Journaliste, grand reporter et écrivain, Frédéric Joignot vient de recevoir, par l’Académie Goncourt et au restaurant Drouant, le Prix 30 millions d’amis pour son ouvrage Zoographie, publié aux éditions Maurice Nadeau, que nous avons lu avec bonheur et émotion et que liront tous ceux qui aiment les animaux et la nature, et s’inquiètent du sort que nous réservons aux uns et à l’autre, ainsi qu’à notre pauvre planète en voie de perdition.
Tout commence par une enfance et cet ouvrage est, d’une certaine façon, l’autobiographie de ce petit rouquin qui deviendra un grand blond frisé au sourire irrésistible. La bienveillance est son crédo, tandis qu’il caresse « sous ses ailes tièdes » le « petit corps frémissant » de Lola, sa poule bien-aimée : « Oscillant sous mes paumes, elle s’endormait en gloussottant, Crrrr Clot Clot Clot Brrrou. Je me disais… elle rêve de moi, son grand coq rouquin ». Et voilà pour l’apprentissage de la nature et l’amour animalier, exprimé dans un langage propre qui, pour surprenant qu’il soit comme toute langue secrète, nous ravit toujours. (Pour ma part, j’use avec Shani, ma chatte, d’un idiome qu’elle et moi sommes seuls à comprendre.) Le monde animal défile dans ces pages, poules et coqs, certes, mais aussi chiens et chats, oiseaux de toute espèce, poissons de toute nature, et même un escargot, et pire que tout, des blattes qui finissent, comme tout ce petit monde, par nous être sympathiques.
L’auteur a placé en exergue cette phrase éclairante de Buffon, le célèbre naturaliste-zoologiste-entomologiste-botaniste auteur de l’Histoire naturelle (1749-1789), dont l’originalité consiste à se fonder sur l’intérêt subjectif qu’ont les animaux pour l’homme : « Si les animaux n’existaient pas, ne serions-nous pas encore plus incompréhensibles à nous-mêmes ? », qui prouve bien qu’il était aussi un philosophe des Lumières. C’est donc d’abord sur lui-même que se penche Frédéric Joignot en retraçant son milieu et son moment, et nous le voyons grandir, petit garçon timide, sur ce terrain des bords de Marne où sa maman a bâti leur demeure, entourée d’animaux divers : « Nous vivions avec une flopée d’animaux dans ce long terrain en friche à la lisière du village, en haut d’une grosse colline qui tombait en à-pic sur la Marne ». Et là un poulailler pourvoyeur d’œufs, et puis deux bergers allemands, et puis Milady et Biscotte, « deux chattes non stérilisées feulant furieusement chaque printemps », et puis « tous les oiseaux du jardin et des alentours, merles, pies, hirondelles, rouge-gorge, corneilles… », et voilà l’aveu conclusif : « ce livre est une autobiographie focalisée sur l’histoire pleine de rebondissements de mes relations de toutes sortes avec quantité d’animaux…, les animaux qui disparaissent aujourd’hui de plus en plus rapidement et sûrement de la surface de la terre ». Ce livre peut apparaître aussi, sinon comme un chant funèbre, comme la célébration d’un monde en voie de disparition, dans ses richesses animales et végétales que l’on entend sauvegarder, car, n’est-ce pas ? « nous ne sommes pas seulement humains ».
