Le XVIIe siècle renvoie traditionnellement l’image d’un siècle où tout ne serait qu’ordre et équilibre. Cette représentation, Michel Jeanneret, dans son livre Versailles, ordre et chaos, la corrige en profondeur :

Ce livre tente […] de soustraire l’art classique à un idéal exclusif d’harmonie, d’élégance, de rigueur qui, érigé en vérité unique, prend une tournure scolaire et statique qui dénature son objet […]. Passant de l’autre côté du miroir, je voudrais restaurer la face anxieuse de l’art classique, son face-à-face avec la violence et l’animalité, sa symbiose avec des forces sauvages qu’il tente de maîtriser, mais ne refoule pas. La culture classique ne nie pas la nature brute, elle esquisse au contraire un mouvement régressif vers le primitif et le tohu-bohu des origines, elle explore le règne de l’élémentaire, le territoire trouble des passions, des pulsions et des convulsions.

Michel Jeanneret va ainsi analyser et interpréter, tour à tour, l’architecture des jardins et la symbolique des bassins qui se sont construites à Versailles, les fêtes et les représentations lyriques et dramatiques qui s’y sont données, et la littérature qui s’y est développée.

 

Les jardins témoignent de cet équilibre entre nature domptée et nature sauvage. Les formes d’une vie brute et brutale, chaotique et désordonnée, sont partout présentes. La rigueur classique se doit à tout moment de les dominer sans pour autant les faire disparaître ou les étouffer sous peine de verser dans un académisme artificiel et insipide.
Les fontaines de Versailles, dont les sculptures sont inspirées des Métamorphoses d’Ovide, allient l’élégance des formes à la monstruosité de certaines figures. C’est typiquement le cas du monstre d’Encelade, que la mythologie place au centre du Mont Etna.

Il incarne la masse ténébreuse des puissances telluriques, la violence venue d’en bas et à son tour, inscrit, dans le décor de Versailles, un vestige de la vie sauvage, la trace symbolique des forces irrationnelles que la civilisation doit dompter pour survivre (M.J.).

ROI SOLEIL
20 Portrait du Roi-Soleil. Hyacinthe Rigaud 1701.
Musée du Louvre, Paris

Les feux d’artifice qui embrasent régulièrement le parc, sont du même ordre. Ils organisent le spectacle du chaos, du désordre, d’une forme d’apocalypse où se mêlent l’eau et le feu.

On efface l’ordre établi, on feint de retourner au creuset primitif et fusionnel afin de s’approprier le geste créateur. Le monde a connu le désordre, le mélange de tout dans tout, il faut infatigablement le rappeler pour exalter l’ordre restauré par le monarque (M.J.).

En 1764, pour fêter la conquête de la Franche-Comté, Versailles offre une mise en scène en apothéose : un rocher sort du Grand Canal, surmonté d’un obélisque, au pied de laquelle surgit un dragon menaçant.

Le paysage d’ordinaire calme et majestueux du Grand Canal prend l’allure d’un capharnaüm : de la gueule du dragon, qui semblait un gouffre, sortent des lutins enflammés qui plongent dans l’eau puis grimpent dans le ciel en crevant avec un bruit épouvantable. […] Il y a, dans cette feinte tourmente, de la fantaisie et du jeu, du style et du savoir-faire. Sous l’harmonie gît le spectre de l’anarchie et inversement sous le spectacle de l’anarchie gît la promesse de l’harmonie (M.J.).

La maîtrise de la mise en scène a l’ambition, et le courage, de montrer une sauvagerie et un désordre finalement vaincus par le monarque.

PROSERPINE LULLY

L’opéra, lui aussi, participe de cette angoisse : « Un opéra comme Proserpine, sous son air d’aimable divertissement exprime une peur très actuelle comme si la Cour se donnait le spectacle de sa propre vulnérabilité » (M.J.). Même scénario avec Atys, autre opéra où les gouffres menacent d’anéantissement les grands de ce monde et l’humanité en général.
Le monde des Lettres n’échappent pas, bien sûr, au pessimisme latent et aux angoisses qui portent l’activité artistique développée à Versailles.

Les oiseaux de malheur se multiplient et ils sont bien connus. Racine supplantant Corneille construit son théâtre sur les ruines de l’idéal héroïque et prodigue le spectacle des faiblesses et souffrances humaines. Molière montre comment de dangereux maniaques, prisonniers de leur lubie, risquent de semer autour d’eux la désolation. Pascal déplore longuement le tableau des misères de l’homme. Notre nature est pareille à celle des bêtes, écrit-il (M.J.).

La Bruyère fait de l’homme un parfait acteur du mensonge et un esclave de la passion. Et la métaphore animale fait florès. « Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme » nous sert Boileau. Tout comme La Rochefoucauld qui écrit :

Combien y a-t-il d’hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents, les uns comme des tigres, farouches et cruels, d’autres comme des lions en gardant une apparence de générosité !

Quant à Saint-Simon, écrivain du XVIIIe siècle, mais héritier du Grand Siècle, il dénonce trahison, déliquescence et abandon de la tradition monarchique, usant lui aussi de cinglantes métaphores animales.

Comment interpréter ce constant trait de style ?

Symptôme de la bassesse de l’homme, la métaphore animale trahit le désenchantement et le mépris du monde qui, depuis la Fronde, tendent à s’emparer de l’élite pensante (M.J.)

La noblesse et la grandeur du XVIIe siècle sont là, néanmoins : conscients de leur fragilité et leur faiblesse, qu’ils ne se cachent pas, les hommes qui composent le siècle tentent par là-même de conjurer et maîtriser le chaos et les désordres qui les guettent et perpétuellement les menacent.

Versailles, ordre et chaos de Michel Jeanneret. Gallimard Bibliothèque des Histoires, 20 septembre 2012, 384 p., ISBN 978-2-07-013638-4, prix 38 euros.

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