La quinzième édition du festival Court-Métrange (du 16 au 21 octobre 2018) vient de se terminer. Cette année, le festival a transporté le public sur les terres de l’Italie fantastique et le genre du Giallo – jaune en français. Un voyage où l’érotisme vénéneux, le macabre spectaculaire et les audaces visuelles s’invitent dans les chefs-d’œuvre de l’horreur. Parmi les plus connus, le nom de Dario Argento. Le cinéma Gaumont Rennes s’est mis au jaune pour deux séances uniques mardi 16 octobre 2018. Une occasion de (re)découvrir deux films incontournables du maestro : Suspiria (1976) et Frissons de l’angoisse (1975). A peine le festival clôturé, Unidivers propose de revenir sur la carrière d’un des réalisateurs les plus fascinants de l’histoire du cinéma italien. Entretien avec Guy Astic, complice du réalisateur et directeur des éditions Rouge Profond éditeur de Peur, autobiographie par Dario Argento.

Focus Dario Argento Festival Court-Métrange 2018
Guy Astic

Unidivers : « Complice du réalisateur », ces mots font rêver plus d’un fan… que signifie exactement être le complice de Dario Argento ?

Guy Astic : C’est à prendre en toute modestie (rires). La maison d’édition que j’ai ouverte avec le journaliste Jean-Baptiste Thoret s’appelle Rouge Profond en hommage au film Profondo RossoLes frissons de l’angoisse en français.

Après la parution de son autobiographie Paura en Italie – « Peur » en français – la maison d’édition a acheté les droits. Je me suis rapproché d’une traductrice qui travaille à Poitiers, Bianca Concolino, ce qui m’a permis d’entrer en contact avec le réalisateur. Dario Argento est un grand francophile – il a beaucoup vécu en France et parle la langue – et les Français le lui rendent bien. Une relation fusionnelle franco-italienne s’est créée au fil des années. Il a aimé la manière dont on a abordé le projet pendant nos rencontres à Poitiers, Angoulême et Paris. Bianca Concolino sert d’intermédiaire et rassure le réalisateur de nature un peu angoissé.

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Dario Argento

Rouge Profond a également racheté les droits d’un recueil de six nouvelles qu’il a écrit, la sortie est prévue pour septembre 2019. Je pensais honnêtement que notre petite maison d’édition du sud de la France n’avait aucune chance dans le rachat de ces droits, mais Dario Argento a prévenu son éditeur italien – Mondadori, une grande maison d’édition – et a négocié. Une complicité s’est installée entre nous, une confiance et un amour permanent. Par exemple, je participe prochainement à une rencontre à la villa Médicis à Rome avec lui. Il viendra ensuite à Aix-en-Provence où se trouve la maison d’édition Rouge Profond.

« PAR LE BIAIS DE Bianca Concolino, je suis le traducteur de son œuvre en France »

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Guy Astic

Unidivers : En 40 ans, la filmographie de Dario Argento a suscité aussi bien l’enthousiasme que l’aversion. Pourquoi selon vous ?

Guy Astic : L’œuvre de Dario Argento entre actuellement dans un phénomène complexe, celui de la revalorisation. Plusieurs chapitres composent sa carrière. Après ses débuts, il se tourne vers le genre du Giallo (dans les années 70), polar italien avec crime à l’arme blanche, sa trilogie zoologique en fait par exemple partie. Cette formule de cinéma populaire a très bien fonctionné, le public l’a encensée, mais déjà un cinéma plus personnel et complexe l’attirait. Il ne voulait pas s’enfermer dans une catégorie. Profondo Rosso (1975) a été la pierre angulaire qui a permis ce changement de cap. Son travail devient alors plus exigeant, maniériste, parfois plus dur et expérimental – Ténèbres (1983)Opéra (1987). Les fans ont suivi, mais un clivage entre le public et son œuvre s’est créé à ce moment-là. On lui a reproché sa violence, de toujours tuer des femmes… Au regard de sa filmographie, les femmes sont pourtant mises en valeur, elles sont autant les victimes que les bourreaux.

