Jacominus Gainsborough, le petit lapin tendre et philosophe de Rébecca Dautremer est de retour aux éditions Sarbacane. Il est à la recherche du souvenir d’Une Chose Formidable. Un livre et une bande son exceptionnels. Comment dit-on chef d’œuvre dans la langue des lapins ?
C’est une petite chose ronde et lisse qui tient dans la main. À moins qu’elle ne soit carrée et rugueuse. C’est une petite chose légère comme le vent et brillante comme le soleil. À moins qu’elle ne soit lourde comme le plomb et noire comme le charbon. En tout cas c’est une « chose formidable », un moment magique, « un souvenir enfoui (…). Une chose qui lui était sortie de la tête depuis une éternité ». Oui mais voilà, Jacominus Gainsborough, le modeste et simple lapin humanisé, créé par Rébecca Dautremer, allongé dans l’herbe n’arrive plus à se souvenir de ce moment magnifique, celui qui vous rend heureux de vivre, celui qui vous fait regarder avec émerveillement les fleurs d’aubépine au dessus de la tête. C’était bien, cela c’est certain. Mais de quel moment s’agit-il ? On commence à le connaître ce petit lapin, modeste, philosophe, rêveur, solaire et on se doute que cette « chose formidable » n’a rien à voir avec la violence ou la méchanceté. Avec la mignardise non plus.
« Décidément, il nous faut absolument nous souvenir de cette chose, car si elle ne vaut rien et qu’elle change tout, elle est très précieuse ! ».
Arrive Policarpe, l’ami de toujours, avec ses binocles et ses gigantesques cornes. Nos deux amis s’assoient sur de modestes et fragiles chaises de métal, prennent la pose du penseur de Rodin et remontent leurs souvenirs.
« Si vraiment c’était une chose formidable, nous allons la retrouver. […] C’était une chose qui paraîtrait certainement insignifiante aux yeux de tous, mais une grande chose pour nous deux. Voilà ce dont je me souviens. »
Moment magique d’une balade en montagne, d’un instant de connivence au Café de la Joliette derrière l’écluse, d’un partage d’une chanson ou d’une blague après une grande bataille à la guerre? Rien de tout cela et pourtant ses souvenirs l’approchent, la caressent cette « chose formidable ». On les aide nos deux amis : cette « chose formidable » est finalement ronde, lisse, petite, dangereuse, insignifiante mais si belle. Surtout, elle se partage.
On n’a pas envie d’en dire plus tant la magnificence des dessins et des textes de l’autrice majeure frôle en permanence cet espace où beauté, dessins, sentiments atteignent l’univers indicible de la poésie, ce lieu entre raison et fiction, entre réalité et surréalisme. Monde onirique et magique, le CD qui accompagne le livre, restitue à la perfection l’ambiance unique de l’œuvre. Loin d’être une simple lecture du texte, par des arrangements musicaux magnifiques et portée par la voix de Rébecca Dautremer elle-même, la pièce sonore nous emmène loin, nous emmène ailleurs, sous les fleurs des cerisiers, dans le passé reconstitué. L’écoute passive, sans l’effort de la lecture, nous invite à ne regarder que les peintures exceptionnelles, à nous laisser aller entre l’association audacieuse d’images et de textes, à rentrer dans l’espace des souvenirs qui font une vie. À tourner les pages, encore et encore.
Ils sont beaux les deux amis, un petit poilu au gilet de laine, un grand lisse au costume sur mesure. Surtout, ils n’imaginent pas la violence, même lorsqu’ils sont à la guerre. Ou du moins ils ne la retiennent pas, préférant la blague qui surgit dans la tranchée. Aucune mièvrerie mais plutôt une manière vivante de saisir les meilleurs moments de l’existence. Après Les riches heures de Jacominus Gainsborough, Midi Pile, et le gigantesque Une toute petite seconde, l’autrice poursuit son chemin de douceur et de tendresse, donnant envie de serrer dans ses bras cette petite boule duveteuse, interrogative aux choses qui l’environnent mais si désireuse de tendre la main à ceux qui l’entourent.
Ce bijou livresque et musical ne fait que confirmer combien la distinction littérature adulte et littérature jeunesse est sans importance. Quand des mots et des images vous emmènent plus loin, vous emmènent ailleurs, personne ne vous demande votre âge. À dix ans ou à quatre-vingts ans, vous faites le voyage, c’est tout.