La cathédrale Saint-Bavon de Gand (Belgique) s’enorgueillit de posséder, depuis plus de cinq siècles et demi, ce qui constitue l’un des joyaux fondateurs de l’école picturale flamande : il s’agit de ce polyptyque peint entre 1420 et 1432 par Hubert et Jan Van Eyck, connu sous le nom de « retable de l’Agneau mystique ». Cette composition est demeurée jusqu’à aujourd’hui dans un état de conservation assez remarquable en dépit de vicissitudes et de restaurations plus ou moins pertinentes. Outre des convoitises multiples, elle a suscité de nombreuses interrogations quant à la part prise par chacun des frères Van Eyck dans son exécution tout autant qu’à sa signification. Elle a donné lieu, en 2008, à la publication d’un ouvrage didactique, signé par Fabrice Hadjadj, ouvrage de grand format, fort bien documenté et commenté, pourvu d’une illustration photographique d’excellente qualité et dont la lecture apparaît riche d’enseignements(*).

 

La cathédrale Saint-Bavon de Gand s’enorgueillit de posséder l’un des joyaux fondateurs de l’école picturale flamande

 La cathédrale Saint-Bavon de Gand s’enorgueillit de posséder l’un des joyaux fondateurs de l’école picturale flamande.

 Dans ce retable, au même titre que dans les autres œuvres de Jan Van Eyck, on peut dire que la part de l’imagination est extrêmement réduite, tout comme est nulle l’action dramatique. D’une manière générale, l’œuvre picturale de Van Eyck donne le sensation de baigner dans une sorte de beauté essentiellement statique, qui tient, d’une part, à la perfection infaillible du métier et à la splendeur d’une matière conférant l’impression de l’incorruptibilité ; d’autre part, à un amour quasi organique pour toute chose et pour tout être créé.

C’est apparemment sans hâte et sans passion que Van Eyck ne peint que ce qu’il voit – il n’est point visionnaire. Il se dégage de ces représentations fidèles jusqu’au trompe-l’œil une poésie qui est en lui et qui s’ignore. L’attention de l’œil, l’application de la main dépendent d’une confiance imperturbable de l’âme, chez un homme qui est sans inquiétude. Et c’est par cette âme ingénue, toujours disponible, que le peintre communie avec la nature.

« Ce n’est d’ailleurs point d’imitation dont il s’agit, et mieux vaudrait parler de mimétisme : Van Eyck se fait lui-même, tour à tour, perle et joyau, marbre et velours, feuille et gazon ; il est dans le cœur de cette fleur, dans le reflet de ce miroir, dans cette eau qui répète ce ciel, dans le clair-obscur qui caresse ces collines, dans les rides de cette tempe, dans le sang qui empourpre cette bouche, dans ce regard qu’il n’a pas besoin de rencontrer pour lui ravir ses secrets »

Jan Van Eyck (c. 1390/1400 – 1441)
Jan Van Eyck – L’Homme au turban rouge (autoportrait ?)

 Ce polyptyque, haut de 3,50 mètres et dont la largeur varie entre 2,25 mètres et 4,60 mètres, selon qu’il est fermé ou ouvert, est le résultat d’une commande passée dans le premier quart du quinzième siècle,par Joos Vijdt, un riche bourgeois de la ville et marguillier de Saint-Bavon. Aussi orne-t-il l’autel de la chapelle dédiée à ce bienfaiteur. Il comporte une douzaine de panneaux, dont huit volets mobiles peints sur les deux faces.

Chacun des panneaux constitutifs de cet énigmatique et envoûtant ensemble donne lieu à un commentaire édifiant et didactique qui resitue chaque scène dans le contexte testamentaire, évangélique et apocalyptique de la Bonne nouvelle, en même temps qu’il contribue à établir l’unité structurante de la composition.

