkampf, on réfléchit un peu à cet héritage graffiti, affichiste, etc., mais je connais pas le contexte de Rennes », raconte-t-elle. « J’ai pensé le MUR de Rennes comme une invitation à proposer un tableau dans la ville. »

Rouge hartley rennes
Rouge Hartley, Mur de Rennes, Soif, 2022

Elle offre une peinture poétique en abordant un sujet qu’elle développe actuellement en atelier, les hommes en peinture, et le regard qu’elle peut porter en tant que femme. Un sujet novateur au regard de l’histoire de l’art et des peintres, masculins et féminins, qui n’ont cessé d’explorer la femme, mythologique ou réelle, paysanne, bourgeoise ou royale, habillée ou dénudée, jeune ou vieille. « Je m’intéresse beaucoup à ces moments des biographies en tension, une réflexion post-covid, période qui a engendré un chambardement de la vie avec des acquis qui se fissurent et se remettent en question. » Elle s’intéresse à ces quarantenaires qui renouent avec une flamme oubliée, abandonnée dans leur jeunesse. « Il y a quelque chose de très sensible, romantique, enflammé, audacieux, mais pas maîtrisé », énumère-t-elle. « J’ai envie d’inventer une manière de peindre des hommes qui les rendent beaux, mais beaux en les montrant paumés et vulnérables. » Sa peinture interroge quelque part la fabrique des hommes et la découverte de leur sensibilité sans savoir quoi en faire et comment la gérer. Des hommes qui font face à mi-parcours à leur vulnérabilité.

À cette idée s’est superposée l’histoire de la « rue de la soif », initialement rue Saint-Malo puis déplacée rue Saint-Melaine et la fermeture de certains lieux punk. Des sujets pour lesquelles elle trouve des équivalences à Bordeaux. « J’avais envie de croiser la figure d’une renaissance de flamme à mi-parcours de vie avec une nostalgie d’une adolescence perdue. » De sa peinture se dégage une nostalgie, une tristesse poétique.

Rouge Hartley
Rouge Hartley

Accompagnée d’un comédien, ils se sont baladés dans les quartiers des anciennes boîtes de nuit de Bordeaux à la recherche de lieux où se dégagerait cette ambiance de fin de fête. Le lieu idéal s’est révélé être une rue où brillait une enseigne rose. Puis, elle a vidé l’espace de tout élément superflu pour ne laisser que cet homme. Seul, il se rend compte que la fête est finie et qu’il n’est pas encore capable de gérer les enjeux de sa vie… « On ne sait plus trop si le mec est trop bourré, attend son Uber, s’il y a une soirée folle ou si c’est un moment de vulnérabilité qui s’exprime. » 

À l’image d’une flamme qui éclaire la scène, la lumière tamisée naît du mélange de la lumière orangée des lampadaires nocturnes et de la vivacité du rose de l’enseigne. Une lumière artificielle et une gamme chromatique nouvelle en comparaison à celles utilisées habituellement par Rouge Hartley qui retranscrit habituellement des lumières plus naturelles. « C’est souvent des levers ou couchers de soleil qui font des lumières vives, chaudes et tranchantes. Des lumières de bord de mer aussi, comme Soralla », précise-t-elle. « Il y a avait cette envie là aussi de parler de la ville. » 

Prochainement, elle recouvrira le MUR de Dijon et celui de Gènes en Italie (octobre 2022). On la découvrira également dans une tout autre forme d’expression, une exposition personnelle à Reims. Une complémentarité parfaite selon elle à son travail de muraliste. « Tout mon équilibre tient à ça. Ça me permet d’avoir un équilibre de vie qui me plaît. Les temps d’atelier sont des temps extrêmement longs, introspectifs, vient comme un temps où je peux espérer construire une routine dans ma vie quotidienne et ma situation domestique qui est nécessaire. » L’artiste nous confie vivre les choses à fond. Alors, quand elle met sa casquette de muraliste, le mur devient le sujet de sa vie. Un moment hors du temps où elle rencontre de nouvelles personnes et se crée une bulle.

L’artiste aime aussi la peinture sur toile et la forme exposition, un bon moyen de développer un univers complet, narratif en une dizaine de tableaux. « Ça permet de sortir du one shot. Tous les murs que j’ai faits dans l’année vont plus ou moins se retrouver par fragments dans mes tableaux. Ça va me permettre de voir l’histoire que j’ai racontée cette année. »

Rouge hartley rennes

L’histoire que Rouge Hartley raconte sur le MUR de Rennes porte le titre de Soif. Soif de vie, soif d’apprentissage… Mais on peut aussi y voir la soif de Rouge d’expérimenter et dompter sa peinture.

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