En 2045, le revenu universel sauvera-t-il l’humanité ?

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Un matin de 2045, dans une mégapole asiatique, les avenues sont silencieuses. Des drones livrent des biens produits par des usines entièrement automatisées. Dans les tours de verre, les intelligences artificielles régulent les flux économiques mondiaux. En bas, dans les zones résidentielles délaissées, des millions de citoyens sans emploi tentent de survivre, connectés à un revenu minimal garanti, dernier lien ténu avec une société dont ils ne produisent plus directement la richesse. Tandis que les robots produisent, que les algorithmes décident, et que les travailleurs s’effacent, comment garantir une existence digne à chaque être humain alors qu’en 2045 des milliards d’humains risquent de se retrouver déconnectés du marché du travail ? En réponse au spectre de l’exclusion de masse, le revenu universel s’impose comme une idée qui pourrait décider de l’avenir de nos sociétés ou de leur fragmentation. Le revenu universel ou minimum n’est une proposition ni de gauche ni de droite, elle semble une évolution simplement nécessaire d’un point de vue démographique, économique et prophylactique. Mais son instauration globale pose d’immenses défis ?

Le revenu universel, idée ancienne pour un futur qui s’accélère

L’idée d’un revenu universel n’est pas née dans l’ombre des crises contemporaines. Elle traverse l’histoire moderne depuis plus de deux siècles en émergeant à chaque grande rupture économique ou sociale.

Dès 1516, Thomas More, dans Utopia, esquisse l’idée que chacun devrait pouvoir vivre dignement sans craindre la misère.
En 1797, Thomas Paine, figure des Lumières anglo-américaines, propose dans Agrarian Justice un dividende universel financé par une taxe sur l’héritage foncier.
Condorcet, révolutionnaire français, imagine un système d’assurances sociales universelles.
Charles Fourier, penseur utopiste du XIXᵉ siècle, rêve d’une communauté où chacun aurait droit à une subsistance minimale garantie.

Au XXᵉ siècle, la réflexion s’élargit :

  • Bertrand Russell, dans Roads to Freedom (1918), défend l’idée d’un revenu garanti pour libérer les individus de l’aliénation du travail forcé.
  • Milton Friedman, père de l’école monétariste, formule l’idée d’un impôt négatif sur le revenu, sorte de revenu universel inversé, motivé par des raisons d’efficacité économique et de réduction de la bureaucratie.
  • James Meade, prix Nobel d’économie, imagine un dividende social comme mécanisme central de redistribution dans une société automatisée.

Dans les années 1960-70, même aux États-Unis, le président Richard Nixon propose brièvement un projet de revenu minimum garanti, rejeté de peu au Congrès, principalement pour des raisons tactiques, non idéologiques.

Le revenu universel est donc historiquement un projet à la fois de gauche et de droite, à cheval sur plusieurs traditions :

  • Pour les penseurs de gauche, il incarne une justice sociale radicale, la garantie d’une existence digne indépendamment de la contribution productive immédiate.
  • Pour certains libéraux ou libertariens, il représente au contraire un moyen de rationaliser l’État social, en supprimant les multiples aides ciblées et en réduisant l’interventionnisme étatique.

Aujourd’hui encore, des figures aussi diverses que Philippe Van Parijs (philosophe socialiste belge) et Elon Musk (entrepreneur libertarien) soutiennent l’idée du revenu universel, mais pour des raisons diamétralement opposées :
l’un pour réaliser l’égalité réelle dans une société d’abondance, l’autre pour amortir les effets disruptifs de l’automatisation massive sans remettre en cause le capitalisme entrepreneurial.

Le revenu universel n’appartient donc à aucun camp traditionnel : il est fondamentalement post-idéologique. Il oscille entre les exigences de l’efficacité économique et les impératifs éthiques de justice sociale. À l’heure où les repères politiques classiques s’effritent, cette transversalité pourrait devenir sa plus grande force… ou son plus grand obstacle en l’absence de coalition cohérente pour le porter.

  • –> Bref, le revenu universel est un objet politique qui n’est pas encore bien identifié. En Europe, des figures aussi variées que Benoît Hamon à gauche, Andrew Yang aux États-Unis (centre-droit), ou Guy Standing (économiste proche des mouvements alternatifs) défendent des formes variées de revenu universel. En même temps, certains cercles libertariens et think-tanks libéraux y voient un levier pour « faire plus avec moins d’État ». Résultat : le revenu universel est à la fois porté et critiqué de tous les côtés, selon les objectifs poursuivis. Cette ambiguïté explique pourquoi il fascine autant qu’il divise.

