Youri Mamleev est l’un des très exaltants écrivains russes contemporains, pourtant méconnu à l’Ouest. Pourquoi, sachant que Mamleev pourrait être comparé, dans son exigence métaphysique de romancier, à Edgar Allan Poe ou Villiers de L’Isle-Adam ? Sans doute les rares critiques ne l’abordent qu’en ayant recours à une hypnotique litanie : l’absurde, l’absurde, l’absurde ! Depuis Gogol, la même incompréhension perdure. L’absurde ? Oui, mais non l’absurde nihiliste d’un existentialisme dépité et écœuré. L’absurde comme fracture du « quotidien » rationné et rationalisé. Rupture du dasman heiddeggerien, du on berdaievien.

Brèche bien plutôt qui permet un contact illuminant avec des énergies spirituelles invisibles et, parfois, inquiétantes. Mamleev prend à bras le corps l’énergie contenue dans le langage, avec l’énergie métaphysique que le langage contient, notamment dans sous sa forme de barrière protégeant d’un cataclysme ! D’un cataclysme d’autant plus terrible qu’il n’aurait rien de ces catastrophes naturelles car il est non rationalisable étant ancré dans une autre dimension !

Destin de l’être est donc, finalement, une sorte de guide pour les plus frileux. C’est une topologie de la pensée de Mamleev, cette pensée qui irrigue ces romans et qu’il formalise particulièrement dans l’intéressant chapitre Métaphysique et Art. Allant même jusqu’à concrétiser très sérieusement une nouvelle école (pas si nouvelle en fait) : le « réalisme métaphysique » :

Nous pouvons dire alors que, pour un écrivain métaphysique, la tâche consiste en la réorientation de sa vision spirituelle vers la face invisible de l’homme… (p. 147)

Ayant participé dans les années 1970 en Russie à de nombreux groupes ésotériques clandestins qui assuraient la réception russe des œuvres de René Guénon (il est fort dommage, d’ailleurs qu’il n’expose pas plus longuement l’historique de ces groupes), Mamleev s’est forgé un étonnant corpus de connaissances spirituelles et métaphysiques. Mais, comme il le précise lui-même, cette œuvre guénonienne fut, comme c’est souvent le cas en terre russe, reçue non en tant que monolithique, mais comme pensée singulière à adapter à la singularité de l’âme russe. Or, cette annexion/adaptation s’opéra par le biais d’écrivains et de poètes et non par des universitaires ou ésotérologues patentés comme en Occident.

Cette annexion, Mamleev l’a faite comme personne. Se donnant pour but d’aller là où, selon lui, s’arrêtent les métaphysiques orientales. Au-delà du Soi jusqu’à un Abîme qui ne peut plus même être qualifié de transcendant ; « fiançailles avec un fiancé qui n’est pas, relation avec celui qui n’existe pas. » (p.131). Le troisième chapitre expose les bases de cette « nouvelle » doctrine spirituelle personnelle que Mamleev souhaite voir distinguée d’une religion ou même d’une métaphysique puisqu’il la nomme Outrisme. La force de Mamleev tient dans sa position. Ce qui pourrait passer pour l’outrance dogmatique d’un illuminé est sans cesse réorienté par son créateur. Car il s’agit bien de cela, en définitive, la réalité et la vérité intangible et inaliénable de l’intériorité créatrice :

Dans ces conditions, l’art supérieur, s’approchant des sphères qui lui sont proches, porte en lui son propre but. L’écrivain pourrait alors, en principe, n’écrire que pour lui-même, car ce n’est pas uniquement pour soi-même qu’un yogi accomplit ses exercices spirituels, les Forces Supérieures étant ses seules témoins. Toutefois, l’acte de communication ne peut pas disparaître entièrement, n’étant plus désormais une action méritoire, mais plutôt une action sacrificielle de sa part. (p.151)

De ce fait, les chapitres inauguraux de Destin de l’être sont assez décevants. Ils pourront intriguer certains jeunes esprits épris de l’école traditionaliste ou pérénnialiste (Guénon, Coomaraswamy, Schuon, Abellio, Borella, Biès…). Nul doute, par contre, que par leur sauvage liberté à l’égard du maître Guénon, ils déclencheront les foudres si prévisibles des dogmatiques gardiens du temple. Voilà un mérite, finalement assez scolaire eu égard à la fougue insolente du romancier. Il en est de même, malheureusement, de l’addenda Au-delà de l’hindouisme et du bouddhisme. Au final, pour le lecteur déjà pourvu d’une connaissance solide de ces doctrines, deux chapitres resteront : La dernière doctrine et Métaphysique et Art. Deux chapitres exaltants par leurs perspectives hypothétiques et vertigineusement personnalistes. Ils valent à eux seuls l’achat de ce livre pas comme les autres.

Thierry Jolif et Nicolas Roberti

 

Youri Mamleev, Destin de l’être, suivi de Au-delà de l’hindouisme et du bouddhisme, L’Age d’Homme, 2012, p. 198 pages, 12€   

 

 

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