Ivan Jablonka est historien des sciences sociales et romancier. Il vient de publier, en janvier 2021, Un garçon comme vous et moi , autobiographie où l’auteur se fait à la fois sujet et objet d’études, où il se raconte, s’observe, se dépeint et analyse son environnement familial et éducatif depuis sa plus petite enfance, au milieu des années 70, jusqu’à l’aube des années 2000. Un beau livre, juste, sincère et attachant.

« On ne naît pas femme, on le devient », tout le monde connaît la phrase de Simone de Beauvoir. Le livre d’Ivan Jablonka est un peu le versant masculin d’une même thématique « genrée » : « J’aimerais bien savoir en quoi je suis un homme et même si j’en suis un. » Et en quoi les mécanismes, rôles et fonctions, sociologiques et éducatifs, ont fait de moi un homme « blanc, hétérosexuel, diplômé, solvable en tout point du globe », se demande-t-il. Qu’est-ce qu’« être élevé comme un garçon, c’est-à-dire pas-comme-une-fille » quand on est « minot » puis « ado » ? Pour répondre à ces questions, Ivan Jablonka, entreprend donc une « autobiographie de genre » qui « analyse l’éducation-garçon reçue à la fin du XXe siècle. »

Son livre précédent, Des hommes justes : du patriarcat aux nouvelles masculinités, s’interrogeait déjà sur la qualité d’homme comme « machine à dominer […]. Il me faudrait un autre livre pour raconter ma jeunesse », écrivait alors notre chercheur en sociohistoire, pour m’interroger, dit-il, sur « la manière dont je me suis senti très tôt en décalage avec les us et coutumes de la virilité en sport, en amitié, en amour, à l’école, à l’université. » Un garçon comme vous et moi est la tentative d’une réponse à toutes ces questions.

JABLONKA

La « sociohistoire de [sa] garçonnité » déroule en trente-six chapitres les étapes du parcours « genré » d’Ivan. Il grandit dans une famille aimante et attentionnée qui lui a ménagé une vie douillette – « on ne m’a jamais demandé d’aider, ni à faire mon lit ni à mettre la table ni à débarrasser ni à faire les courses ; la seule chose qu’on me demandait c’était de bien travailler à l’école » -, une famille où le père avait pour son fils des gestes de tendresse maternelle, où la mère « assez stricte, incarnait une forme de rigueur paternelle », mari et femme formant un couple protecteur à seule fin de « rendre heureux leurs enfants », un couple où « les identités de genre étaient brouillées, où mon père incarnait une figure de vulnérabilité masculine » et une forme d’indulgence et de douceur venue de l’inconsolable perte de ses parents disparus dans les camps nazis. Et dans la chaîne de transmission générationnelle, cette conscience socio-historique ne quittera jamais le jeune Ivan, « fils aîné de deux parents nés juifs pendant l’Occupation. » Angoissé par nature – « en anxiété, je bats tout le monde, c’est le seul domaine où j’excelle » avoue-t-il avec une pointe d’humour – et pris d’un « caractère obsessionnel », le garçon voudra toujours se montrer exemplaire pour « porter haut un nom qui aurait pu être effacé. […] J’étais soutenu par le traumatisme des victimes. »

Sur le banc des classes maternelles et primaires, les institutrices qui enseignent au petit Ivan, garçon choyé, seront des « femmes admirables et passionnées » faisant de lui un élève « impeccablement éduqué à l’école des maîtresses-mamans ou des mamans-maîtresses. » L’époque où il grandit est aussi celle qui met sous ses yeux les émissions télévisées pour la jeunesse, RécréA2 en tête, « dans une sorte d’activité extrascolaire. […] Lieux de mémoire de l’enfance, les dessins animés nous réunissaient après l’école, comme un catéchisme laïc. Ils offraient un nuancier d’émotions et de sentiments, une galerie de modèles et chacun de leurs épisodes était une bourse aux mots autant qu’une école de genre. Il se trouve que je préférais « les trucs de filles« . » Plus que Goldorak et sa rudesse, Ivan préférait Candy et sa tendresse, « une grande sœur protectrice ou une amoureuse à laquelle rêver [qui] accueillait tous les statuts minoritaires, un garçon à la sensibilité de fille, un enfant juif dans une société chrétienne. »

Son rapport aux filles est, pour longtemps, timide et maladroit – « en amour, j’étais nul » – mais toujours fort et constant, et le souvenir de l’une d’entre elles, alors en classe de CE2, la douce et blonde Cloé, Candy de ses toutes jeunes années, ne l’abandonnera jamais – « si elle n’est pas la femme de ma vie, elle est la fille de mon enfance » -, une amie qu’il retrouvera avec bonheur dans sa vie d’adulte – lui, devenu prof de fac et elle, médecin.