Jésus-Christ et le revenu universel : des positions chrétiennes variées

« Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu et n’était qu’un coeur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartenait en propre, mais tout était commun entre eux. Quand ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun » (Actes des Apôtres 4:32)
« Donne à celui qui te demande » (Matthieu 5:42)
« heureux vous les pauvres » (Luc 6:20)

Sans employer les termes modernes d’allocation universelle, l’Évangile et les Actes des apôtres véhicule le principe d’une solidarité radicale avec les plus démunis et d’un partage total entre chrétiens. Cela étant, les positions chrétiennes au sujet de la garantie économique minimale ont été variées :

  • Dans la tradition catholique, la Doctrine sociale de l’Église (notamment Rerum NovarumCaritas in Veritate et Fratelli Tutti) plaide pour un ordre économique respectueux de la dignité humaine en insistant sur l’importance du travail mais en admettant la nécessité de formes de redistribution permettant de lutter contre la misère. Des appels récents, comme ceux du pape François, encouragent à repenser profondément les mécanismes économiques mondiaux en faveur des plus fragiles dans un esprit qui rejoint certains principes du revenu universel.
  • Dans les traditions protestantes, en particulier chez les courants sociaux-démocrates d’Europe du Nord, un accent fort est mis sur la responsabilité collective d’assurer à chacun un socle économique minimal ; ce qui a inspiré certaines expérimentations de revenu de base, comme en Finlande.
  • Du côté des plus anciens et premiers chrétiens, la vision est nuancée. Le christianisme orthodoxe insiste fortement sur la dimension communautaire de la solidarité. Plutôt que de promouvoir une redistribution étatique universelle, les Églises orthodoxes privilégient historiquement la charité communautaire volontaire, la solidarité ecclésiale et la responsabilité directe des fidèles entre eux, notamment envers les plus pauvres. La pauvreté y est perçue à la fois comme un défi social et comme un chemin spirituel de solidarité et d’humilité où se développe une pratique de l’amour qui enrichit aussi bien celui qui reçoit que celui qui donne. Ainsi, si des penseurs orthodoxes contemporains sont favorables à des formes modernes d’assistance généralisée, l’idée d’un revenu universel impersonnel, étatique, et déconnecté de l’engagement personnel et communautaire en faveur de tous soulève parfois des réserves. Il ne faudrait pas que le revenu universel affaiblisse la relation d’attention bienveillante et de soin partagé entre humains qui dépasse de loin la simple question de pauvreté ou de richesse matérielle. Cela étant dit, c’est dans les pays historiquement de confession orthodoxe, comme la Grèce ou la Russie, que le revenu universel semble le plus plébiscité par les populations.

Les critiques du revenu universel : objections économiques, morales et politiques

Si le revenu universel séduit une partie croissante des penseurs et acteurs politiques, il suscite également des critiques sérieuses, issues de traditions idéologiques diverses.

Sur le plan économique, ses opposants estiment qu’il serait financièrement insoutenable à l’échelle nationale ou mondiale. Pour des économistes comme Daron Acemoglu ou pour des institutions conservatrices comme le Cato Institute, le coût d’un revenu inconditionnel suffisant pour assurer une réelle autonomie excéderait très largement les capacités fiscales actuelles, surtout sans croissance soutenue. Ils redoutent également que la redistribution massive nécessaire au financement désincentive l’investissement et plombe la compétitivité des économies ouvertes.

Sur le plan moral, certains critiques, issus notamment des courants républicains ou communautariens, arguent que le revenu universel dissout la valeur du travail, socle de la citoyenneté active et de l’accomplissement personnel. Selon eux, en déconnectant revenu et effort, on risquerait de favoriser la passivité, le repli sur soi, et d’éroder les liens sociaux fondés sur la contribution au bien commun.

Sur le plan politique, plusieurs responsables de droite comme de gauche s’inquiètent que le revenu universel affaiblisse les dispositifs ciblés de protection sociale, en supprimant des aides spécifiques (handicap, vieillesse, insertion professionnelle) au profit d’un versement uniforme, moins adapté aux besoins réels. Pour certains militants sociaux, un revenu universel pourrait ainsi se transformer en instrument de désengagement de l’État, voire en nouveau masque pour des politiques d’austérité, en remplaçant les services publics par des allocations individualisées.

Enfin, dans le monde en développement, certains chercheurs soulignent que verser de l’argent sans infrastructures adéquates (éducation, santé, logement) ne suffirait pas à éradiquer la pauvreté structurelle, et pourrait même aggraver certaines dépendances sans investissement durable.