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Vers la fin de sa carrière, même les aficionados ont trouvé les réalisations de moindre qualité, notamment après Le Sang des innocents, Giallo ou Dracula en 3D. Les récentes rétrospectives ont cependant permis de revaloriser son œuvre, le public s’aperçoit de l’importance de son travail. Il a traversé presque 50 ans de cinéma italien – 40 ans pour la production. Il a connu Michelangelo Antonioni (Blow-up, 1966), Federico Fellini (La dolce vita (1960), La strada (1954)) et représente de ce fait une grande mémoire. Il a vécu autant l’âge d’or que le déclin du cinéma italien. Dario Argento constitue un grand chaînon du cinéma italien et il est un des derniers cinéastes vivants de cette période-là.

Il a fallu du temps et la persévérance de beaucoup de personnes – Jean-Baptiste Thoret, les revues spécialisées et Starfix – mais le combat pour la reconnaissance de son travail semble aujourd’hui gagné. Paradoxalement Dario Argento ne réalise et ne produit plus aujourd’hui…

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Suspiria (1977)

Unidivers : Le réalisateur s’est toujours intéressé à la terreur pure, celle qui surgit sans raison apparente et vous prend vos tripes. Vous parlez vous-même d’« espace fantôme » à propos de ses films…

Guy Astic : Le cinéma de Dario Argento est un cinéma du dispositif et de la construction audiovisuelle. À la manière d’un laboratoire cinématographique, il essaie d’exprimer l’inexprimable, de dire l’indicible, de montrer l’invisible… Chacune de ses séquences est un vrai morceau de bravoure. L’utilisation de la louma (caméra sur une grue) dans son film Ténèbres en est un parfait exemple. Elle capture la façade de l’immeuble avant de rentrer comme pour annonce une présence qui flotte. La séquence dans le couloir de Suspiria quand Jessica Harper a cet éclair est construite de la même manière… La bande-son des Goblin participe à l’immersion dans cet univers particulier. Le spectateur est transporté dans un univers immersif dans lequel il doit accepter le lâcher-prise. Il mène le public dans un lieu inquiétant où l’on perd ses repères ordinaires.

« Le cinéma de Dario Argento est un cinéma sensoriel, sensuel, par moment très déstabilisant »

Un film de Dario Argento a selon moi la même puissance qu’un film de David Lynch : entendre des sons jamais entendus et ressentir un monde sous-jacent venu de très loin qui dissimule un état plus profond, mais incertain. Ce genre de cinéastes revient à l’essence du cinéma, c’est avant tout un art du mouvement qui essaie de retranscrire un mouvement plus englobant, plus général, un peu mystique.

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Le grand théoricien français Jean Epstein parlait du cinéma du diable pour décrire le septième art. Il nous fait ressentir un mouvement qui est peut-être celui du cosmos, des planètes, le mouvement du monde… Le public le perçoit sans savoir où il se trouve. L’ouverture assez violente de Suspiria (6/7 minutes) est un vrai travail d’immersion avec ce fameux passage de seuil de Jessica Harper. Dario Argento montre la voie, le public passe des seuils de sensations, c’est d’ailleurs la raison de la présence de rideaux dans ses films – d’où la comparaison avec David Lynch. C’est comme ouvrir un portail sur une autre façon de voir et percevoir…

Je parle souvent de cinéma géologique et de feuilletages au sujet du travail de Dario Argento, en ça il est essentiel. La première couche n’est que la surface, le public plonge ensuite dans la profondeur d’où le titre Profondo Rosso (« rouge profond » en français). Le réalisateur visite l’obscurité intérieure et la pensée psychologique. Son intérêt particulier pour Sigmund Freud et particulièrement le terme Umheimlich (« l’inquiétante étrangeté » en français) signifie beaucoup. Le mot heimlich se traduit par familiarité, ce serait donc plus correct de dire « l’inquiétante familiarité ». Dans son œuvre, Dario Argento a travaillé sur les gestes et les actions les plus quotidiennes et anodines qui peuvent déraper. Il suffit de rater une marche d’escalier pour qu’il devienne angoissant.

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Les frissons de l’angoisse (1975)

Unidivers : Les frissons de l’angoisse (1975) marque un tournant décisif dans la carrière du réalisateur. Dario Argento passe du thriller à l’esthétique horrifique du Giallo.

