Dans son roman Zero K Don DeLillo nous emmène sur les traces d’une mort froide et clinique. Zero K : c’est donc sous ce titre énigmatique que le nouveau roman du New-Yorkais vient de sortir le 3 mai 2016 chez Scribner. Il faudra attendre la fin de l’année pour lire la traduction française aux éditions Actes Sud, lesquelles publient toute son œuvre. Avec ce nouveau roman, Don DeLillo parvient à se hisser à la hauteur de ses précédents chefs-d’œuvre comme Outremonde ou Point Omega.

 

DeLillo au sommet ?

Zero K DeLillo
Donald Richard DeLillo, dit Don DeLillo

Connaissez-vous Don DeLillo ? Si tel n’est pas le cas, faisons alors les présentations. Cet auteur new-yorkais né en 1936 dans le Bronx a publié une quinzaine de romans depuis le début des années 70, ainsi que plusieurs nouvelles, pièces de théâtre et articles remarqués. Il a obtenu en 1985 le prestigieux National Book Award pour Bruits de fonds. Le critique américain Harold Bloom considère Don DeLillo comme l’un des plus grands romanciers américains de son époque, avec Thomas Pynchon, Cormac McCarthy et Philip Roth : en bref, du beau monde.

Que nous raconte donc Don DeLillo dans Zero K ? Le narrateur-personnage, Jeffrey Lockhart, 34 ans au moment de l’histoire, rejoint son père Ross dans un coin reculé du Kazakhstan. Et plus précisément, dans un complexe mystérieux appelé la « Convergence ». Ross Lockhart est un sexagénaire, homme d’affaires millionnaire et grand collectionneur d’art. S’il a demandé à son fils de le retrouver, c’est pour dire adieu, en quelque sorte, à son épouse Artis Martineau, plus jeune que lui, une archéologue atteinte à un stade avancé de la sclérose en plaques.

Zero K DeLilloVoilà donc la fonction de la Convergence : la cryogénisation, c’est-à-dire la conservation d’un être vivant à une température très basse. Ross Lockhart y emmène donc sa jeune épouse pour la conserver entre la vie et la mort, dans l’espoir d’une renaissance future. Le narrateur, Jeffrey, erre dans les couloirs de ce complexe étrange, perdu en plein désert, éloigné de toute histoire, un bâtiment à mi-chemin entre œuvre d’art gigantesque, centre scientifique et lieu quasiment sacré. Il y rencontre une foule de personnages iconoclastes, universitaires, scientifiques, ermites, et se retrouve pris dans une relation triangulaire entre son père et Artis Martineau.

Rapidement, sa venue prend un autre sens : son père souhaiterait accompagner sa jeune épouse dans cette expérience. Les deux hommes se livrent à un deuil paradoxal. Le fils pense beaucoup à sa mère défunte, Madeline, dont son père a oublié jusqu’au nom. Le face-à-face vire à des considérations sur l’acte de Ross : héroïsme, égoïsme, vanité ? Plus qu’une simple relation père-fils, c’est à une superbe réflexion sur la science, la technologie et la mort que nous invite Don DeLillo. Le roman tourne précisément autour du projet Zero K : le 0 K correspond au zéro absolu (−273,15 °C), température à laquelle le corps pourrait donc être cryogénisé.

Zero K DeLilloDon DeLillo, octogénaire en novembre, gagne encore et toujours en ambition. À voir le sujet, on pourrait déclamer un poncif, écrire : « oui, certes, Zero K est un livre-testament ». Mais Don DeLillo ne se montre pas, ou seulement dans les saillies contemplatives et philosophiques d’un auteur qui ne peut pas souscrire totalement au romanesque. Avec ce roman, Don DeLillo est-il au sommet ? Ce roman, en tout cas, est une somme de Don DeLillo. On croit revoir tous les autres romans en un seul. La contemplation du temps, comme dans Point Omega. L’interaction de l’homme, du capital et des nouvelles technologies, comme dans Cosmopolis. La fascination pour l’opposition entre espace urbain et désertique, comme dans Outremonde, Les Noms, et la plupart de ces romans. Le magnétisme exercé par la science, comme dans L’Étoile de Ratner.

Si l’on devait définir cet objet insolite que constitue Zero K, ce serait le minimalisme profond et concrété de son avant-dernier roman Point Omega, mais historique comme Outremonde, scientifique comme L’Étoile de Ratner et artistique comme Body Art. D’ailleurs, jamais l’espace circonscrit par le texte n’a jamais été dans son œuvre aussi plastique. Histoire comme récit : Zero K s’apparente plus à une installation, une œuvre d’art, qu’à un roman traditionnel.

Science et fiction

Zero K DeLilloEncore une fois, dans Zero K Don DeLillo se fait le plus contemporain des auteurs en analysant toute la dimension sacrée qu’impliquent les nouvelles recherches technologiques. Encore une fois, selon les mots de Florian Tréguer, nous avons le droit à une « fiction d’experts » qui met en scène scientifiques, hommes d’affaire, universitaires. Génériquement, Don DeLillo utilise les codes du récit d’anticipation. Mais, comme dans Cosmopolis, la science rejoint déjà la fiction. Entre uchronie et anticipation, Don DeLillo nous dit : le futur est à nos portes, la science réalisera bientôt les plus grands fantasmes de l’humanité. Esthétiquement, Zero K a la beauté d’un diamant noir. On retrouve toute la dimension et l’inspiration cinématographiques de son œuvre. Le centre où se trame la cryogénisation est une sorte d’œuvre d’art en soi. L’esthétique est suggérée par un personnage, qui rapproche l’expérience de la cryogénisation à l’œuvre de cinéastes tels que Kubrick, Kurosawa ou Tarkovski.

