Agnès Clancier nous raconte la Trace dans le ciel laissée par Maryse Bastié, aviatrice passionnée, dans un livre qu’on ne lâche à aucune de ses 285 pages. L’histoire de l’aviation française est riche des exploits de ses héroïnes : Hélène Boucher, Maryse Hilsz, l’actrice Élisa Deroche, Marie Marvingt, une « fille de l’air » aux performances sportives en tout genre, Suzanne Melk, Jeanne Herveux, Hélène Dutrieu, Léna Bernstein, Louise de Coligny-Chatillon – grand amour d’Apollinaire qui lui écrivit les « Poèmes à Lou » -, Adrienne Bolland, Edmée Jarlaud et tant d’autres femmes courageuses qui ont écrit de magnifiques pages d’histoire du ciel français.

Sans ces êtres d’exception, l’aventure de l’aviation de la première moitié du XXe siècle en France aurait-elle autant l’attrait fascinant de l’épopée ?

MARYSE BASTIE

Maryse Bastié est femme de courage dont les épreuves et les deuils ont jalonné la vie : mort de son père adoré, toute enfant, emporté par la tuberculose, mort de son frère aîné et de son cousin le plus proche pendant la Première Guerre mondiale, mort de son fils Germain dont elle fut la très jeune maman à 17 ans à peine, mort de Louis, enfin, son filleul de guerre qui deviendra son mari, grand et bel aviateur des combats de 14-18 qui la subjugua dès les premiers instants de leur rencontre.

Son regard sur elle, son sourire franc, le soleil qui pailletait sa peau et dorait ses prunelles, il est beau comme le sont tous les aviateurs, ces héros qui volent au secours des peuples, loin de la boue des tranchées, épargnés par les blessures sales. Un aviateur vit ou meurt. Mais il reste intact. Il n’y a pas de laideur dans la mort d’un pilote. Elle en paraît plus improbable, plus lointaine. Reste la beauté, la grandeur, la fascination pour le mythe et l’inconnu. A la une des journaux, les chevaliers de l’air sont des demi-dieux.

MARYSE BASTIE

Une fois la guerre achevée, très vite Maryse n’aura qu’une obsession, voler elle aussi, comme Louis, et avec Louis. Le sens de sa vie est là, désormais. Le rêve ne s’accomplira pas tout de suite, Louis ne tenant pas à voir sa femme aux commandes d’un avion. « Trop dangereux ! », lui oppose-t-il. Mais dans l’air du temps un vent nouveau de liberté, des mœurs et des esprits, souffle sur la France et sur la capitale en particulier où le couple aime flâner. Maryse et Louis vivront ce climat des années folles, fréquenteront ses lieux de plaisir et de spectacles – Casino de Paris, Bouffes Parisiens où chantent et dansent Maurice Chevalier et Mistinguett -.

MONNIER BEACH
Il faudra attendre le 21 avril 1944 pour que le droit de vote soit accordé aux femmes en France

La mode parisienne est aussi aux cheveux « à la Jeanne d’Arc », aux jupes courtes qui laissent voir le galbe des jambes, adieu chignons et corsets ! « Les sociétés féministes éclosent comme pâquerettes au printemps ». Maryse se rapproche alors de la féministe Louise Weiss. Bref, la liberté s’empare des esprits et des corps. Mais échoue encore sur le terrain politique : le Sénat continuera de refuser jusqu’aux années 40 le droit de vote aux femmes. France, pays des droits de l’homme mais pas des femmes, s’insurge Maryse.

« Une femme est subordonnée par les lois naturelles à un esclavage moral et physique dont elle ne peut nier les règles », c’est Edmond Jaloux qui l’écrit dans le journal Le Temps et fait hurler la bouillante et combative Maryse.

Le pays des droits de l’homme n’est pas le pays des droits de la femme (p.260).

Adrienne-Bolland
Adrienne Bolland (1895-1975) enfilant sa combinaison au pied de son Caudron C.27 F-AGAQ ©Jacques Hémet

Bart, un ami de Louis, sera le premier à guider Maryse aux manettes d’un aéronef. Le brevet de pilote sera bien vite et facilement acquis, « désormais gagne-pain » de la jeune aviatrice, un sésame que quelques autres femmes avaient décroché bien avant elle : entre autres, Élisa Deroche en 1910, morte en vol en 1919, ou Adrienne Bolland, une acrobate des airs et championne des loopings qui, elle, fut la première à traverser la Manche en 1920 puis la Cordillère des Andes l’année suivante.

Maryse bastié

Maryse, à l’image d’Adrienne devenue son amie, voudra aussi réaliser un fait d’armes qui la mette dans la lumière. Elle travaille à cette époque à Bordeaux : eh bien elle passera sous le pont transbordeur ! Du jamais vu, bien sûr : « La démonstration atteint son but, louanges, articles et photos fleurissent jusque dans la presse parisienne tout à coup entichée de cette jeune aviatrice qui se lance des défis une semaine après son brevet ». La toute jeune pilote est désormais célèbre. La tête pleine de projets, Maryse se met à rêver de « défis à relever, d’exploits à réaliser, de records à battre ». Enivrée par l’enthousiasme et l’euphorie du public qui la fête désormais, elle reçoit un soir un sec et terrible télégramme qui la fige : « Louis vient de se tuer dans un accident aérien ». L’accident : on n’y pense plus, surtout quand on vit aux côtés d’un pilote aussi expérimenté que Louis. Mais voilà, « l’aviation est une variante de la roulette russe, et la passion avait absorbé l’inquiétude, le désir tué l’appréhension. L’accident ce n’était pas pour lui, ni pour elle ». Le bonheur à deux s’est écrasé avec l’avion de son cher compagnon, « leurs échanges inachevés vont hanter son sommeil ».