Guy Astic : Le policier et le thriller l’intéressent toujours, mais il cherche à insérer une touche de surnaturel dans sa filmographie à partir des années 70. Il conserve le gore à l’esthétique baroque du Giallo, mais signifier dans son cinéma un état onirique et ésotérique le hante. Le fantastique répond à cette envie et sa rencontre avec Daria Nicolodi est aussi décisive que ce long-métrage dans la suite de sa filmographie. Ils s’aperçoivent rapidement de leur passion commune pour les écrits ésotériques et vont parcourir l’Europe visiter des bibliothèques un peu obscures. Daria Nicolodi s’est inspirée du livre philosophique Suspira de profundis de Thomas de Quincey pour le scénario de Suspiria. Elle a apporté à Dario Argento cette dimension qui manquait à son cinéma et qu’il traquait.

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Suspiria (1977)

La télépathie, la télékinésie, le monde rempli de fluide invisibles, mais qui influe… Dario Argento a puisé dans toutes ces lectures afin de visiter les tréfonds et l’imaginaire du Giallo. Il dit souvent que ses films sont construits comme des rêves. Le montage ou les associations des séquences peuvent désarçonner, l’enchaînement ne semble pas logique, mais il est semblable à celui du rêve : un montage de séquences attractives et surréalistes. Le Comte Lautréamont parlait de la rencontre improbable sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre, ce credo convient au cinéma de Dario Argento. Une scène fait sourire tandis que dans la suivante, la tension est palpable… Il y a quelque chose de l’ordre du choc.

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Les frissons de l’angoisse (1975)

Unidivers : La musique participe à cette évolution. Elle devient un personnage à part entière, développe le sentiment de peur et tiraille le spectateur. C’est d’ailleurs avec Les Frissons de l’angoisse qu’il commence une collaboration durable avec le jeune groupe de musique de rock progressif Goblin.

Guy Astic : Dario Argento a toujours voulu intégrer de la musique contemporaine, plus rock. Il a eu l’ambition de faire jouer les Pink Floyd, Genesis et d’autres groupes de la même veine. Giorgio Gaslini a composé la ritournelle enfantine et les morceaux que joue David Hemmings au piano dans Les frissons de l’angoisse, mais le rythme était trop jazzy pour le reste du film. On lui a alors conseillé un groupe italien, ils ne s’appelaient pas encore Goblin. Il a su que c’était ce son qui lui fallait à la première écoute. Son indication principale était de personnifier la musique, qu’elle devienne un personnage à part entière. À la musique, s’ajoute du bruit, des voix blanches… Quand vous regardez Suspiria ou Les frissons de l’angoisse, le thème des Goblin semble débuter en son off, mais les personnages réagissent à la musique, elle dérive donc vers un son in (Nda : la partition classique d’un film : son off, son in et son hors champ *), jusqu’au moment on ne sait plus vraiment finalement. Il abolit à cet instant les frontières entre le in et le off et enveloppe juste la salle et l’image. Cette porosité de la musique in/off est incroyable, elle signifie la porosité des mondes et que l’autre côté n’est pas si loin.

Unidivers : Le thème principal est devenu culte, à l’image de celui d’Halloween de John Carpenter réalisé trois ans plus tard (1978) auxquelles on peut d’ailleurs trouver des ressemblances dans les tonalités. Se doutait-il de l’impact qu’aurait cette musique ?

Guy Astic : Il était également fan de la bande-son de l’Exorciste (1973). Que ce soit dans le film de William Friekin ou les compositions de Carpenter au clavier, les mêmes nappes sonores annoncent une présence venue de loin… Il ne savait peut-être pas quel impact aurait cette musique, mais elle est rapidement devenue un personnage à part entière donc il l’a traitée comme tel. Pendant le tournage de Suspiria, il a découvert le bouzouki, un instrument de musique traditionnel en Grèce. Il a ramené l’instrument au groupe et a demandé de l’intégrer à la bande-son. Ce genre d’intuitions fabuleuses montre le génie de Dario Argento.