Le retable fermé est défini par F. Hadjadj comme « le temps rassemblé autour du Fiat ». En effet, l’extérieur du tableau est occupé, dans sa partie supérieure, par une représentation de l’Annonciation – c’est-à-dire du mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu dans la Vierge -, avec laquelle commence la rédemption de l’humanité. L’auteur fait état du « jeu discret d’assonances en vert, rouge et bleu » existant entre l’ange Gabriel (qui occupe le panneau de gauche) et Marie (qui figure sur celui de droite), les deux personnages étant séparés par deux panneaux intermédiaires porteurs de décors de prolongement, aux significations spécifiées. Il souligne aussi l’étrange correspondance qui s’établit entre la forme de la colombe en vol suspendu au-dessus de la Vierge et les pages du livre ouvert devant cette dernière, comparant en outre « les mains de Marie au-dessus du drapé immense » au « buisson ardent au sommet du mont Horeb ».

Ces panneaux de clôture nous offrent, dit le commentateur, une vision où « le passé se penche vers l’Annonciation, comme au-dessus d’un puits plein d’ombre » : la scène précédente est en effet surmontée de quatre compartiments arrondis à l’intérieur desquels sont logés deux prophètes hébreux (Zacharie et Michée) et deux sibylles païennes (d’Érythrée et de Cumes), qui semblent contempler l’engendrement des temps nouveaux, avec toute la sérénité intuitive liée à leur fonction.

Le retable de l’Agneau mystique (fermé)

Et, poursuit l’auteur, « le futur se tient à ses pieds, comme au-dessous d’une source ». Ce futur qu’incarnent les deux saints Jean en tant que bornes solsticiales des cycles du premier et du second avènement. Disposés sous une forme statufiée au sein de deux niches-fenêtres trilobées, les deux personnages ont un rapport direct avec le thème central du retable. Saint Jean Baptiste tient la place d’honneur en tant que titulaire (primitif) de la cathédrale et patron de la ville de Gand. Il est porteur de son attribut fréquent : l’Agneau de Dieu. L’évangéliste, quant à lui, apparaît ici comme auteur du livre de l’Apocalypse, révélateur de la vision de l’Agneau mystique(1), bénissant de sa dextre un calice d’où jaillissent cinq serpents, « coupe où bouillonne le vin de la colère de Dieu »(2). Et c’est « à partir de leur témoignage commun que s’organise la vision de l’Agneau »(3).

Les deux saints johanniques sont flanqués de la représentation du donateur et de son épouse (Isabelle Borluut), agenouillés et priant, « dans l’actualité de la couleur » (4), eux dont l’apparence quelque peu ingrate nous enseigne que « la métaphysique de l’élection ne réclame pas un physique de rêve ».

*

« Les panneaux s’ouvrent, et la musique de chambre de l’Annonciation explose dans une fugue symphonique en bleu, rouge et vert », nous dit F. Hadjadj, ajoutant que le retable ouvert, c’est « l’éternité rassemblée autour de l’Agneau ». Deux étages de représentations, là encore.

Au-dessus, une sorte de « déisis », interprétée ici avec une éblouissante fusion de solennité rituelle et d’opulence ciselée. Le Seigneur, revêtu d’un long manteau écarlate et coiffé de la tiare papale (signe de Son règne sur les trois mondes) accomplit le geste de bénédiction, accompagné qu’Il est, à Sa droite, de la Vierge couronnée et habillée de bleu sombre et, à Sa gauche, de saint Jean Baptiste, qui a troqué sa fruste tunique en poils de chameau contre un long manteau vert.