Ainsi, malgré son pouvoir de fascination, le revenu universel reste un projet hautement contesté, divisé entre promesse d’émancipation et crainte d’effets pervers profonds.

Leçons des expérimentations du revenu universel : entre espoirs et limites

Les expérimentations menées en Finlande, en Alaska ou dans plusieurs villes américaines et espagnoles montrent des effets profondément encourageants :

  • Amélioration significative du bien-être psychologique : réduction de l’anxiété, du stress financier et de la dépression.
  • Stimulation de l’initiative personnelle : création de microentreprises, formation continue, engagement associatif.
  • Éveil de la créativité individuelle : de nombreux bénéficiaires relancent des projets artistiques, artisanaux ou communautaires.
  • Renforcement du lien social : augmentation de l’implication civique et de la solidarité locale.

Contrairement aux craintes, aucune désincitation massive au travail n’a été observée. Les bénéficiaires tendent à rester actifs, mais en réorientant leur énergie vers des projets plus libres et porteurs de sens.

Cependant, ces expériences restent locales et limitées. Le défi sera d’adapter un revenu universel à l’échelle macroéconomique mondiale, sans effets secondaires non maîtrisés.

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Démographie mondiale : dividende ou bombe sociale ?

La planète devrait accueillir plus de 10 milliards d’habitants d’ici 2100 (ONU, 2024). Alors que l’Europe et l’Asie orientale vieillissent, l’Afrique et l’Asie du Sud concentrent une explosion démographique. 70 % des jeunes diplômés kényans, par exemple, n’accèdent pas à un emploi stable.

Des expérimentations comme celle de GiveDirectly au Kenya montrent que même de modestes revenus universels améliorent santé, scolarisation et activité entrepreneuriale. Mais à l’échelle planétaire, financer un revenu de base supposerait des transferts massifs Nord-Sud, politiquement explosifs dans un monde aux nationalismes renaissants.

Robotisation, I.A., effacement du travail : un monde à deux vitesses

La robotisation progresse à un rythme vertigineux : usines automobiles allemandes entièrement automatisées ; I.A. qui diagnostique cancers et anomalies juridiques plus vite et plus efficacement que les humains, etc. D’ici 2040, plus de 50 % des emplois actuels pourraient disparaître. Un ingénieur finlandais, devenu micro-entrepreneur grâce à son revenu universel, témoigne : « Sans ce filet, j’aurais été broyé par l’automatisation. » Ainsi, sans ajustement, l’humanité pourrait basculer dans un monde dual : une oligarchie technologique concentrant les richesses ; une multitude de laissés-pour-compte qui survivrait aux marges.

La machine mondiale de production-consommation face au risque d’effondrement

Le capitalisme mondial repose sur un équilibre fragile : produire massivement pour consommer massivement. Or, sans consommateurs solvables, la machine économique mondiale risque de caler. Déjà, en 2025, la pauvreté extrême repart à la hausse dans plusieurs régions (Banque mondiale). À Lagos, à New Delhi, des millions de consommateurs basculent dans l’économie informelle. Sans revenu minimum, l’économie mondiale pourrait s’étrangler sous son propre excès de production en générant un paradoxe tragique : des capacités productives en surabondance, mais des marchés en voie d’assèchement.

Ce risque systémique ne menacerait pas seulement les économies locales ou les classes populaires : il saperait la base même du modèle de croissance des grandes multinationales, y compris celles des géants américains de la tech, de l’agroalimentaire ou de l’automobile. Ces entreprises, qui dépendent d’un accès global à des milliards de consommateurs connectés et solvables, pourraient voir leurs marchés rétrécir brutalement. Même les plateformes numériques, fondées sur la « monétisation de l’attention », seraient affectées : sans pouvoir d’achat, l’attention ne se transforme plus en consommation, et donc plus en revenus publicitaires.

À terme, un effondrement de la demande globale provoquerait des chocs financiers en cascade, des faillites d’acteurs majeurs, et une instabilité économique mondiale durable, dont même les acteurs les plus puissants ne pourraient espérer sortir indemnes. En ce sens, le revenu universel n’apparaît pas seulement comme une mesure sociale, mais comme un outil stratégique de préservation du capitalisme lui-même, dans sa version mondiale et technologiquement avancée.

Le coût économique : mythe ou mauvaise question ?

Selon l’OFCE, un revenu universel basique serait finançable dans plusieurs pays avancés sans explosion budgétaire. Mais un revenu pleinement émancipateur impliquerait :

  • Une taxation du capital et des robots.
  • Une croissance qualitative centrée sur les besoins fondamentaux plutôt que sur la consommation effrénée.