Unidivers : Dario Argento nous emmène dans un tout autre univers avec Suspiria (1977). Le film a été pensé comme une œuvre à part entière. Ce n’est pas tant le scénario, mais plutôt le traitement de l’image, la lumière et la composition chromatique du film.

Guy Astic : Le scénario est une adaptation Blanche-Neige et d’un texte sur des petites filles dans un pensionnat isolé dans un foret. Jessica Harper avait un visage disneyien et une profondeur particulière qu’il recherchait. Dario Argento voulait des enfants comme acteurs, mais la charge sexuelle et la violence du film l’en ont empêché. Il a donc pris des jeunes femmes, mais toutes les poignées de porte sont placées en hauteur pour des adultes pris au piège dans un monde qu’elles ne peuvent atteindre. À la trame classique empruntée aux contes, s’ajoutent les effets qui rendent le film transartistique. L’utilisation (pour la dernière fois) de la pellicule tripack technicolor de Blanche-Neige magnifie le travail pointu du photographe Luciano Tovoli. La décomposition du rouge, du vert et du bleu est sublime.

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Suspiria (1977)

Dario Argento est un véritable muséophile, de multiples références artistiques ponctuent Suspiria. Les espaces et places font écho aux peintres comme Chirico. Au début, l’héroïne demande au taxi de la conduire à Escherstrasse en hommage au peintre Escher, adepte du trompe-l’œil. En bon adorateur des arts, Suspiria est un grand film artistique et maniériste, un genre qu’il avait déjà amorcé avec Les frissons de l’angoisse avec la couleur rouge présente par parcimonie tout au long du film jusqu’à la scène finale où le visage de David Hemmings se reflète dans une flaque de sang.

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Les frissons de l’angoisse (1975)

Unidivers : Tout était-il maîtrisé dans la réalisation ou y a-t-il eu de la place pour de l’improvisation ?

Guy Astic : Dario Argento prépare énormément ses tournages même s’il lui arrive de réécrire. Il est un artisan du cinéma : il pense à la forme, au produit et à la manière de faire et aux expérimentations… il réfléchit beaucoup en amont. C’est un très bon directeur d’acteurs, mais sa relation avec eux peut paraître dure, car l’acteur entre dans son système et il ne lui laisse pas une place importante. Dans l’autograbiophie, il parle de son expérience de tournage avec sa fille Asia Argento. C’est très beau, car il confie avoir adoré travailler avec elle, elle comprenait les envies et les besoins de son père.

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Unidivers : Voir seulement les mains du meurtrier en action est justement une de ses signatures. Il y a une anecdote selon laquelle Dario Argento manipulerait « couteaux, pistolets, lacets et ciseaux » dans ses films après avoir pris la place de l’acteur dans L’oiseau au plumage de cristal (1950) afin de lui montrer le geste et l’intention du tueur.

Guy Astic : Les mains gantées noires du meurtrier appartiennent toujours à Dario Argento en effet (rires). Il avait au début demandé à quelqu’un d’intervenir, mais n’était pas satisfait et a pris sa place. Il sait exactement le mouvement de mains qu’il recherche et l’impulsivité du geste. C’est devenu un jeu, comme un clin d’œil.

 

* On parle de son in quand la source du son entendu est visible à l’image. On appelle son hors champ un son dont la source est située hors champ. Un mouvement de caméra pourrait la faire apparaître. Un son off provient d’une source qui n’est pas montrée dans le cadre et qui n’appartient pas à l’environnement périphérique au cadre.

 

Court-Métrange, festival international du court-métrage insolite et fantastique. Du 16 au 21 octobre 2018. Cinéma Gaumont Rennes.

INFOS PRATIQUES

Tarif plein : 6,50 euros

Tarif réduit : 5,50 euros / Étudiants, adhérents IFA, demandeurs d’emploi, carte Korrigo et carte Cézam (sur justificatif)

Focus Dario Argento : 6,50 euros / Tarif unique pour 1 film

Carnet Fidélité : 22,50 euros (5 places non nominatives à 4,50 euros) en édition limitée

court metrange
RENNES COURT MÉTRANGE 2018 : 17-21 OCTOBRE 2018

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