L’analyse des panneaux est prétexte, pour l’auteur, à s’interroger, d’une certaine façon, sur le bien-fondé de la représentation de Dieu : s’agit-il de la première ou de la seconde hypostase ? L’auteur, à rebours de la plupart des analyses antérieures, estime que le « personnage » bénissant, tout de rouge vêtu, ne peut être que le Fils, étayant sa thèse sur une analyse des multiples inscriptions figurant tout autour de la représentation « incarnée ». Il n’en formule pas moins une ultime réserve, liée au fait que l’on pourrait lire verticalement le tableau en y voyant, superposées, les figurations du Père, de l’Esprit saint (la colombe flamboyante) et du Fils (l’Agneau sur l’autel). C’est assurément une manière de voir, mais nous nous permettrions, personnellement, de suggérer que, le Christ étant à la fois prêtre sacrificateur et victime sacrifiée, c’est ainsi qu’il apparaît sur le retable (la dimension sacerdotale – suprême ! – étant manifestée par la tiare pontificale et la crosse, et la dimension sacrificielle par l’agneau et la chasuble rouge)(5).

Les panneaux s’ouvrent, et la musique de chambre de l’Annonciation explose dans une fugue symphonique en bleu, rouge et vert

De part et d’autre de cette scène se tiennent deux groupes d’anges, respectivement chanteurs (à gauche) et musiciens (à droite), entonnant des « chants de supplication, des chants de louange et des chants d’actions de grâces ». Quoique « incorporels et n’occupant aucun lieu », ils n’en sont pas moins des guides dont la mission est « de conduire l’homme au lieu décisif ».

Aux extrémités, deux personnages fort pudiquement dénudés, en lesquels nous n’avons aucun mal à reconnaître les parents du genre humain, rappelant le péché qui rendit nécessaire la rédemption : Adam à dextre, Eve à sénestre, surmontés eux-mêmes de deux saynètes imagées illustrant la nature des offrandes faites à Dieu par Abel et Caïn (au-dessus d’Adam) et le meurtre du pasteur par l’agriculteur (au-dessus d’Eve).

La bande inférieure, qui a contribué à donner son appellation à l’œuvre d’ensemble, nous présente, au centre, la cérémonie liturgique, bien connue (picturalement parlant !), de l’adoration de l’Agneau mystique, qu’encadrent, à gauche, les « cavaliers » (juges intègres et chevaliers du Christ), et, à droite, les « piétons » (saints ermites et saints pèlerins).

« Heureux ceux qui sont appelés au festin des noces de l’Agneau ! » : quatre groupes, en provenance des quatre coins du tableau-prétexte, viennent, selon les deux diagonales, se grouper autour de l’autel. Sur ce dernier se tient l’Agneau immaculé « qui tollit peccata mundi » (comme l’énonce l’inscription figurant sur la nappe rouge frangée recouvrant la sainte pierre). De sa poitrine s’échappe un flot de sang qui vient emplir continuellement la coupe du Salut, Graal d’or au pied octogonal. Mais la victime souffrante est devenue ici victime triomphante ; en accord avec l’esprit même du texte de l’Apocalypse : « Il est digne, l’Agneau égorgé, de recevoir la puissance et la richesse, la sagesse et la force, l’honneur, la gloire et la louange » 6).

Cet Agneau, campé et dressé sur la table du sacrifice et de la face de qui rayonnent mille et une flèches d’or, est entouré en premier lieu d’une cohorte de quatorze anges agenouillés : deux d’entre eux encensent l’autel, huit sont en prière, tandis que les autres tiennent en main les instruments de la Passion (la croix, la couronne d’épines, les clous, la colonne de la flagellation, le fouet y associé, la longue tige d’hysope porteuse de l’éponge, etc.).

Les deux groupes d’élus de l’arrière-scène s’avancent les palmes à la main, à la manière de ceux qui acclamaient le Christ au dimanche des Rameaux, lors de Son entrée triomphale à Jérusalem : ce sont les confesseurs et les saintes, qui « renouvellent la polarité homme-femme qui traverse tout le retable ». Pour les premiers, « les coiffures distinguent différents états de vie », faisant apparaître : trois papes, deux cardinaux, onze évêques et une masse de prêtres et de moines. Les femmes, quant à elles, portent toutes une couronne de fleurs rouge, bleue ou tricolore, de la vierge martyre (sainte Ursule et sa flèche, sainte Dorothée et sa corbeille de fruits, sainte Barbara et sa tour, sainte Agnès et son … agneau, etc.) à la prostituée repentie.