LINDBERGH
L’aviateur américain Charles Lindbergh devant son monoplan, le Spirit of Saint Louis, en 1927. Ph. Coll. Archives Larbor

Reste les projets qui ne la quitteront plus et l’enverront démarcher les avionneurs. Mais les constructeurs hésitent encore : confier un avion à une femme n’est pas sans risques. « Sois belle et retourne dans ta cuisine », la rengaine misogyne est vivace et tenace. Les exemples de Nungesser et Coli à bord de « L’Oiseau blanc », de Charles Lindbergh calé dans son « Spirit of Saint-Louis », de Mermoz, aigle de l’Aéropostale, tous autant de fous volants transatlantiques, enracinent Maryse dans sa volonté d’exploits et de performances.

MARYSE BASTIE

Elle réussit son premier record, depuis le Bourget jusqu’en Poméranie : 1154 kilomètres sans escales ! En 1930, à bord de « Trottinette », un Klem, petit avion allemand en bois acheté pour quelques milliers de francs, Maryse s’offrira un record, jusque-là détenu par Léna Bernstein, au bout d’un vol qui la portera, à l’extrême limite de sa résistance physique, à accomplir un exploit en solitaire de trente-sept heures cinquante-cinq minutes, secouée dans sa machine volante et vibrante, coincée dans un habitacle qui la comprime, près d’étouffer et de s’évanouir à tout moment dans le bruit infernal et le souffle brûlant de son moteur, luttant contre le sommeil jusqu’à l’hallucination, les mains blessées de trop serrer les instruments et les manettes, s’écroulant enfin d’épuisement à la descente de l’avion. Le record restera dans les annales.

Passer la nuit à bord d’un avion est terrifiant. Il faut accepter de n’être plus qu’un misérable corps de chair et de sang fonçant dans l’obscurité, enfermé dans une dérisoire armure de métal. La plupart n’atteindrait même pas la moitié. Ils font semblant d’avoir oublié. C’est vieux tout ça, cela n’a plus de sens aujourd’hui. Il n’y a que la vitesse qui compte. La durée c’est autre chose, c’est l’humain.

se dira-t-elle plus tard dans l’amertume de moments trop vite passés et oubliés de tous.

Ce courage hors norme sera aussi celui d’une femme qui se battra sous l’Occupation. Maryse Bastié, « agent de liaison parmi d’autres, simple maillon d’une chaîne invisible, une chaîne de chair et de sang, vibrante, exaltée, imprévisible et tentaculaire, parcourant la France, ses villes et ses campagnes, franchissant les frontières de classe, de milieux, les partis politiques, traversant les familles », résistante comme ses consœurs Maryse Hilsz et Adrienne Bolland, apportera aide et réconfort à une population découragée et malheureuse, abandonnée de ses chefs.

Que demeure-t-il de la France ? Des dirigeants enfuis, des usurpateurs et des pillards, des bureaux et des ateliers vides aux portes béantes, des villes et des villages désertés, des routes où s’engluent des foules toujours plus nombreuses, auxquelles se mêlent des évadés, des escrocs, les malades renvoyés des hôpitaux, avec planant au-dessus d’eux l’ombre de cette guerre incompréhensible, cette promesse de mort qui les suit.

Maryse s’attardera du côté de Drancy, y rencontrera prisonniers, déportés politiques, otages et juifs portant l’étoile jaune comme une « cible sur le cœur ». La Gestapo l’aura à l’œil, l’enfermera, l’interrogera. Sans qu’elle ne cède rien à l’ennemi, impressionné peut-être par sa renommée d’aviatrice, elle qui a battu des records sur des avions fabriqués en Allemagne, se dit-elle.

Agnès Clancier nous restitue avec un grand talent d’écriture le climat de cette France défaite et nous fait entendre admirablement la voix désespérée de Maryse, affectée comme ambulancière au service de la Croix-Rouge, au milieu des parisiens en détresse, des malheureux se lançant sur les routes de l’exode, de tous ces Français chassés et humiliés.

À la Libération, c’est le sort des femmes tondues qui l’épouvantera :

Les badauds leur crachent dessus. Ils se vengent d’elles d’avoir perdu la guerre en 1940.

Tous ces disparus laissés derrière elle, mari, enfant, famille, amies l’empêcheront de partager la liesse générale de la liberté retrouvée. « Le souffle des morts emporte tout, la joie, la liberté, l’espérance ». Disparus, Louis et Germain, disparues Hélène Boucher, Léna Berstein et Maryse Hilsz, disparus Mermoz, Guillaumet et Saint-Ex. Maryse est une « survivante sous les décombres ». Et puis à quoi sert de vivre à présent, elle sait qu’elle ne pilotera plus, elle, l’aviatrice « aux trois mille heures de vol et dix records du monde. Plus jamais aux commandes d’un avion… ». La faute à une irrémédiable blessure au coude provoquée par un soldat allemand quatre ou cinq ans plus tôt sur un quai de gare.
Dans les années 30, un journaliste lui demanda :

Que ressentez-vous quand vous êtes là-haut ? Je voudrais ne jamais redescendre, répondit-elle.

Dans ce ciel sans limites qui la fascinait, Maryse Bastié est partie rejoindre tous ceux qu’elle avait tant aimés, dans l’accident fatal d’un vol d’essai, un jour de juillet 1952.
Un livre bouleversant et magnifiquement écrit.

Une trace dans le ciel par Agnès Clancier, éditions Arléa, collection Arléa-Poche, 23 mai 2019, 286 p., isbn9782363081940, prix : 9 euros.

 

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