Avec Une sortie honorable, Eric Vuillard poursuit son exploitation décapante de l’Histoire. Dans ce nouveau roman paru le 5 janvier 2022 aux éditions Actes Sud, c’est la guerre d’Indochine qu’il nous donne ici à voir différemment. Sa plume est acerbe, cynique, ironique. Magnifiquement efficace.

On pourrait dire d’Éric Vuillard qu’il soulève le tapis pour découvrir, sous l’apparence des choses, une autre réalité. Mais de manière plus noble on peut aussi écrire qu’il agit comme un archéologue, extrayant, à l’aide de sa plume légère, des vestiges enfouis sous d’autres vestiges, pour éclairer différemment des évènements majeurs de l’Histoire. Avec 14 Juillet, on avait découvert des personnages dits « secondaires » de la prise de la Bastille. L’Ordre du Jour montrait l’envers de « l’Anschluss » et de l’invasion de l’Autriche par l’Allemagne nazie. Enfin La Guerre des Pauvres dévoilait le rôle d’un prédicateur méconnu du XVIe siècle, agitateur et animateur d’une révolte sociale. Le trait commun à ces dépoussiérages, à ces exhumations, est sans aucun doute une forme sourde de colère, d’indignation contre l’injustice, l’écrasement des faibles par les puissants, ces puissants qui ont réécrit l’histoire à leur manière et en leur faveur.

guerre d'indochine
© Willy Rizzo, 1952

Avec Une sortie honorable, l’auteur évoque cette fois-ci la guerre d’Indochine, l’une des plus longues des guerres modernes (1946-1954), et la politique française des années 1950. Il n’écrit pas un nouveau livre d’histoire sur les échecs français jusqu’à la célèbre bataille de Diên Biên Phu, mais, comme à son habitude, nous raconte ce désastre en nous faisant entrer dans les coulisses: celles du Parlement qui sait très rapidement que « la guerre est pour ainsi perdue mais qu’il faut trouver « une sortie honorable » » capable d’être acceptée par l’opinion publique et surtout les électeurs. On découvre des généraux inconséquents qui transforment leurs fantasmes de gloire en cauchemars. On découvre que la bataille de Cao Bang aurait dû s’appeler bataille pour la société anonyme des mines d’étain de Cao Bang.

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© Willy Rizzo, 1952

Éric Vuillard utilise les portraits saisissants de personnages pour nous faire pénétrer ces arcanes de l’histoire. Et sa plume nous donne envie de rire, de pleurer, de crier devant tant de bêtises, de compromissions. Du général Navarre, qui va installer le camp de Diên Biên Phu, dont l’auteur écrit qu’il ignore tout de lui, mais dont il trace un portrait magnifiquement ironique, à Herriot, multiple président du Conseil, saisi dans ses habitudes gastronomiques quotidiennes entre deux discours à l’Assemblée, ou encore Maurice Violette « le caïd de l’Eure-et-Loir », député réélu à vie, on découvre les ficelles qui agitent ces marionnettes mues par l’intérêt supérieur de la nation, bien entendu, mais aussi et surtout par la satisfaction d’egos surdimensionnés.

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© Willy Rizzo, 1952

S’il traite d’Histoire, Éric Vuillard est avant tout un romancier, car son écriture fait mouche et il transforme les images et les sons publics en vaste comédie humaine. Digne des Caractères de Jean de La Bruyère, il démontre comment derrière le récit national des manuels d’Histoire, les évènements sont aussi le fruit d’actions, de personnalités de petits personnages, en proie à leurs désirs premiers, à leur naissance, à leurs fortunes. Marie Ferdinand de La Croix de Castries, le pauvre pour qui, comme pour beaucoup, « un bel héritage est pris pour un destin », le général de Lattre de Tassigny, transpirant devant les caméras d’une chaîne de télévision américaine sont ainsi simplement ravalés à de simples descendants de « dizaines de milliers de chasseurs cueilleurs ». Les mots d’Éric Vuillard renvoient comme un boomerang à leurs auteurs la condescendance qu’ils prêtent aux anonymes. Caustique, cynique, le propos frôle parfois l’antiparlementarisme, et il faut un magnifique portrait de Pierre Mendès France, qui ose à la tribune de l’Assemblée demander la recherche d’un « accord politique, un accord, avec ceux qui nous combattent », un accord que tous savent inéluctable mais qui reste indicible, pour que le lecteur, l’électeur pense « que l’expression « élu du peuple », veuille « parfois dire quelque chose » ».

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© Willy Rizzo, 1952

Nous savons que ces faits, ces personnages ne sont qu’un volet de notre histoire. Les autres sont dans nos manuel scolaires et on sait de quel côté penche le cœur d’Éric Vuillard, qui préfère rendre hommage aux quatre cents hommes de troupe qui défendirent, au nom de la Patrie, 78 760 actions du domaine houiller de Mao Khê qu’au patriotisme de nos généraux. Mais sa liberté d’écrivain nous enchante et sa prose, qui n’utilise pas les mots du militantisme, mais ceux de la littérature, n’en est que plus efficace, dérangeante. Et nécessaire.

Éric Vuillard sera en rencontre et dédicaces à Rennes le 14 janvier 2022 à 18H, à l’Espace Ouest-France.

une sortie honorable

Une sortie honorable de Éric Vuillard. Éditions Actes Sud. 208 pages. 18,50€. Paru le 5 janvier 2022.

Les photos utilisées pour illustrer cet article sont issues du reportage de Willy Rizzo, envoyé en Indochine en 1952 par Paris-Match avec pour mission d’offrir d’autres images du conflit que celles fournies par l’Armée française. Il sera le premier journaliste à rentrer dans un camp de prisonniers Vietminh. Épines dans le pied du commandement militaire, ses clichés représentant les tranchées seront interdits de diffusion, rappelant trop celles qui ont lacéré la France pendant la Première Guerre mondiale. Selon une révélation du Monde, le général Salan, à la tête de l’armée en Indochine, aurait même déclaré à son sujet ces paroles édifiantes : « Si je revois Rizzo en Indochine, je l’encule devant mon bataillon ».

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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