La bande inférieure nous présente, au centre, la cérémonie liturgique de l’adoration de l’Agneau mystique

L’avant-scène met en présence l’ancienne et la nouvelle Alliances, conçues « comme deux moments de l’unique Alliance de Dieu ». A droite, symbole du message néo-testamentaire, une hiérarchie ecclésiale comparable à celle que nous avons vue antérieurement, mais vêtue de rouge, cette fois, et non plus de bleu. Elle est précédé d’un groupe de douze hommes habillés de bure et agenouillés, qui sont, bien sûr, les apôtres, associés aux douze portes de la nouvelle Jérusalem. De l’autre côté, une masse compacte d’hommes barbus, portant à l’occasion des coiffures proprement invraisemblables : ce sont des juifs, témoins de l’héritage vétéro-testamentaire, parmi lesquels, agenouillés et tenant un livre ouvert en mains, les douze petits prophètes, d’Osée à Malachie. Les quatre personnages qui se tiennent derrière eux, debouts, vêtus en rouge, vert, bleu et blanc seraient, selon F. Hadjadj, les quatre grands prophètes (Isaïe, Ezéchiel, Jérémie et Daniel).

Ces deux groupes sont séparés par la fontaine de Vie, motif d’axialité et de symétrie où le souci d’analyse du monde visible est poussé à l’extrême. Les flots qui s’échappent des divers tuyaux se modifient eux-mêmes en coulant, se divisant en gouttelettes de taille croissante, éclaboussant la surface liquide où elles tombent avec une intensité différente, créant des ondes de propagation qui se diluent dans le moutonnement général du bassin. Cette fontaine est le « fleuve de vie » dont parle l’Apocalypse(7), fontaine qui irrigue la Jérusalem céleste, fontaine de forme octogonale comme le serait un baptistère

L’ensemble de cette scène de l’adoration se situe en un paysage inventé, réordonnant et structurant des éléments empruntés à la réalité géographique. De fait, parmi les édifices de l’arrière-plan réputés représenter la nouvelle Jérusalem, il est possible de reconnaître la tour de la cathédrale d’Utrecht, celle de Saint-Nicolas et la cathédrale de Gand. De même la végétation très diversifiée qui y est peinte témoigne de la coexistence d’espèces poussant sous des latitudes différentes et en des saisons contrastées.

Enfin, au centre même de la composition entière, la colombe de l’Esprit saint, nimbée d’un triple halo, plane in excelsis, projetant sur toute l’assistance son flamboiement aurifié et s’enlevant sur un ciel d’azur éblouissant. Et, sous ses feux, dans le paysage du fond, « le bleu de la terre rejoint le bleu du ciel sous le triple soleil de l’Esprit », plongeant le spectateur dans une vision béatifique de vie et de gloire éternelles.

René

Notes :
(1) Cf. e.g.  Apocalypse V,  6, 8, 12, 13 ; VI, 1, 16.
(2) Ibid., XVI, 18.
(3) On peut peut-être ajouter que c’est en 1430, alors que J. Van Eyck peignait ce retable, que le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, fondait, à Bruges, l’ordre de chevalerie de la Toison d’or, adoptant comme insigne un autre symbole se référant à la fois à la mythologie païenne mais aussi au Gédéon biblique : la toison d’un agneau sacrifié.
(4) Selon le mot de Paul Claudel, « contemplateur »  fervent de l’œuvre de Van Eyck.
(5) A cet égard, nous pensons que des rapprochements intéressants seraient à faire avec la célèbre icône dite « de la Trinité » de saint Andréi Roublev.
(6) Apocalypse, V, 12.
(7) Ibid., XXII, 1.

(*) Fabrice HADJADJ – L’Agneau mystique. Le retable des frères Van Eyck (photographies de Paul Maeyaert) L’Oeuvre éditions, Paris, 2008, 80 pages, 32 x 32 cm – 40 €

 

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