Si Brigitte Bardot a dénoncé, et avec quelle flamme justicière ! le massacre des bébés phoques, Frédéric Joignot nous brosse, pour sa part, dans « l’univers vertigineux du fast-food gallinacien », le portrait apocalyptique du massacre des coqs et poussins qui ne pondent pas et feraient trop de bouche à nourrir : en 2020, on a ainsi exterminé, écrit-il, 50 millions de poulettes et de coquelets « à la broyeuse à pâles d’acier qui les découpe vivants », car nous vivons désormais au temps de l’agro-industrie, massacrant « des milliards d’oiseaux tout en dévastant et infestant le monde ». Adieu gai rossignol, adieu merle moqueur ! Car, dans le même temps, « 30 % des oiseaux, un sur trois, se sont volatilisés des villes et des campagnes françaises en trente ans », alors même que « la santé des humains, des animaux et des écosystèmes se retrouve étroitement, indissolublement associée ». Et de noter qu’au début des années 2000, « pendant que nous abattions de par le monde trois milliards de mammifères et soixante milliards d’oiseaux pour les manger, nous tuions encore mille milliards de poissons sauvages ». Avec pour perspective d’avenir « une dystopie sanitaire que les épidémiologistes appellent sobrement la ‘’pandémie X’’ ou le ‘’Global Catastrophic Biological Risk’’ ». Et l’auteur ne manquera pas d’évoquer aussi les fameuses algues vertes qui envahissent les côtes bretonnes. Et sa voix se fait prophétique :
« Nous commençons à peine, ou plutôt pleins de peine, à mesurer l’ébranlement spirituel, la blessure intime, l’altération psychique, la crise personnelle, l’effondrement mythologique, jusqu’aux traumas qui accompagnent la déprédation de paysages historiques habituels, la toile de fond de nos vies, les forêts fauvistes d’automne brûlées par les canicules d’été, les sommets aux ‘’neiges éternelles’’ transformés en crocs sombres, les glaciers fondus, les banquises se disloquant comme des tours dynamitées, les îles tropicales submergées, les incendies, les cyclones, les tempêtes et les inondations à répétition, les marées vertes puantes, la disparition d’oiseaux familiers, d’animaux coutumiers, mêmes les plus humbles, les plus méprisés comme les crabes et les couteaux de la pêche à pied. »
Et c’est pour conclure à « l’irrémédiable, notre nouvelles réalité ». Quel parcours, depuis qu’enfant il tourna de l’œil en mangeant une poule aimée de son jardin qu’on avait cuisinée à son insu, lui qui, désormais, en sanctionnant « notre sanglante gloutonnerie » – la formule est de Voltaire, convoqué par l’auteur comme avocat de la défense des animaux –, aura en horreur toute viande, celle de ces mammifères et volatiles mis en batterie par l’industrie des hommes – « Aux États-Unis, producteur number one de viande de poules au monde, 97% des bêtes sont parquées en batterie » –, pour nourrir, dans la brume délétère d’une pollution universelle, une humanité affamée que le film de Richard Fleischer Soleil vert (1973)a montrée dans sa fiction futuriste, et qui finit par se dévorer elle-même !
Alors, que faire ? L’auteur, avec l’infinie regret d’une mémoire fermière et lyriquement naturelle, s’extasie toujours sur ces animaux qui nous parlent et dont il sait partager le langage, autant qu’Olivier Messiaen, ce musicien ornithologue, qui n’a jamais transcrit en notes que le parler des oiseaux.
Et le voilà repassant son répertoire langagier animalier :
« La poule « claquette » avant la ponte, « cagnette » pendant, « crétele » après, « clousse » quand elle couve, « cloque » pour rassurer sa progéniture, ou encore elle « cocaille », « coclore », « caquète », « coucasse »… »
N’est-ce pas là, au milieu des fumerolles de la « maison qui brûle » dont parlait Chirac, un chant d’amour, un hymne à la beauté de la Création comme en a prêté au Pauvre d’Assise (Plon, 1957) – saint François – le romancier crétois Nikos Kazantzaki, ardent défenseur de la nature et Prix international de la paix ?
Nous avons là un livre admirable, touchant autant qu’éprouvant, sur ce qu’était, ce qu’est encore un temps ou ce que devrait être le monde naturel dont nous sommes partie prenante, nous qui ne sommes, après tout, que des mammifères juste un peu modifiés – dévalués, dégénérés ? – par l’évolution darwinienne. À l’heure où quelque docteur Folamour a le doigt posé sur le bouton de l’anéantissement…
Après avoir lu cet émouvant récit – ce brûlot – de Frédéric Joignot, je m’allonge au lit, à la fois admiratif et angoissé, haut le cœur mais sans force, et Shani, ma chatte nubienne, vient se loger entre mes jambes, quêtant caresse, offrant tendresse, tandis que les vers de Verlaine, qui a chanté le ciel « si bleu, si calme » et l’oiseau sur l’arbre berçant sa palme et sa plainte, affleurent à mes lèvres :
« Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, Simple et tranquille. »
Zoographie de Frédéric Joignot, éditions Maurice Nadeau, 180 p., 19€. Parution : 2 février 2024.
Bel hommage plein d’empathie à l’égard de cet admirable ami des bêtes, qui sont, on le sait, bien moins bêtes que bien des humains.