Le jeune Ivan échappera, dans le cours de sa jeune vie, à toutes les formes et représentations classiques de ce qui identifie la « garçonnité», tout ce qui construit la force et la prétendue solidité des mâles. Il est l’ « exact contraire du cow-boy Marlboro. » Ivan ne participe à aucun bizutage ou rituel d’initiation prétendument virile, laisse tomber le foot par « défaut d’agressivité. » Et « inutile de préciser que je ne fumais pas plus que je ne buvais. » À l’inverse de bien de ses copains, Patrick « frime, rhum, shit, délires », Fred, l’amoureux des mots façon Perec, perdu dans le cannabis, Yann ou Benoît, suicidés, Ivan tient à vivre et survivre, lui, l’ « historien, [qui] veut raconter la vie de ceux qui l’ont perdue. » Il aurait manqué à ce devoir de mémoire familiale et juive s’il s’était abandonné, comme ses copains, à des délires d’alcool et de psychotropes : « L’oubli de soi aurait redoublé l’oubli des nôtres ; la perte de temps aurait signifié la perte du temps. » Le fidèle Ivan publiera L’histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, magnifique texte sur la figure de ses aïeux paternels déportés à Auschwitz-Birkenau.

La voie des études fut toute tracée pour ce fils d’intellectuels, vers l’élitiste lycée Buffon d’abord et sa classe de 6è « où certains élèves transpiraient déjà l’esprit de sérieux, à onze ans ils avaient déjà le pouvoir – ils l’ont gardé », puis vers Henri IV, terminale C, où quelques congénères l’avaient bien vite classé dans la catégorie des « pédés », en hypokhâgne enfin, au sein de la meilleure « prépa » de Paris, avant-scène de la rue d’Ulm – « redevenu là un petit intellectuel à muscles, un athlète des bouquins. »

Le service militaire, choisi volontairement – « besoin de quitter le couffin familial et la closerie intellectuelle dans lesquels j’avais grandi » -, clôturera les premiers chapitres de son « âge d’homme » et le « planque » dans un confortable bureau parisien du Ministère des Armées sous la gouverne d’une gradée aux allures de grande bourgeoise plus salonnarde que vraiment martiale.

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À travers toutes les étapes de sa jeune existence, Ivan montrera l’image d’un garçon et d’un jeune homme vivant (dans) une forme singulière d’entre-deux genres, dans une « masculinité dissidente, [comme] un malaise dans le masculin. » Notre chercheur va alors s’attacher à décrypter toutes les formes, tous les langages et mécanismes d’une fabrication de la masculinité dominatrice et prédatrice transmises par la tradition éducative et culturelle. « Les rôles sont distribués dès l’enfance » et c’est ce carcan qu’a voulu démontrer et démonter notre chercheur, historien des comportements, pour souligner et revendiquer pour lui-même une forme d’ambiguïté ou de porosité et d’hybridité des genres. Le choix et la forme du récit sur soi, ponctué de ses photos personnelles, de ses dessins d’enfant, d’extraits de ses carnets et journaux intimes, fournit à Ivan le meilleur terrain d’analyse. Il y développe un récit tout autant collectif que singulier, celui d’ « un garçon comme vous et moi », celui d’une génération nourrie par la télévision et le Club Dorothée, par les programmes de NRJ, « radio libre », qui diffusait paroles et musiques du révolté Renaud et du délicat Jean-Jacques Goldman – joliment saisi en quelques pages -, le récit, enfin, d’une génération révélée par les actuelles et grandissantes revendications d’activistes mouvements de genre : « Ce livre n’aurait pas été possible sans #MeToo, l’événement nous a permis de relire notre itinéraire de genre, notre éducation, nos expériences de filles ou de garçons, en déchiffrant les rôles que nous avons endossés – ou pas. Né garçon et élevé comme tel, je n’accorde pas un grand prix à la masculinité. Mon être-homme constitue moins un titre de gloire qu’une identité en perpétuelle recomposition. »

Qu’est finalement ce livre d’Ivan Jablonka ? Assurément l’étape (ultime ?) de la recherche d’un historien qui s’est penché d’abord sur les autres, pauvres humains, « les enfants abandonnés, les filles-mères, Laetitia, les êtres sans importance… » pour finalement poser le regard aussi sur sa propre famille – « les victimes anonymes comme mes grands-parents » – et sur lui-même, enfant du baby-boom. Ce livre offre un mélange des gens et des genres et forme le corpus d’une étude sociologique alliée au récit individuel d’un homme affichant et affirmant, pour lui et bien d’autres jeunes de sa génération, sa part complexe de féminité et de masculinité mêlée – « parfois femme dans ma manière d’être homme, gay dans ma manière d’être hétéro ». Et tout cet entrelacs de faits et gestes nous offre le roman d’une jeunesse magnifiquement décrite et pleinement assumée par son acteur principal.

Un garçon comme vous et moi d’Ivan Jablonka. Éditions Le Seuil, janvier 2021, coll. La librairie du XXIe siècle, 320 p., ISBN 978-2-02-147007, format broché : 20 € – format numérique : 15 €.

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* La plupart des livres précédents d’Ivan Jablonka ont été publiés dans la collection « Points » des éditions du Seuil, en particulier Laetitia ou la fin des hommes, Prix Médicis 2016.

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