Si Point Omega, son avant-dernier roman, rappelait beaucoup l’œuvre d’Antonioni, Zero K emprunte beaucoup, esthétiquement, à l’univers de Tarkovski. Nous sommes effectivement dans la Zone de Stalker ou proche de la distorsion du temps de Solaris. Zero K est un roman sur le froid, sur l’éclat pâle de la technologie et de la mort. Mais attention : Don DeLillo n’est pas un auteur de science-fiction. Certes, les discours des personnages sont de véritables perles littéraires. Mais l’auteur nord-américain est avant tout un ironiste et un grand critique. Toute la vanité de la science qui vise, dans le livre, à anéantir la mort, à inventer un nouveau langage, à sortir de l’histoire, à créer un post-humain, Don DeLillo la moque. Les personnages, particulièrement les experts, se tiennent entre vérité et grandiloquence. Dans cet écart se loge la dialectique d’une réflexion qui détraque le contemporain tout en sachant conserver une dimension métaphysique.

« A kind of shadow language »

D’un côté, il y a la cryogénisation, la volonté d’une vie post-mortem. De l’autre, il y a la vie brute, quotidienne, telle qu’elle est véritablement et comme nous la vivons. Il y a Artis cryogénisée, et un enfant qui disparaît mystérieusement. Dans Zero K Don DeLillo renoue avec sa réflexion sur le temps, dont Point Omega était peut-être la meilleure expression. Le roman commence sur cette phrase : « Everybody wants to own the end of the world » [traduction provisoire de la rédaction : « Tout le monde veut posséder la fin du monde »]. Et plus loin, à la page 66, « Catastrophe is our bedtime story » [traduction provisoire de la rédaction : « La catastrophe, c’est l’histoire que nous lisons avant de nous coucher »]. Dans son précédent roman, le personnage attendait l’avènement du point oméga. Et tout se terminait sur un événement, une disparition absurde, inexplicable. Dans Zero K Don DeLillo retravaille cette différence entre événement et avènement en opposant l’écoulement quotidien du temps et les grands discours sur le sens de l’histoire. Du reste, l’écriture alterne entre discours messianique et détails insignifiants et mystérieux. La vie n’est pas ailleurs, elle coule avec le temps jusque dans la mort.

Zero K DeLilloL’écriture énonce l’absurdité du monde, mais la combat dans son déploiement. Don DeLillo semble écrire qu’il ne reste que l’écriture. D’une certaine manière, tant son roman est ambitieux, l’auteur n’a jamais paru si moderniste. La partie centrale du roman, courte, est encadrée par deux longs chapitres. Celle-ci porte le nom du personnage féminin, Artis Martineau. DeLillo se risque à un monologue intérieur où l’espace n’existe plus, où le temps se dilate. On assiste au flux de conscience d’une personne entre la vie et la mort. Ces quelques pages resteront un grand moment de littérature. Dans Zéro K Don DeLillo – qui refonde en un sens la puissance du verbe, notamment par le rôle dévolu à l’auteur dans nos sociétés et par son idée de contre-récit (counternarrative) – pourfend avec génie la vanité de la science. Un personnage dit à la page 237 : « Sometimes history is single lives in momentary touch » [traduction provisoire de la rédaction : « Parfois, l’histoire est simplement une vie en déroulement continu »]. Il n’y a pas de cyber-humain : il n’y a que des humains.

Quelques passages de Zéro K (traduits par notre rédaction en attendant la parution chez Actes Sud) :

When I was fourteen I developed a limp. I didn’t care if it looked fake. I practiced at home, walking haltingly room to room, tried not to revert to normal stride after I rose from a chair or got out of bed. It was a limp set between quotation marks and I wasn’t sure whether it was intended to make me visible to others or just to myself. (p. 102).

Quand j’avais quatorze ans, j’ai commencé à boiter. Je ne me souciais pas si cela paraissait faux. Je pratiquais à la maison, marchant de manière hésitante de chambre en chambre, essayant de ne pas retrouver une foulée normale après m’être levé d’une chaise ou sorti du lit. C’était un boitement entre guillemets et je ne savais pas s’il était destiné à me rendre visible auprès des autres ou simplement à moi-même.

We are here to learn the power of solitude. We are here to reconsider everything about life’s end. And we will emerge in cyberhuman form into a universe that will speak to us in a very different way
I thought of several names and rejected them. Then I came up with Szabo. I didn’t know if this name was a product of his country of origin but it didn’t matter. There were no countries of origin here. I liked the name. It suited his bulging body. Miklos Szabo. It had an earthy savor that contrasted nicely with the programmed voice in translation. (p. 67).

“ Nous sommes ici pour appréhender le pouvoir de la solitude. Nous sommes ici pour reconsidérer tout ce qui concerne la fin de la vie. Et nous émergerons sous une forme cyberhumaine au sein d’un univers qui nous parlera d’une manière vraiment différente ”.
J’ai pensé à plusieurs noms et je les ai rejetés. Puis j’en suis venu à Szabo. Je ne savais pas si ce nom était le produit de son pays d’origine, mais cela n’importait pas. Il n’y avait pas de pays d’origine ici. J’aimais le nom. Il convenait à son corps saillant. Miklos Szabo. Il possédait une saveur terreuse qui contrastait bien avec la voix programmée de la traduction.

 

Zero K Don DeLillo, Scribner, 2016, 274 pages, 27 $

 

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