Trois personnages et trois destins partis d’Angleterre en route pour Calais. Une pérégrination placée sous la peur de la peste, révélatrice de la personnalité de chacun et de l’état d’une société. Vers Calais en temps ordinaire : un roman au service de l’Histoire.

Une petite promenade à pied en Angleterre, traverser les villages et les paysages pour se rendre de l’autre côté de la Manche, à Calais, cela vous dirait ? Pas d’inquiétude, vous ne serez pas seul. Vous irez avec une bande d’archers, de « soudards » comme ils se définissent eux-mêmes. Ils s’appellent, Long-Gaillard, Douceur pourvu d’une « dentition d’or dont l’opulence suffirait à confectionner un candélabre papal », ou encore leur dux Haine Attenoke et tant d’autres encore, plus dangereux et fous les uns que les autres. Vous voyagerez aussi avec une femme française : Cécile de Goincourt « au statut incertain », prisonnière violée ou femme libre ?

Surtout vous pourrez plus facilement dialoguer avec trois compères principaux, étrangers comme vous au groupe. Il y a d’abord Will Quate, un jeune laboureur parti de Outen Green qui veut rejoindre Calais pour réaliser la promesse de son seigneur : obtenir sa liberté et quitter son statut de serf. Il a été rapidement rejoint par une gente Dame, Berna, qui a fui le domaine seigneurial de son père pour éviter un mariage forcé et retrouver un homme qu’elle croit aimer. Elle lit et rêve du Roman de la Rose, un peu comme notre Emma Bovary normande. Enfin le troisième compagnon est un procureur écossais qui doit rejoindre Avignon. Tous les trois vont faire l’objet de récits distincts chacun avec leur style et des mots adaptés à leur statut social. Concret, précis pour le paysan, romantique et langoureux pour Berna, littéraire et lyrique pour Thomas le procureur.

Une précision quand même qu’il faut vous apporter avant votre départ. Nous sommes en 1348 et la peste sévit en Italie et en France et menace de traverser la Manche. Un détail qui risque cependant de modifier un peu la tranquillité de votre périple. De surcroît les archers sont un peu sanguinaires ; ils aiment les auberges, les gueuletons, les risques avec les habitants des bourgs traversés. Cela met du piment dans le récit à venir qui devient alors un road-movie médiéval.

En évoquant un roman historique anglais, on pense immédiatement à Ken Follett mais James Meek, écrivain écossais, ancien journaliste au Guardian, lauréat de nombreux prix littéraire, utilise le style différent des protagonistes pour offrir plus qu’un récit haletant et documenté, avec du suspense à chaque page. Ici l’Histoire parfaitement documentée est au service du roman et non l’inverse. La période est essentielle certes mais les ressorts sont de tous les temps. Au fil des pages et de la découverte des personnages qui ne sont en rien des archétypes, l’auteur traite par transparence des problèmes universels et intemporels.

En priant Dieu, en brûlant des ossements pour lutter contre la peste noire, en chantant nuit et jour sans interruption pour stopper l‘avancée du fléau, des échos d’aujourd’hui surgissent dans notre pensée, de l’imaginaire à la réalité. Insularité et repli sur soi de l’ile britannique, pandémie, mais aussi pensée féministe, travestissement, genre, désir sexuel, classes sociales, traversent ce roman qui devient alors une véritable chanson de geste contemporaine. L’auteur, sans jamais pratiquer l’anachronisme en falsifiant le quatorzième siècle pour l’assimiler au nôtre, établi des ponts universels.

Il s’appuie pour cela sur des personnages formidablement humains, aux descriptions physiques uniques et aux tempéraments magnifiques, drôles, émouvants et si attachants. Au fil du parcours et des pérégrinations chacun va révéler aux autres, mais aussi à lui même, sa vraie nature. Le laboureur, l’homme le plus délicat de la bande, va faire preuve d’une rare délicatesse de sentiments et être l’écho d’un rapprochement des sentiments féminins et masculins. La peste ébranle tout, faisant et détruisant les certitudes. Malédiction de Dieu frappant les hommes pour leur indignité pensent certains. Maladie naturelle frappant toutes et tous indistinctement écrivent d’autres. La peste bouleverse l’équilibre du monde.

Foin de tergiversations, il est temps de prendre la route. Munis de ces précieux avertissements, vous ne risquez rien si ce n’est un bonheur de lecture, intelligente, romanesque et érudite. Rien que cela.

Vers Calais, en Temps ordinaire de James Meek. Éditions Métaillé. 464 pages. 23€. Traduit par David Fauquemberg.

james meek
James Meek © Philippe Matsas

James MEEK est né à Londres en 1962 puis a grandi en Ecosse, à Dundee. Grand reporter, il a vécu en Russie, à Kiev et à Moscou de 1991 à 1999 où il était correspondant. Il vit maintenant à Londres où il collabore au Guardian, à la London Review of Books et à Granta. Il est l’auteur des ouvrages Un Acte d’amour et Nous commençons notre descente, tous les deux lauréats de prix littéraires et traduits à travers le monde.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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