Raconter la société indienne en décrivant le chantier de construction d’un immeuble, c’est ce que réalise magnifiquement Simon Lamouret dans L’Alcazar. La beauté graphique se conjugue à une superbe aventure humaine. L’ouvrage a récemment remporté le Prix Révélation de l’ADAGP du festival de la bande dessinée Quai des Bulles 2021. Il recevra son prix à l’occasion de la 40e édition du festival, du 29 octobre au 1er novembre 2021.

Ce qui frappe en ouvrant la BD c’est la beauté d’une trichromie lumineuse : orange, bleu, noir, trois couleurs restreintes, mais qui offrent toutes les autres palettes au lecteur. La gradation de l’orange suffit à allumer la clarté. La gradation du bleu offre l’éclatante lumière de midi. Le noir cerne les personnages et trace les ombres. Et la rue grouille de mille nuances, explose sous l’arc-en-ciel des tenues ou des vapeurs d’essence des vélomoteurs. Nous sommes en Inde, à Bangalore exactement, mégalopole du sud de l’Inde, où vivent plus de 11 000 habitants au kilomètre carré. Simon Lamouret, avait déjà dessiné cette ville avec son premier album, Bangalore (chez Warum), rêverie graphique et poétique. Installé en Inde depuis 2013 pour enseigner le dessin, il poursuit avec L’Alcazar sa description de la société indienne. L’Alcazar, pas de cabaret parisien sous ce nom, mais un immeuble à construire sur un terrain vague, un chantier dont le suivi régulier sous le dessin de l’auteur va, plus qu’un traité de sociologie, révéler de nombreux aspects de cette société souvent mystérieuse à nos yeux : poids des traditions, conservatisme de Rajasthani hindous, corruption, mariages arrangés, rêveries de richesses de provinciaux déracinés, rôle des séries télévisées, croyances obscures. En quelques mois d’édification de l’immeuble, se dresse devant nos yeux ébahis, une photographie en pointillés, par petites touches légères, d’un monde archaïque et moderne à la fois, où les contraintes du présent se heurtent et cohabitent avec les traditions.

simon lamouret bd l'alcazar
Simon Lamouret

Nous suivons ainsi plus particulièrement une dizaine de personnages, la plupart attachants, car volontaires, soucieux d’une vie meilleure, se débattant avec des conditions de travail scandaleuses pour un salaire de quatre euros par jour, quand ceux-ci sont effectivement versés. D’autres, comme le « chef de chantier », sont odieux, composant avec la misère dans un système où la débrouille prime sur la sécurité. On suit ces êtres souvent en quête de survie, leurs états d’âme, leurs peurs souvent, leurs joies parfois, dans un monde où les règles semblent lointaines et faites pour être contournées.

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Tout sonne vrai, juste, vécu. Pour toucher cette réalité et la décrire au plus juste, Simon Lamouret a eu l’autorisation de suivre un chantier des débuts à la pierre finale. Pendant douze mois, il a pu ainsi recueillir auprès des ouvriers, dont il a su gagner la confiance, des témoignages réels, qu’il a juxtaposés dans un judicieux montage narratif. Ce sont eux les véritables sujets de cette BD, « documentaire romancé » comme le qualifie l’auteur. On sent la tendresse pour Mehboob, expérimenté dans son métier de manœuvre, rompu à toutes les ficelles. On a envie d’ouvrir les yeux de son beau-frère Rafik, juste arrivé de sa province, croyant un temps qu’il pourra sortir de sa misère en travaillant dur, en acceptant les compliments jamais accompagnés de la rémunération correspondante. On devine chez tous le rêve de l’ascension sociale que les chefs font miroiter pour mieux exploiter. Trinna prêt à toutes les compromissions est de ceux-là.

« Vous êtes de sacrés veinards », déclare-t-il. « C’est un quartier un peu huppé, les voisins ne tolèreront pas les tentes (…). On va vous construire un abri en dur… Enfin vous allez le construire. »

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À cette aventure humaine décrite avec précision et tendresse, s’ajoute une dimension graphique exceptionnelle. Fait au départ de « briques » et de broc, l’immeuble posé sur quelques pierres posées au sol devient en l’espace de quelques pages, un immeuble de standing et de luxe dont on peine à comprendre la belle réalisation finale. De doubles pages en doubles pages somptueuses, les chapitres se succèdent comme les étages se superposent, sous l’œil d’un arbre magnifique, veilleur inattendu du travail des hommes. Et resté miraculeusement debout.

En refermant la BD, on garde un goût amer de cette exploitation de main-d’œuvre au profit de quelques-uns. Un goût d’universel même si la situation indienne décrite est exacerbée. Malgré tout, il faudra construire à Bangalore d’autres logements sur d’autres terrains. Avec un autre arbre. Avec d’autres ouvriers pour que recommence à nouveau l’histoire. Avec Mehboob, Mohamed, Pierre, Paulo, Juanito et tant d’autres.

L’ALCAZAR de Simon Lamouret. Éditions Sarbacane. 208 pages. 25€. Parution le 2 septembre 2020.

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SIMON LAMOURET (Auteur – dessinateur)

Simon Lamouret est né à Toulouse en 1987, où il vit toujours. Après des études d’illustration à l’école Estienne (Paris), aux Beaux Arts d’Angoulême et aux Arts Décos de Strasbourg il s’installe en Inde, à Bangalore, pour enseigner le dessin. De cette expérience, qui se prolongera de 2013 à 2018, naîtrons deux projets : Bangalore (Warum, 2017) et L’Alcazar (Sarbacane, 2020).
Simon collabore également avec la Revue Dessinée, anime des ateliers de dessin et participe à des résidences en France et à l’étranger (Mazé, Casablanca…).

L’Alcazar est son premier roman graphique publié aux éditions Sarbacane.

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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