Les poèmes d’Arthur Rimbaud, figure majeure de la littérature française à l’oeuvre mythique, sont à découvrir aux éditions Diane de Selliers dans la lumière des peintres modernes du début du XXe siècle. Quand poésie et peinture se conjuguent pour un voyage dans la pensée artistique du ce début du siècle… D’une beauté majestueuse.

Rimbaud, le plus grand des poètes et le plus beau des mythes littéraires, fut cet éternel adolescent qui, à 20 ans, remisa sa plume, chaussa ses semelles de vent et hanta les ports d’Orient et l’Abyssinie pour ne revenir en France que pour y mourir, amputé de sa jambe cancéreuse, à l’hôpital de la Conception à Marseille. Il n’avait que 37 ans, mais les stances de son Bateau ivre sont à jamais gravées sur la pierre dans les sables de la plage du Prado.

rimbaud marseille
Monument à Rimbaud, Marseille

« Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant », écrivait-il en
taillant sa première plume. Et, ce disant, il alliait la parole et la vue, reniant la
« Bouche d’ombre » chère à Victor Hugo, qu’il raillait en affublant sa
tyrannique mère de ce surnom, mais dans l’héritage de Baudelaire qu’il
admirait tant en arguant de ses « Correspondances » dont il se rappelait le vers
emblématique :

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

C’est évidemment le mot « couleurs » qu’il va privilégier, au point d’inventer un alphabet plastique dans le fameux sonnet des « Voyelles » :

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ».

Ainsi épelait-il ces lettres en couleurs, assignant à chaque voyelle une teinte, un destin, et imposait-il comme une prémonition ce que ce livre graphique nous propose : un jeu d’harmonie entre les vers rimbaldiens et des tableaux s’accordant et répondant au texte. Et justement, c’est Paul Klee qui a ici l’honneur d’illustrer ces « Voyelles », une toile de 1918-19 imposant dans un encadrement coutumier de losanges et autres figures géométriques un énorme E ponctué d’un point, alliant donc, à sa manière, lui qui enseigna au célèbre Bauhaus pluri-artistique de Walter Gropius, écriture et peinture.

paul klee
Paul Klee, « Voyelles », E

Ce voyant lumineux qui, à dix-sept ans, ne connaissait que Charleville l’étriquée et le Paris bohème, scandait déjà sa mélancolie d’un monde tumultueux dont, avant de le voir, il avait tout vu :

« Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes,
Et les ressacs et les courants, je sais le soir
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.
»

Des vers qu’on se répète, parfois, en pleurant sur ce destin d’homme tronqué par la vie. Et, dans l’ivresse délétère, la vision du chaos. Auquel répond le destin de ce génie autrichien de la peinture, Egon Schiele, peintre aussi maudit que le fut le poète, et qui mourut, lui, à 28 ans. Il illustre abondamment ce livre d’art sur Rimbaud, comme un frère éclairé.

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Egon Schiele, Le Poète, Musée Leopold, Vienne, 1911, huile sur toile, 80,5 x 80 cm.

Les plus grands peintres modernes et contemporains se donnent la palette et la main pour jeter sur la toile les visions et illuminations rimbaldiennes : Gauguin peignant son fils Clovis répond aux Étrennes des orphelins ; Le char d’Apollon d’Odilon Redon illustre Soleil et chair, évoquant ces « Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux. »

Quelle meilleure image où « La blanche Ophélia flotte comme un grand lys » que La Sirène de Sartorio ? Et quelle plus cinglante illustration de sa sulfureuse « Vénus anadyomène » que ce « Nu féminin assis sur un drapé rouge » de l’inévitable Egon Schiele ? Tout comme nul mieux que cet autre « dégénéré » d’Otto Dix pour illustrer « Les chers corbeaux délicieux ». Plus flamboyants, Van Gogh, Vlaminck, Kandinsky, inévitablement Chagall pour ce « Jeune ménage », homme baisant femme la tête à l’envers sous le croissant de lune le tout baignant dans le bleu :

