Cinéma. Ne Zha 2 et la quête identitaire d’un démon incandescent

Avec Ne Zha 2, Yu Yang – également connu sous le pseudonyme Jiaozi – prolonge l’univers mythologique initié en 2019 par le succès colossal de Ne Zha, premier opus d’une série qui reconfigure l’imaginaire populaire chinois à l’ère du cinéma numérique. Ne Zha, enfant-démon élevé par des humains, forme une alliance précaire avec le prince-dragon Ao Bing, au cours d’une bataille épique destinée à protéger leurs clans. Épopée d’un jeune démon révolté contre sa destinée, le film combine la grammaire du blockbuster occidental à une sensibilité proprement orientale, où la figure du monstre devient métaphore de la subjectivation dans un monde fragmenté.

Un chaos visuel au service de l’intime

Dès les premières séquences, Ne Zha 2 impose son style par une mise en scène survoltée, où les corps sont pris dans un tourbillon de feu, de vent et d’éclats cosmiques. Cette esthétique du vertige n’est pas gratuite : elle épouse la psychologie d’un protagoniste en crise, tiraillé entre les projections sociales d’un démon destructeur et son aspiration intime à la liberté et à la bonté. La mise en scène épouse littéralement la logique du chaos : travellings élastiques, morphings incessants, collisions de textures. Ce déferlement d’énergie visuelle incarne l’instabilité ontologique de Ne Zha, être né du feu et du rejet.

Les métamorphoses physiques du héros — ailes de feu, griffes reptiliennes, yeux incandescent de rage — sont autant d’avatars d’un même désarroi existentiel. Dans une logique proche de Akira ou de Paprika, le corps devient surface de projection de la psyché, entre cauchemar et promesse de réinvention.

Une mythologie revisitée à hauteur d’enfant-dieu

Adapté du Fengshen Yanyi (roman classique du XVIe siècle aussi connu sous le nom L’Investiture des dieux), le film s’inscrit dans une tradition millénaire qu’il dynamite avec panache. Loin d’un respect patrimonial figé, Yu Yang puise dans le récit traditionnel pour faire émerger une problématique éminemment contemporaine : comment construire une identité lorsqu’on est assigné à une essence monstrueuse ?

Ne Zha n’est plus seulement un avatar de l’enfant terrible de la mythologie, mais une figure queer, au sens où il déjoue les assignations normatives de genre, de morale, de filiation. En cela, il rejoint une lignée de personnages hybrides et transgressifs, de Loki dans l’univers Marvel à Alita dans le film de Robert Rodriguez. Sauf que dans Ne Zha 2, cette ambivalence n’est jamais cynique ou ironique : elle est vécue, souffrante, et débouche sur une forme de sagesse.

La Chine et ses démons

Le succès phénoménal du film en Chine (plus de 500 millions de dollars au box-office) ne saurait s’expliquer sans évoquer le contexte social et culturel de sa réception. Ne Zha incarne une jeunesse urbaine écartelée entre traditions oppressantes et soif de singularité. Dans une société où la réussite scolaire, la piété filiale et l’uniformisation numérique pèsent sur les subjectivités, le démon enfantin devient figure d’émancipation.

Les autorités ont bien saisi la puissance symbolique de ce type de récit. Si Ne Zha 2 a bénéficié d’un soutien promotionnel important, il n’en reste pas moins l’œuvre d’un studio indépendant (Coloroom Pictures, filiale de Light Chaser Animation) qui revendique une liberté de ton inhabituelle dans le paysage chinois. En filigrane, le film parle aussi de censure, de contrôle, de la difficulté à être soi dans un système où l’individu est constamment redéfini par des instances extérieures — qu’elles soient divines, familiales, ou politiques.

Techniquement, Ne Zha 2 repousse les limites du cinéma d’animation asiatique. La précision du rendu volumique, la fluidité des animations, la richesse des textures font de chaque plan un tableau mouvant. La direction artistique mêle influences traditionnelles (calligraphie, estampe, architecture Ming) et motifs cybernétiques dans un syncrétisme visuel flamboyant.

Mais ce luxe de détails n’étouffe jamais le récit. Yu Yang parvient à maintenir une tension dramatique sincère, notamment grâce à l’écriture fine des personnages secondaires — qu’il s’agisse de la figure paternelle ambiguë, du frère d’armes/rival, ou de l’avatar féminin de la compassion. Tous participent à cette polyphonie affective qui fait de Ne Zha 2un film d’apprentissage aussi bien qu’un opéra numérique.

En définitive, Ne Zha 2 s’impose comme une œuvre de mutation. Mutation narrative, où les schémas classiques sont retournés. Mutation esthétique, où l’image devient matière vivante. Mutation symbolique, enfin, où la figure du démon enfantin devient le véhicule d’une réflexion subtile sur l’identité, la différence, et la puissance d’agir.

Loin d’un simple divertissement familial, le film de Yu Yang est une ode à l’instabilité comme force créatrice. Dans un monde tenté par le repli sur des identités figées, Ne Zha 2 rappelle que le feu du changement, aussi dangereux soit-il, est peut-être notre seule chance de salut.

NE ZHA 2 Bande Annonce (2025)