La vraie question n’est pas : « Combien cela coûte ? », mais : « Quel prix sommes-nous prêts à payer pour éviter l’exclusion massive ? »

Perspectives démocratiques : vers de nouveaux pactes d’appartenance

À qui verser ce revenu : au citoyen, au résident, à tout humain ?

Plusieurs modèles émergent :

  • Revenu universel mondial, financé par des taxes globales.
  • Revenu civique, conditionné à la participation démocratique.
  • Revenus locaux différenciés, selon les économies régionales.

Le revenu universel impose de refonder notre conception même de la solidarité politique.

Instaurer le revenu universel mondialement

Si un seul pays ou une seule région instaure un revenu universel sans coordination internationale, plusieurs risques apparaissent :

  • Attraction migratoire massive : les régions sans revenu universel verraient une partie de leur population tenter d’émigrer vers celles qui le proposent.
  • Concurrence économique déséquilibrée : des entreprises pourraient préférer s’installer dans des pays n’ayant pas à financer un tel revenu, pour bénéficier de moindres charges fiscales.
  • Pression politique intérieure : les États voisins pourraient refuser d’assumer les externalités sociales (migrations, dumping fiscal) engendrées par l’instauration unilatérale d’un revenu universel.

C’est pourquoi un déploiement mondial simultané éviterait ces déséquilibres. Il établirait un nouveau standard de dignité économique universelle, sans créer de pôles de fragilité ou d’effets d’appel migratoire incontrôlables. Autrement dit,lLe succès du revenu universel dépend de sa coordination mondiale afin d’éviter l’instabilité économique et sociale régionale.

Mais est-ce faisable ?

Aujourd’hui, ce semble extrêmement difficile ; et ce, pour plusieurs raisons majeures :

  • Inégalités économiques abyssales : les capacités financières varient radicalement entre un pays nordique, un pays subsaharien ou une économie émergente d’Asie. Un même revenu de base aurait un impact très différent selon les niveaux de vie locaux.
  • Absence de gouvernance mondiale efficace : il n’existe pas aujourd’hui d’institution capable d’imposer une telle mesure à l’échelle planétaire. Les Nations Unies n’ont pas de pouvoir exécutif contraignant en matière économique.
  • Souveraineté nationale : beaucoup de pays refuseraient de perdre leur contrôle fiscal et social au profit d’un mécanisme global.
  • Priorités divergentes : certains gouvernements privilégieraient d’abord l’éducation, la santé, les infrastructures avant de financer un revenu universel.

Autrement dit :
➔ Instaurer un revenu universel mondial d’un seul coup nécessiterait soit une crise planétaire sans précédent (économique, écologique, ou technologique) qui obligerait à un consensus forcé,
➔ soit une refondation profonde de la gouvernance internationale (création d’une autorité économique mondiale redistributive).

Quelles alternatives réalistes pour avancer ?

Puisque l’instauration d’un revenu universel à l’échelle mondiale, simultanément et uniformément, apparaît irréaliste à court terme, plusieurs stratégies progressives peuvent être envisagées pour préparer le terrain sans provoquer de déséquilibres majeurs :

  • Déployer des expérimentations ciblées dans les zones critiques : lancer des programmes pilotes dans les régions en situation d’urgence économique ou écologique — par exemple, en Afrique de l’Ouest ou dans les îles menacées par le changement climatique — afin de tester des modèles adaptatifs et évaluer leur impact sur la résilience locale.
  • Promouvoir des expérimentations régionales coordonnées : à l’image de l’Union européenne, certaines unions économiques pourraient instaurer un revenu de base harmonisé entre leurs États membres, minimisant ainsi les risques de distorsions migratoires ou fiscales.
  • Conclure des accords bilatéraux ou multilatéraux : des pactes entre pays voisins, fondés sur des engagements réciproques, permettraient de mutualiser les risques et d’éviter les effets de bord (dumping social, migration économique déséquilibrée).
  • Créer un fonds mondial du revenu universel : alimenté par des contributions issues de nouvelles taxes globales — sur les transactions financières, les profits des multinationales numériques, les brevets pharmaceutiques ou l’exploitation des ressources naturelles — ce fonds pourrait soutenir financièrement les pays les moins capables de financer seuls un revenu de base.

Plutôt que d’attendre un consensus mondial improbable, ces pistes visent à faire émerger progressivement des îlots de faisabilité, capables d’essaimer et de démontrer par l’exemple la viabilité d’un revenu universel à plus large échelle.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.