« – Ô Spectes saints et blancs de Bethléem,
Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre !
»

Ou encore Kupka dans l’énigmatique verticalité de l’Alchimie du verbe. Et puis Klimt, James Ensor, Rothko, Kokoschka et les danseuses de Matisse… et tant d’autres, tous apportent leurs rayons de lumière, sabrant l’œil du Voyant, comme le voulait Buñuel dans son surréaliste Chien andalou.

https://youtu.be/W7zU_0cnrrE

Alors, bien sûr, Picasso, dont le portrait mélancolique de Sabartès, assis devant son pot de bière, répond à merveille au célèbre couplet :

« Ce soir-là…- vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans.
»

pablo picasso sabartes
Pablo Picasso, Portrait de Jaime Sarbatès, 1901

Mais c’est la nef d’Ulysse, brossée par William Turner qui va illustrer l’œuvre maîtresse de Rimbaud, Le Bateau ivre, avec sa clarté crépusculaire, ainsi que « La mer tempétueuse avec dauphins », le sfumato de l’ivresse et de la dérive « dans les clapotements furieux des marées », cette cacophonie colorée de fin du monde ; associé à l’embrumée « Mer fantôme » de George Frederic Watts :

« La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux ».

Libation poétique et orgie picturale. Tout dans ce livre est plaisant et enivrant, des « lichens de soleil » aux « morves d’azur ». Et l’on n’en finit pas d’aimer cet adolescent trop vite monté en graine, ce révolté, ce rebelle que Mario Vargas Llosa qui traduisit en espagnol, au même âge, Un cœur sous une soutane, la seule nouvelle en prose de Rimbaud, qualifia alors, dans sa préface, de « corrupteur » (1), car cet enfant était bien dérangeant pour l‘ordre établi, alors oui, nous garderons de lui l’image biographique qu’il nous donna dans Une saison en enfer :

« J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons
tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je
m’offrais au soleil, dieu de feu
».

rimbaud piet mondrian
Piet Mondrian, La Mer après le coucher du soleil

Cet enfant de la mer, cet homme qui, amputé et claudicant, qui partait à Marseille à la recherche d’un nouveau bateau et de la vaste mer où noyer son ivresse, trouve ici, dans ce livre, la stupéfiante conclusion graphique prêtée par Mondrian qui a peint La Mer après le coucher du soleil, en nappes de couleurs successives et dégradées vers un azur en décadence. Plaisir des yeux en ce livre essentiel, plaisir des sens, et la parole en essence. Sans finir de nous attendrir sur ce « Dormeur du val », son plus beau sonnet, ici illustré par Picasso dans l’émouvant portrait de Casagemas dans son cercueil :

« Nature berce-le chaudement : il a froid
… Il a deux trous rouges au côté droit.
»

Au terme de cette illumination croisée, peintre ici, poète là, en parfaite harmonie, en lumineuse synergie, reprenant la parole éclairée de Stéphane

Barsacq, son préfacier, nous dirons de cet ouvrage émerveillant de Diane de Selliers, que Rimbaud « va du néant à la littérature, et de la littérature à la vie ».

Rimbaud le Voyant, le Chaman, le Créateur !

rimbaud diane de selliers

Poésies, Une saison en enfer, Illuminations de Rimbaud, à la lumière de la peinture moderne au tournant du xxᵉ siècle, introduction de Stéphane Barsacq, 184 peintures / 83 artistes, éditions Diane de Selliers, 2022, 448 p., 52€.

(1) Un Cœur sous une soutane / Un corazón bajo la sotana, d’Arthur Rimbaud, Lima, Jaime Campodonico, 1989. Traduction de Mario Vargas Llosa, préface du même : « Rimbaud le corrupteur », publié sous le patronage de l’Ambassade de France au Pérou (conseiller culturel : Daniel Lefort), pour le bicentenaire de la Révolution française.

Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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